Uber, Airbnb, BlaBlaCar, Le Cab, Chauffeur privé... La société évolue avec l’apparition de nouvelles structures, l’essor d’un nouveau phénomène : les plateformes collaboratives. Que sont-elles et reflètent-elles un nouveau statut ?
Quelques chiffres
Aujourd’hui, plus de 90 000 startups composent le marché mondial de la consommation collaborative (Forbes, 2013, Airbnb and the unstoppable rise of share economy).
En 2013, on estime à 20 milliards d’euros le chiffre d’affaires du secteur et à 302 milliards d’euros d’ici 2025, ce qui représente un taux de croissance annuel moyen de + 36,4 % et une multiplication du marché par plus de 20 en 10 ans (Alerte Presse PwC, Direction de la communication, 12 mai 2015). Par ailleurs, 89% de la population française déclare avoir déjà réalisé au moins une fois une pratique de consommation collaborative (DGE, PICOM (Nomadéis, TNS Sofres) « Consommation collaborative : perceptions, motivations et pratiques des Français », novembre 2014).
Les contours de l’économie des plateformes
Il n’existe aucune définition légale de l’économie des plateformes, de l’économie collaborative ou encore de plateformes collaboratives, mais différentes dénominations pour caractériser cette nouvelle émergence.
Le principe de l’économie collaborative se trouve dans le partage, la location, l’échange de services ou d’objets dans des domaines très vastes, tels le transport (Uber) ou encore le logement (Airbnb) dans un objectif d’économies au quotidien pour les utilisateurs.
La reconnaissance de ce nouvel essor apparaît avec la loi n°2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron » à l’article 134. Ultérieurement, le législateur va à nouveau mieux réglementer les plateformes collaboratives : de la loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 de finances pour 2016, à la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique en passant par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels venant assurer une régulation des travailleurs indépendants utilisant pour leurs activités une « plateforme de mise en relation par voie électronique » (article L. 7342-1 à L. 7342-6 du Code du travail).
Le statut d’opérateur de plateforme a été défini à l’article L. 111-7 du Code de la consommation comme « [...] toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur :
1° Le classement ou le référencement, au moyen d’algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ;
2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service. »
Dès lors, différents textes s’emparent de l’économie des plateformes : le Code de la consommation afin de protéger les consommateurs utilisateurs des plateformes, le Code du travail pour réglementer le statut des travailleurs des plateformes, mais également le Code général des impôts (article 242 bis ; article 1649 quater A bis ; article 1731 ter), le Livre des Procédures fiscales (article 80 P ; article L. 102 AD) et le Code de la sécurité sociale (article L. 114-19-1).
Les difficultés en droit social
Néanmoins, un problème se pose avec le statut du travailleur d’une plateforme collaborative car ce dernier n’est ni totalement salarié, ni totalement indépendant.
Le travailleur salarié est lié par un contrat de travail pour l’exécution de sa prestation en contrepartie d’une rémunération en étant sous la subordination d’un employeur. Le contrat de travail se définit par un travail effectif, une rémunération et un lien de subordination juridique. A contrario, l’indépendant est un entrepreneur, propriétaire de ses moyens de production et il travaille pour lui et non sous la subordination d’une personne.
Or, une plateforme collaborative va mettre en relation un travailleur avec un consommateur pour l’exécution d’une prestation par voie électronique. Le travailleur, généralement autoentrepreneur, ne travaille ni tout à fait sous une subordination juridique d’un employeur, ni tout à fait de manière indépendante. La plateforme collaborative est un intermédiaire pour exécuter la prestation au consommateur. Ainsi, selon l’article L. 7342-1 du Code du travail, « lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale qui s’exerce dans les conditions prévues au présent chapitre ».
Dès lors, le salariat conduisant des avantages non négligeables par rapport à l’indépendant, un contentieux en droit social s’est soulevé avec des travailleurs des plateformes collaboratives qui demandent la requalification de leur relation contractuelle en contrat de travail.
Les juges ont été amenés à plusieurs reprises à devoir interpréter la relation de travail du travailleur d’une plateforme collaborative. Ils ne vont pas se fonder sur la qualification donnée au contrat, mais sur un faisceau d’indices pouvant démontrer le statut de salarié. Les conséquences d’une telle requalification ne sont pas négligeables pour l’exploitant de la plateforme : rappel de salaires sur la base du salaire en vigueur de la convention collective, heures supplémentaires, frais professionnels, indemnités inhérentes au licenciement voire des dommages et intérêts pour licenciement abusif et indemnité pour travail dissimulé !
Depuis 2015, les contentieux avec les plateformes collaboratives fusent en France, mais pas seulement. Ainsi, le Tribunal du travail de Londres estimait en novembre 2017 qu’un chauffeur travaillant pour Uber devait être considéré comme un salarié. En effet, l’exploitant de la plateforme traitait ses chauffeurs comme des indépendants et les rémunérait à la course. En conséquence, Uber a été obligé de requalifier l’ensemble de ses chauffeurs du Royaume-Uni sous le statut de salarié, même si la société a fait appel de la décision. Aux Etats-Unis, en Californie, les chauffeurs de cette même plateforme s’étaient regroupés en « class action » et avaient trouvé un accord, qui a été rejeté par le juge californien comme n’étant pas « juste, adéquat et raisonnable ».
En France, le contentieux est présent par une étude au cas par cas en appréciant les conditions de de fait de l’engagement du travailleur par l’exploitant de la plateforme. In concreto, le juge va étudier la demande de requalification par un faisceau d’indices. Ainsi, fin 2016, la plateforme Le Cab a été condamnée à requalifier un chauffeur en salarié car ce dernier avait réussi à prouver un pouvoir de sanction et une absence réelle de liberté de développer sa clientèle. Fin 2017, une autre condamnation a été décidée par la cour d’appel de Paris, qui estimait que la rupture des relations contractuelles pour manquements à l’obligation de connexion à la plateforme sur certains créneaux horaires caractérisait une contrainte de relation de type salarié et non de travailleur indépendant.
Toutefois, par jugement du 29 janvier 2018, le Conseil de prud’hommes de Paris a débouté pour la première fois un chauffeur Uber de sa demande de requalification car ce dernier avait la liberté de travailler selon les horaires et les jours qui lui convenaient.
Néanmoins, l’Urssaf d’Ile-de-France ne considère pas les travailleurs Uber comme indépendant en ayant assigné la société en redressement de cotisations sociales en vertu du lien de subordination juridique. Mais, le Tribunal des affaires de la sécurité sociale a annulé fin 2016 pour vice de forme la demande de redressement de cotisations de 5 millions d’euros. Le contentieux est toujours en cours pour le problème de fond s’attachant à qualification du statut des chauffeurs de la plateforme.
Les juges ont également eu à statuer sur la qualité de salarié des coursiers livreurs par décision du Conseil de prud’hommes de Paris du 27 septembre 2017 et de la cour d’appel de Paris du 12 octobre 2017 en les estimant comme travailleur indépendant.
Au final, le fort contentieux de cette nouvelle forme de relation de travail s’apprécie selon la situation de travail de chaque travailleur. Les horaires déterminés, l’absence de réelle autonomie, l’existence d’un pouvoir de sanction sont des critères majeurs pouvant conduire à la requalification.
Les juges vérifie donc si les critères du lien de subordination juridique du célèbre arrêt Société Générale liant le salarié et l’employeur peuvent traduire dans les faits la relation contractuelle entre le travailleur et l’exploitant de la plateforme : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. » (Cass. soc. 13 novembre 1996, Société Générale).
L’économie des plateformes : un nouveau statut ?
Le travailleur d’une plateforme collaborative se situe à mi-chemin entre le statut de salarié et le statut indépendant. Faut-il pour autant parler d’un nouveau statut ?
Selon la DARES, cette piste a été explorée aux États-Unis par deux économistes, Alan Krueger et Seth Harris, qui militent pour la création d’une troisième voie afin de mettre fin à l’insécurité juridique actuelle, défavorable aux exploitants des plateformes qui courent le risque d’une requalification des relations en contrat de travail. Ce statut permettrait aux travailleurs de se regrouper pour négocier leurs conditions de travail, qui est actuellement impossible pour indépendants américains, mais aussi pour permettre d’accéder à des avantages concernant la protection sociale ou encore la garantie d’une protection contre les discriminations ou le harcèlement.
Néanmoins, en France, la DARES s’oppose à un nouveau statut car « la création d’un troisième statut risquerait de remplacer une frontière floue par deux délimitations qui auraient également chacune leur part d’incertitude » et « orienter le débat autour d’un troisième statut occulte peut-être le fond du problème qui est de mieux clarifier le lien de dépendance des travailleurs aux plateformes ».
Le droit du travail doit évoluer avec la société, dite « numérique » et encadrer les nouvelles formes de l’économie collaborative afin d’assurer une réglementation pour le travailleur d’une plateforme. Intégrer un nouveau statut brouillerai certainement plus les frontières entre salariat, indépendant et cette troisième voie. Par ailleurs, même avec l’existence d’une troisième voie, le risque de requalification serait, à mon sens, toujours présent si la relation de travail n’est pas clairement définie.
Il revient donc à chaque exploitant d’une plateforme numérique de veiller à ce que les travailleurs disposent d’une autonomie réelle dans le développement de leur clientèle, des horaires et des jours de travail au libre choix du travailleur afin de veiller à ne pas entrer dans un lien de subordination juridique.
La société évolue avec l’impact des nouvelles technologies et le droit du travail doit s’adapter en cadrant le secteur de l’économie collaborative.
Pour aller plus loin :
Observatoire du numérique du ministère de l’économie et des finances : https://www.entreprises.gouv.fr/observatoire-du-numerique
L’économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques, DARES, août 2017 : http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/de_2013_economie_collaborative.pdf
Les plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale, rapport de l’inspection générale des affaires sociales, mai 2016 : http://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2015-121R.pdf
Synthèse du rapport sur l’économie collaborative, Pascal TERASSE, février 2016 : http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2016/02/08.02.2016_synthese_du_rapport_sur_leconomie_collaborative.pdf
Étude comparative internationale - Développement de l’économie collaborative dans les transports : les réponses réglementaires apportées dans huit pays, Ministère de l’économie et des finances, 30 juin 2017 : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2017/06/07/etude-comparative-internationale-developpement-de-l-economie-collaborative-dans-les-transports-les-reponses-reglementaires-apportees-dans-huit-pays
L’autoentrepreneur n’est pas un salarié !, Aurélien Louvet, avocat associé, et Julien Aunis, avocat, Capstan Avocats : http://www.magazine-decideurs.com/news/l-autoentrepreneur-n-est-pas-un-salarie