
- H. Boulakras
Village de la Justice : Ça veut dire quoi, former les magistrats à l’IA ?
Haffide Boulakras : « Face à l’arrivée de l’IA, nous devons agir en plusieurs temps :
Dans l’urgence, sans attendre, l’idée c’est d’accompagner les agents dans l’utilisation de l’IA "disponible" c’est-à-dire IA génératives "grands publics" (type Mistral) ou celles plus spécialisées des éditeurs.
Et accompagner, cela veut dire notamment expliquer le fonctionnement, l’intérêt, mais aussi les limites techniques et les enjeux relatifs à la sécurité et à la souveraineté des solutions.
Il faut, dans un second temps, élaborer une charte d’usage déontologique de l’IA.
Ensuite, il faudra former aux outils du ministère de la Justice (que nous aurons à disposition à horizon début 2026).
En termes de formation initiale, l’impact de ce sujet est majeur puisque les promotions sont très importantes (500 personnes environ).
Côté formation continue, nous misons sur une montée en compétences progressive, avec des "Cafés IA", comme première approche, puis des modules de formation avec des spécialistes. »
V.J : Concrètement, quels outils les magistrats utilisent ou vont-ils utiliser ?
H.B : « Cela dépend des usages !
Pour la recherche, il s’agira d’utiliser plutôt les outils des éditeurs.
Pour l’aide à la rédaction "administrative", les outils du marché.
Mais évidemment, s’il s’agit de donner l’accès aux données à l’IA, seuls les outils du ministère seront autorisés. »
V.J : Quelle est à l’heure actuelle votre principale crainte ?
H.B : « Une telle performance des outils du marché qu’un "retour en arrière" sur des solutions moins performantes mais plus sécurisées soient impossible. C’est une course contre-la-montre pour sensibiliser les agents au sujet de sécurité et qu’ils ne préfèrent pas des outils qui contreviendraient à la sécurité des données.
Ce que je souhaite maintenant, c’est une explicitation la plus claire possible entre toutes les normes informatiques et libertés, et les solutions IA, pour obtenir un alignement national (de la CNIL et des ministères notamment) sur la validation de solutions et éviter le "shadow IA" [1] dans les juridictions.
C’est une course contre-la-montre, car même si les magistrats ont une déontologie forte, il ne faut pas qu’il se retrouve face à cette alternative : continuer à être débordés sans utiliser l’IA, ou utiliser une solution non sécurisée mais qui leur permet d’aller plus vite... »
V.J : À quoi ressemblera selon vous le "magistrat de demain" ?
H.B :« Je pense que nous allons passer d’un magistrat qui "produit" à un magistrat qui "vérifie" les productions qui lui seront soumises par l’IA. La Justice va évoluer vers du "probabilisme", mais ce n’est pas négatif. Les heures économisées vont pouvoir se reporter sur des choses fondamentales, comme par exemple les échanges avec les justiciables.
Je vois la prévisibilité des décisions comme une chose positive, qui évitera des décisions très différentes pour des situations similaires. À l’heure actuelle, avoir des décisions très différentes pour des cas identiques ne me paraît pas justifié et justifiable. Le juge-robot, je m’y oppose fondamentalement, mais le juge assisté par un robot : je suis pour. »
V.J : Vous pensez que cela sera accepté par les magistrats ?
H.B : « Ce que les magistrats n’acceptent plus, ce sont les délais de procédure qui s’allongent. Ce gain de temps dû à l’IA va leur permettre de faire ce qu’ils n’arrivent plus à faire. Donc oui, je pense que cela va bien se passer ! »


