Exécution des arrêts en droit des étrangers : le changement de fondement comme limite substantielle à l’injonction.

Par Ahmed Shaalan.

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Explorer : # droit des étrangers # exécution des décisions de justice # contentieux administratif # injonction administrative

En droit administratif, « exécuter » un arrêt signifie mettre en œuvre la mesure prescrite, au fondement et dans le périmètre qu’il désigne, jusqu’à produire des effets réels. Lorsqu’un réexamen ordonné au titre de la « vie privée et familiale » est, en pratique, instruit sous un autre fondement (par exemple « salarié »), l’exécution peut paraître conforme en forme tout en demeurant insuffisante en substance.
Cette tribune propose une analyse juridique des risques et des garde‑fous existants.

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1. Le cadre juridique de l’injonction et de son exécution.

L’injonction juridictionnelle en contentieux administratif est encadrée notamment par les articles L.911‑2 et L.911‑4 du Code de justice administrative (CJA). Le premier permet au juge d’« enjoindre » à l’administration de prendre, dans un délai qu’il fixe, une mesure déterminée ; le second lui permet d’assurer l’exécution de sa décision, y compris sous astreinte. Le juge de l’exécution dispose, en outre, de leviers procéduraux (notamment R.921‑6 CJA) pour connaître des difficultés et en ordonner la résolution.

Deux idées cardinales s’en dégagent : (i) l’administration doit prendre la mesure commandée et non une autre ; (ii) l’exécution vise un résultat effectif et non une simple conformité apparente. En droit des étrangers, ces exigences se heurtent parfois à des pratiques d’instruction qui déplacent le débat vers un fondement juridique différent de celui visé par le dispositif.

2. Le « déplacement de fondement » : un risque d’insuffisance substantielle.

Hypothèse typique. Un arrêt annule un refus de séjour et ordonne un réexamen loyal au titre de la vie privée et familiale (VPF/AES), avec délivrance d’un récépissé pendant l’instruction. En pratique, des échanges administratifs ultérieurs orientent le dossier vers un autre fondement (par exemple « salarié »), puis une décision ou un acte de constat vient attester d’une « exécution » au regard de cette nouvelle orientation.

Problème. Un réexamen au mauvais fondement ne satisfait pas pleinement l’injonction : il neutralise la portée du dispositif en substituant à l’objet jugé un objet différent. La conformité formelle (des actes existent, des délais ont couru, un récépissé a été offert sous un autre titre, etc.) masque une insuffisance substantielle : le juge n’a pas été obéi là où il a été clair.

Incidences contentieuses. Une telle situation expose l’administration à un contentieux d’exécution (art. L.911‑4, R.921‑6 CJA), voire à une astreinte, et fragilise la sécurité juridique du justiciable. Elle pose aussi la question de l’autorité de la chose jugée (portée du dispositif vs. motifs décisifs) : le changement de fondement, s’il est déterminant pour l’effet utile du jugement, peut être regardé comme un contournement de cette autorité.

3. Rôle et outils du juge de l’exécution.

Le juge administratif dispose d’outils pour ramener l’exécution sur son axe :

  • Interprétation du dispositif : préciser le périmètre du « bon fondement » lorsque l’arrêt l’énonce (ex. VPF), pour éviter une exécution « parallèle ».
  • Mesures d’exécution (L.911‑4 CJA) : fixer un délai, assortir d’une astreinte, demander des pièces précises attestant de l’instruction au bon titre.
  • Contentieux incident (R.921‑6 CJA) : traiter les difficultés, constater les carences, ou inviter l’administration à réitérer l’examen au fondement prescrit.
  • Une exigence de motivation solide s’impose en parallèle (CRPA) : l’administration, lorsqu’elle statue après injonction, doit motiver sa décision au fondement enjoint. Une motivation « hors sujet » révèle souvent le déplacement de fondement.

4. Accès effectif au juge et contraintes procédurales.

L’accès au Conseil d’État connaît des contraintes spécifiques (ministère d’avocat au Conseil et à la Cour de cassation).
L’article R432‑1 CJA impose ce ministère pour la plupart des requêtes ; la loi n° 91‑647 du 10 juillet 1991 organise l’aide juridictionnelle (AJ). Lorsque l’AJ fait défaut (retard, refus, impossibilité matérielle), le justiciable peut se heurter à une non‑admission pour défaut de ministère, sans examen du fond.

Ce verrou procédural, légitime en principe, produit des effets systémiques : il devient un filtre qui, combiné à un déplacement de fondement en amont, empêche la vérification juridictionnelle de l’exécution. L’effectivité des droits suppose donc que les mécanismes d’aide (Aide juridictionnelle) fonctionnent lorsque la loi impose un représentant spécialisé.

5. Transparence et traçabilité : conditions du contradictoire.

Le CRPA (art. L.311‑1 s.) consacre le droit d’accès aux documents administratifs. Dans un contentieux d’exécution, la traçabilité des actes (réceptions, récépissés, journaux de téléprocédures, mentions d’exécution) est déterminante pour documenter l’instruction au bon fondement et permettre un contradictoire effectif.

Le recours à des liens Légifrance est recommandé pour les références jurisprudentielles (plutôt que de reproduire in extenso les décisions), conformément aux usages éditoriaux.

6. Recommandations pratiques (pour la sécurité juridique).

Rédaction des dispositifs (côté juridictions) : expliciter le fondement visé par l’injonction et, le cas échéant, les actes minimaux attendus (récépissé, délai, pièces à collecter).

Instruction loyale (côté administrations) : formaliser, dans le dossier, que l’examen a bien été conduit au fondement prescrit ; motiver toute décision dans ce cadre.

Suivi d’exécution (côté justiciables et conseils) : en cas de déplacement de fondement, saisir le juge de l’exécution (R.921‑6 CJA) sans tarder, en apportant les pièces de traçabilité (accusés de réception, extraits Télérecours, etc.).

Accès au juge : lorsque le ministère d’avocat est requis, anticiper la demande d’AJ et documenter les obstacles ; à défaut, envisager les voies de droit appropriées (référés, injonction, astreinte) en première instance et en appel.

Clarté des échanges : privilégier des réponses écrites et datées aux demandes d’exécution ; conserver les preuves numériques (journaux de plateforme, horodatages) comme éléments du contradictoire.

7. Conclusion.

L’exécution d’un arrêt ne se résume pas à une conformité procédurale : elle implique un résultat substantiel au fondement prescrit. Le changement (ou déplacement) de fondement affaiblit l’effet utile de la décision et met à l’épreuve l’autorité de la chose jugée. Les leviers existent (injonction, astreinte, juge de l’exécution), mais leur effectivité suppose une instruction loyale, une motivation au bon titre, et un accès réel au juge lorsque la loi conditionne la recevabilité à un ministère spécialisé.

Ce débat dépasse les cas individuels : il intéresse la confiance dans la justice administrative et la lisibilité de ses décisions. À l’heure de la dématérialisation des procédures, la traçabilité et la précision des dispositifs deviennent des garanties essentielles pour que l’exécution ne soit pas un simple « effet d’annonce » mais bien la mise en œuvre du droit jugé.

Références (sélection) :

  • CJA, art. L.911‑2, L.911‑4, R.921‑6, R.432‑1 ;
  • Loi n° 91‑647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique ;
  • CRPA, art. L.311‑1 s. ;
  • CEDH, art. 6 § 1.

Ahmed Shaalan.

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