Suivant décision du 26 juillet 2022, le maire de Lyon décida de bloquer l’accès à son compte Twitter à l’égard d’un administré. Contestant cette décision, l’administré en question entama un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de ladite décision devant le Tribunal administratif de Lyon, lequel décida d’en référer au Conseil d’État suivant jugement du 10 décembre 2024, sur le fondement de l’article L113-1 du Code de justice administrative [1].
La Haute juridiction administrative devait donc résoudre le problème suivant : la compétence du juge administratif découle-t-elle de l’ouverture et la gestion d’un compte, par ou pour une collectivité territoriale, sur un réseau social ?
Les neuvième et dixième chambres du Conseil réunies, c’est par un avis n° 499924 du 26 mars 2025 [2] que la question fut traitée. L’avis, contenant seulement deux considérants, permet au Conseil d’État, d’une part, de formuler un critère de compétence du juge administratif fondé sur le service public en ce que le compte ouvert par ou pour le compte d’une collectivité territoriale s’inscrit dans la poursuite d’un service public d’information locale, justifiant la compétence du juge administratif ; et, d’autre part, de discriminer entre les comptes tenus par ou pour le compte d’une collectivité territoriale et les comptes tenus par les personnes physiques elles-mêmes : seuls les comptes tenus par ou pour le compte des collectivités territoriales relèvent de la compétence du juge administratif.
Cet avis présente un double intérêt : il met fin au risque de décisions jurisprudentielles dispersées en posant un critère clair, centré sur la finalité de service public, à l’exclusion de toute considération purement technique (I), et il prolonge une construction jurisprudentielle en cours en traçant une première ligne de partage entre l’usage institutionnel et l’usage personnel des réseaux sociaux par les élus (II).
I- Une jurisprudence hésitante quant à la fixation du critère de compétence du juge administratif.
Afin de bien comprendre les enjeux de l’avis rendu par le Conseil d’État, force est d’envisager préalablement l’état de la jurisprudence au moment où le tribunal administratif de Lyon lui posa ces questions sur la base de l’article L113-1 du Code de justice administrative : apparaîtra ainsi une somme de décisions éclatées qui, malgré leur position commune quant à la qualification de certains réseaux au détriment d’autres, prennent position sur des critères variés et problématiques (A).
Cela étant vu, l’on comprendra d’autant mieux le raisonnement implicite du Conseil d’État, dans une formule très ramassée, qui, à contre-courant de ces décisions, préfère opter pour un critère bien connu de tous et ayant fait ses preuves : le service public (B).
A) La qualification de bulletin d’information générale conditionnée au respect de critères techniques flous et variables, source d’instabilité juridique.
Malgré l’évolution du texte [3], cet article a connu une nouvelle formulation avec l’article 83 de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, un dernier alinéa relatif aux pouvoirs du Procureur de la République ayant été inséré avec l’article 15 de la loi n° 2024-247 du 21 mars 2024 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux. Pour le dire simplement, Il n’est ainsi plus question de « bulletin d’information générale » [4] diffusé par la commune, mais d’« informations générales » [5], l’objet restant le même : « les réalisations et la gestion du conseil municipal », l’esprit reste le même, comme en témoignent quelques décisions rendues au fond.
La première de ces décisions a été rendue par le Tribunal administratif de Dijon [6]. Dans cette espèce, le juge a, à la lumière de la première version de l’article précité, déclaré que « toute mise à disposition du public de messages d’information portant sur les réalisations et la gestion d’un conseil municipal doit être regardée, quelle que soit la forme qu’elle revêt, comme la diffusion d’un bulletin d’information général » [7]. Ainsi, dès lors qu’il y a de telles informations, il serait question d’un « bulletin d’information général », sans égard pour « la forme qu’elle (cette mise à disposition) rêvet ». Pourquoi, alors, admettre l’existence d’un tel bulletin en ce qui concerne le réseau social Facebook et le site Internet de la commune [8] et dire de Twitter qu’il s’agit d’un « outil de microblogage personnalisé, limité en nombre de caractères et fonctionnant en temps réel » [9].
Enfin, ce fut au tour du Tribunal administratif de Versailles de se prononcer [10] à la lumière de la version applicable de l’article L2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales au moment de l’avis étudié. Dans ce jugement, le juge administratif s’appropria en partie le raisonnement du juge dijonnais et posa les bases de ce que semblera reprendre le Conseil d’État dans son avis : « eu égard au nombre limité de caractères et aux modalités de son fonctionnement, le compte « Twitter » de la commune, qui sert principalement à relayer des informations disponibles sur d’autres médias ou à annoncer des évènements, n’entre pas dans le champ des dispositions précitées de l’article L2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales » [11].
Il est intéressant de noter, pour finir, que la Cour administrative d’appel de Lyon [12] reproduira à l’identique le raisonnement précité du juge versaillais en son neuvième considérant, s’inscrivant ainsi dans cette perspective où les critères techniques d’un réseau social jouent un rôle considérable dans l’inapplicabilité de l’article L2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales.
L’on voit donc que tel réseau social peut être considéré comme un bulletin d’information générale tandis qu’un autre n’est pas digne de l’être. Diverses difficultés en résultent : comment faire pour qu’une collectivité territoriale soit à même d’être en mesure de savoir si le réseau social qu’elle utilise sera admis par le juge administratif ? Ce n’est là qu’un exemple mais d’autres difficultés surgissent qu’il s’agit désormais d’envisager.
B) L’instabilité juridique subséquente et préjudiciable pour tous.
La coexistence de jurisprudences locales divergentes engendre une insécurité juridique manifeste pour les collectivités territoriales. En effet, l’analyse menée par différents tribunaux administratifs montre une pluralité de critères, souvent techniques, pour qualifier ou non un réseau social comme un support relevant du bulletin d’information générale au sens de l’article L2121-27-1 du CGCT. Le Tribunal administratif de Dijon, par exemple, considérait que la simple diffusion d’informations relatives à la gestion municipale suffisait à faire entrer un compte dans le champ du texte, peu importe le support utilisé. À l’inverse, les juridictions de Versailles ou de Lyon ont estimé que Twitter, en raison de ses spécificités techniques (format court, rythme en temps réel, absence de contenu approfondi), ne pouvait être assimilé à un tel bulletin. Cette hétérogénéité crée une imprévisibilité problématique : un même réseau social, utilisé de manière identique par deux collectivités différentes, pourra être traité juridiquement de façon opposée selon le ressort territorial du juge saisi.
Cette instabilité engendre des risques concrets et importants pour les collectivités territoriales dans la conduite de leurs missions de communication. L’usage des réseaux sociaux constitue aujourd’hui un vecteur essentiel de l’action publique locale, permettant une information rapide, directe et accessible. Pourtant, en l’absence d’un critère unifié, une commune peut, en toute bonne foi, adopter une stratégie numérique conforme à une jurisprudence locale, puis se voir désavouée a posteriori à l’occasion d’un contentieux dans un autre contexte ou à la suite d’une évolution de l’interprétation judiciaire. Cette situation est d’autant plus dommageable qu’elle est susceptible d’avoir des conséquences sérieuses : nullité d’une décision, sanction disciplinaire à l’égard d’un élu, ou encore engagement de la responsabilité de la collectivité pour non-respect du droit d’expression des élus minoritaires ou atteinte aux droits des administrés. Une telle précarité juridique pèse sur la continuité et la légitimité de la communication institutionnelle.
Enfin, les administrés eux-mêmes pâtissent de cette incertitude. Lorsqu’un citoyen est bloqué par un compte Twitter communal ou lorsqu’un contenu qu’il souhaite voir diffusé est refusé, il se retrouve confronté à un labyrinthe juridictionnel. L’ordre de juridiction compétent (administratif ou judiciaire), la nature du compte (institutionnel ou personnel), et les modalités de publication sont autant de facteurs susceptibles d’influer sur l’issue de son recours. Cette incertitude rend l’accès au juge difficile et renforce le sentiment d’opacité de l’administration numérique. Plus encore, elle contribue à une forme d’inégalité devant le droit : selon la plateforme utilisée ou la zone géographique, deux administrés dans une situation similaire peuvent obtenir des solutions radicalement différentes. Un tel état de droit fragmenté risque d’aller à l’encontre des principes fondamentaux d’égalité devant la loi, de sécurité juridique et de bonne administration de la justice.
Le panorama des décisions rendues à la date de la saisine du Conseil d’État fait, il reste désormais à envisager le cœur de l’analyse, à savoir l’avis rendu par la Haute Assemblée.
On le verra : le Conseil opte pour un tout autre critère, celui du service public.
II - Le retour, avec le Conseil d’État, au critère classique de la compétence du juge administratif : le service public.
Dans son avis, le Conseil d’État invoque le service public d’information locale, une expression lourde de sens. D’abord, il y a lieu de revenir sur le service public : en quoi l’ouverture et la gestion d’un compte sur un réseau social, peu importe lequel, seraient-elles susceptibles d’être une modalité dans une activité de service public (A) ? Par ailleurs, qu’est-ce que ce service public d’information locale : quelles sont les spécificités d’un tel service public, et existent-elles seulement ? Dont le présent avis du Conseil d’État se fait l’écho (B) ?
A) Le service public : critère traditionnel de la compétence du juge administratif.
Dans la continuité des propos de l’administrativiste Gaston Jèze, le Conseil d’État a pu dire du service public qu’il est la « pierre angulaire du droit administratif » [13], l’élément permettant de reconnaître la compétence du juge administratif et, partant, l’applicabilité d’un régime juridique particulier [14]. Pour revenir sur quelques évidences, un service public peut être désigné comme tel par effet de la loi mais il est aussi possible, pour le juge administratif, de déceler l’existence d’un service public malgré le silence du législateur. Pour ce faire, le juge administratif doit se fonder sur des critères identifiés par le Conseil d’État dans l’arrêt Narcy [15] et s’avérant cumulatifs [16]. Ces critères sont les suivants : il faut qu’il y ait poursuite d’un intérêt général [17] ; l’exercice de prérogatives de puissance publique et, enfin, un contrôle de la part de la personne publique.
Sans rentrer dans les détails de chacune de ces conditions, il faut néanmoins faire état de l’évolution apportée par l’arrêt Aprei du Conseil d’État [18] consistant à ne plus exiger l’exercice de prérogatives de puissance publique pour reconnaître un service public [19].
En l’espèce, lorsque le Conseil d’État, dans le présent avis, considère que « tout compte institutionnel ouvert sur un réseau social par une collectivité locale, géré par elle ou sous son contrôle, participe à la mission de service public de l’information locale prise en charge par cette collectivité » [20], il omet volontairement les prérogatives de puissance publique, ce qui est évidemment heureux : l’on voit mal comment de telles prérogatives pourraient être exercées dans un tel contexte. Incidemment, le Conseil s’inscrit, à son tour, dans la perspective ouverte par le Tribunal des conflits dans une décision du 24 juin 1996 [21].
Le raisonnement du Conseil d’État appelle ainsi deux observations. D’une part, les particularités techniques propres à tel ou tel réseau social n’ont pas lieu d’être : le véritable critère de la compétence du juge administratif se trouve purement et simplement dans la poursuite d’une mission de service public. En d’autres termes, toute juridiction administrative saisie pour un litige de ce genre devra mener une opération de qualification à la lumière de ce seul critère. Or, comment déterminer si une commune poursuit ou non une mission de service public ? Si l’on revient sur le jugement du Tribunal administratif de Dijon, les spécificités techniques de X, alors Twitter, ne permettaient pas d’affirmer l’applicabilité de l’article L2121-27-1 du Code général des collectivités territoriales. Une zone d’ombre demeure donc. D’autre part, le Conseil d’État s’inscrit dans une jurisprudence dont l’infrastructure est déjà posée. L’on peut toutefois se questionner : la position du Conseil d’État est-elle due à la base légale sur le fondement de laquelle il fut saisi ? Peut-on ainsi imaginer que s’il eût été saisi dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, il eût pu se prononcer différemment à la lumière de l’espèce envisagée ? La question reste ouverte.
L’on comprend que le service public à la date où est rendu cet avis s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle qui lui donne tout son sens. C’est parce qu’elle poursuit une mission de service public que la collectivité territoriale, dans son champ d’action, est redevable devant le juge administratif. Pour autant, une question demeure : en quoi l’ouverture et la gestion d’un compte sur un réseau social serait-elle susceptible d’entrer dans le service public d’information locale ?
B) L’existence d’un service public d’information locale.
Dans l’avis du 26 mars 2025, le Conseil d’État répond à la question afférente à la compétence du juge administratif en invoquant « la mission de service public de l’information locale prise en charge par (…) la collectivité » [22]. La question se pose de savoir ce qu’il y a lieu d’entendre par un tel service public : en quoi répond-il aux conditions envisagées précédemment à la suite de l’arrêt Narcy ? Avant toute chose, il a été dit que le Tribunal des conflits, dans une décision du 24 juin 1996, avait déjà admis l’existence d’un tel service public, ce que le Conseil d’État s’est empressé de reconnaître à son tour dans un arrêt Coisne c. Commune de Divonne-les-Bains [23] aux allures similaires à la décision du Tribunal des conflits [24].
La reconnaissance d’un service public d’information locale par le Conseil d’État suppose, pour être juridiquement fondée, que l’activité remplisse les critères dégagés par la jurisprudence Narcy. Cette dernière subordonne la qualification d’un service public à la réunion de trois conditions cumulatives : l’existence d’une mission d’intérêt général, l’exercice d’un contrôle par une personne publique, et, en principe, la détention de prérogatives de puissance publique. L’application de ce triptyque au cas particulier de la diffusion d’informations locales sur un réseau social conduit à constater que les critères sont bien remplis - ou, à tout le moins, que l’analyse opérée par le juge administratif s’inscrit dans la logique d’un assouplissement désormais bien ancré.
D’abord, la mission remplie par la collectivité territoriale répond sans difficulté à l’exigence d’intérêt général. En diffusant des informations relatives à la vie municipale, aux services publics locaux ou aux événements affectant la communauté, la collectivité ne poursuit pas une finalité lucrative, mais entend assurer la transparence, favoriser la participation citoyenne et renforcer le lien social. Il s’agit là d’objectifs traditionnellement reconnus comme relevant de l’intérêt général. Le Conseil d’État ne se fonde d’ailleurs sur aucun texte ou structure formelle pour en tirer la qualification : c’est la seule finalité poursuivie qui suffit à conférer à l’activité ce caractère. Ce raisonnement repose sur une approche fonctionnelle, qui privilégie l’objet de l’action publique sur son encadrement juridique ou organique.
Ensuite, la condition tenant au contrôle exercé par une personne publique est également satisfaite. La page Facebook en cause, bien qu’hébergée sur une plateforme privée, est alimentée par les services de la commune, sous l’autorité du maire. La collectivité fixe les orientations éditoriales, choisit les contenus publiés et organise l’interaction avec les administrés. Ce degré d’intervention manifeste un contrôle direct, constant et structurant. Il serait artificiel de dissocier l’activité en ligne de la volonté publique qui la gouverne, alors même que son existence et sa forme dépendent entièrement de la personne publique concernée.
Enfin, s’agissant des prérogatives de puissance publique, leur absence n’est pas rédhibitoire. L’arrêt Aprei a ouvert la voie à une reconnaissance de service public en dehors de toute prérogative, dès lors que l’intérêt général et le contrôle public sont avérés. Tel est le cas ici. L’activité de communication locale ne s’exerce pas par voie d’autorité ; elle repose au contraire sur une logique d’information et de dialogue. Cela n’enlève rien à sa nature de service public : ce n’est pas l’usage de moyens unilatéraux qui fonde cette qualification, mais la combinaison de sa finalité et du rôle actif de la personne publique dans sa mise en œuvre.
Il en résulte que le service public d’information locale tel que consacré par le Conseil d’État satisfait aux critères de l’arrêt Narcy, lus à la lumière des inflexions apportées par la jurisprudence postérieure. Cette reconnaissance entérine une conception renouvelée du service public, moins liée à des supports juridiques classiques qu’à la capacité de l’action publique à s’adapter aux nouveaux modes de communication.
L’affaire est entendue : quand bien même il n’est pas défini de manière exhaustive, la jurisprudence et la teneur de l’expression ont permis de tracer les grandes lignes de ce qu’il y a lieu d’entendre par un tel service public. Le critère est donc posé. Pour autant, le Conseil d’État, toujours dans ce même avis, a pris soin de tracer les contours de la compétence du juge administratif [25].