1) Faits et procédure.
Une femme a été engagée en qualité de structureur le 5 janvier 2009 par la société Exane Derivatives, filiale du groupe Exane. Entre le 1er février 2013 et le 22 janvier 2017, elle a occupé le poste de responsable projets transverses dérivés (chief operating officer ou COO) avant d’être nommée, le 23 janvier 2017, directeur stratégie et projets groupe dans la société Exane.
Licenciée le 22 février 2019 et considérant avoir subi une inégalité salariale par rapport à certains collègues masculins occupant ou ayant occupé des postes de COO, elle a saisi la formation de référé de la juridiction prud’homale, le 31 octobre 2019, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, pour obtenir la communication d’éléments de comparaison détenus par ses deux employeurs successifs.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 décembre 2020, a ordonné aux sociétés Exane et Exane Derivatives de communiquer sous astreinte à la salariée les bulletins de paie de huit salariés, pour les périodes de février 2013 à janvier 2017 pour les quatre premiers, de mars 2017 à mai 2019 pour le cinquième et de janvier 2017 à mai 2019 pour les trois derniers, avec occultation des données personnelles, à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile.
Les sociétés Exane et Exane Derivatives ont alors formé un pourvoi en cassation.
2) Moyens.
Les sociétés font grief à l’arrêt de leur ordonner de communiquer sous astreinte à la salariée les bulletins de paie de huit salariés alors que :
En application du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (RGPD), les données à caractère personnel, collectées par l’employeur pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, doivent être traitées ultérieurement de manière compatible avec ces finalités, de manière licite, loyale et transparente à l’égard de la personne concernée, de façon à garantir un niveau de sécurité adapté permettant leur confidentialité et leur intégrité, et n’être conservées que la durée strictement nécessaire au regard de ces finalités ; que le juge, qui ne peut prononcer, en application de l’article 145 du Code de procédure civile, que des mesures d’instruction légalement admissibles, ne peut dès lors ordonner la communication à un tiers de données personnelles dans des conditions contraires au règlement susvisé ;
Le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte à la vie privée des salariés concernés soit proportionnée au but poursuivi ; que tel n’est pas le cas lorsque le salarié est déjà en mesure de présenter des éléments de fait susceptibles de laisser présumer l’existence de la discrimination qu’il allègue.
3) Solution.
La chambre sociale rejette le pourvoi des deux sociétés.
Elle commence par rappeler que :
« Il résulte du point (4) de l’introduction du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (RGPD), que le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité. Il ajoute que le présent règlement respecte tous les droits fondamentaux et observe les libertés et les principes reconnus par la Charte, consacrés par les traités, en particulier le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial ».
« Selon l’article 145 du Code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé ».
« Il résulte par ailleurs des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ».
La haute Cour expose ensuite la méthode de raisonnement que doivent suivre les juges saisis d’une demande de communication de pièces sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile :
« D’abord, de rechercher si cette communication n’est pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de l’inégalité de traitement alléguée et proportionnée au but poursuivi et s’il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige » ;
« Ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée ».
Ainsi en l’espèce :
« La cour d’appel a relevé que, pour présenter des éléments laissant présumer l’existence de l’inégalité salariale alléguée entre elle et certains de ses collègues masculins, la salariée était bien fondée à obtenir la communication des bulletins de salaires de huit autres salariés occupant des postes de niveau comparable au sien dans des fonctions d’encadrement, commerciales ou de marché, avec occultation des données personnelles à l’exception des noms et prénoms, de la classification conventionnelle, de la rémunération mensuelle détaillée et de la rémunération brute totale cumulée par année civile.
En l’état de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a fait ressortir que cette communication d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’autres salariés était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de la salariée à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
Le moyen n’est donc pas fondé ».
4) Analyse.
La chambre sociale de la Cour de cassation vient opérer un contrôle de proportionnalité comme elle a l’habitude de le faire en matière de droit à la preuve.
Elle a mis en balance l’atteinte à la vie personnelle des huit salariés dont les bulletins de paie seront transmis et le droit à la preuve de la salariée estimant être victime d’une inégalité de traitement.
La haute Cour a tranché ce conflit en faveur du droit à la preuve de la salariée.
Ainsi, une salariée s’estimant victime d’une inégalité de traitement peut solliciter, au titre de l’article 145 du Code de procédure civile, la communication des bulletins de paie de ses collègues masculins occupant des postes de niveau comparable au sien.
Cet arrêt s’inscrit dans un contexte général de lutte contre les inégalités salariales entre les femmes et les hommes.
Notamment, le gouvernement a annoncé le 8 mars 2023, lors de la journée internationale des droits des femmes, la mise en place d’un plan interministériel pour l’égalité entre les femmes et les hommes (2023-2027).
Sources.
C. cass. Cass. Soc., 8 mars 2023, n° 21-12.492 Décision - Pourvoi n°21-12.492 | Cour de cassation.
Présentation du plan interministériel pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2023-2027 [1].