Exercer son droit au compte bancaire quand on est étranger : récit d’un accompagnement juridique.

Par Tristan Berger, Avocat.

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Explorer : # droit au compte # droit des étrangers # exclusion bancaire # procédure administrative

Vivre sans compte, c’est vivre sans droits. En 2025, j’ai accompagné un entrepreneur et artiste domicilié en France dans sa bataille pour obtenir un compte bancaire, droit fondamental pourtant garanti par la loi. Pendant 130 jours, malgré un mandat, des revenus déclarés et des clients prêts à le payer, tout a bloqué : refus silencieux, complexité de la procédure, attente kafkaïenne. Il a même fallu en venir à saisir la répression des fraudes pour contraindre une banque à produire un simple courrier de refus.

Ce témoignage n’est pas une exception : il révèle une contradiction profonde de notre système. À l’heure où l’on promeut la création d’activité et la contribution fiscale, l’exclusion bancaire prive certains de travailler légalement, de facturer, et simplement de payer leurs impôts.

Ce récit mêle expérience humaine, analyse juridique et conseils pratiques pour celles et ceux qui veulent comprendre les rouages d’un droit au compte encore trop théorique pour les personnes en situations irrégulières qui jouent pourtant un rôle économique certain.

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1. Témoignage : vivre sans compte, c’est survivre sans droits.

« Je suis Miraculeux [1], professeur de danse urbaine africaine (afrobeat), chanteur, DJ et ingénieur du son à Paris. Depuis des années, mon activité est freinée. Plusieurs contrats - cours, stages, prestations, etc. - ont été annulés. Pas parce que je n’avais pas de talent, de public, de clients. Mais parce que je n’avais pas de compte bancaire pour recevoir les virements. Impossible de me faire payer. Impossible de prendre un abonnement téléphonique, de louer une salle, de m’équiper en ligne. Tout m’échappait, à cause de la numérisation et des blocages administratifs.
J’avais beau avoir des propositions : 500 €, 800 €, parfois 1 000 € le contrat. Mais sans compte bancaire, rien ne pouvait se concrétiser. En 2024, j’en ai perdu plus d’une dizaine. J’ai été accompagné par Maître Tristan Berger, avocat, qui m’a aidé à comprendre et faire valoir mes droits. On a saisi la Banque de France pour faire valoir mon "droit au compte".
Je suis arrivé en France le 10 novembre 2015, par la gare de Lyon. C’était l’automne, les quais étaient humides, les passants pressés, Paris brillait de mille fenêtres. Et c’était trois jours avant les attentats du Bataclan. Ce détail, je ne l’oublie pas. Comme si dès le début, j’avais senti que ma route ici serait marquée par les obstacles. Je n’avais ni clef, ni toit, ni travail, ni compte. Pourtant, je suis encore là. Je travaille. J’enseigne. Je crée. Mais il m’a fallu me battre pour avoir accès à un droit aussi basique que celui d’avoir un compte bancaire
 ».

2. Retour d’expérience : ce que dit le droit, ce que vit l’étranger.

2.1. De la théorie à la pratique.

L’article L312-1 du Code monétaire et financier est clair : toute personne physique domiciliée en France - quelle que soit sa nationalité - a droit à l’ouverture d’un compte. Ce droit est renforcé par une procédure spécifique : en cas de refus ou de silence d’une banque sous 15 jours, la Banque de France peut désigner un établissement contraint d’ouvrir un compte avec services de base (article D312-5 du Code monétaire et financier). En théorie, l’accès est garanti. En pratique, c’est un labyrinthe.

2.2. Chronologie d’un parcours d’obstacles (février à mai 2025).

Voici un résumé chronologique du parcours que nous avons suivi entre février et juin 2025.

  • 2 février 2025 : trois demandes ont été faites en ligne auprès de Boursorama, Revolut et N26. Chaque fois, la procédure s’est bloquée au stade de la saisie de la nationalité ou des justificatifs d’identité. Le blocage ne résultait pas d’un refus officiel, mais d’une impossibilité technique liée aux formulaires eux-mêmes. On tourne en rond dans des interfaces numériques sans visage. Pas de guichet, pas de voix, juste un formulaire qui s’interrompt sans prévenir, laissant la demande suspendue comme un appel sans tonalité. À noter cependant : en se rendant directement dans une agence bancaire physique, une lettre de refus aurait peut-être pu être obtenue plus simplement. Cela aurait permis de gagner du temps, mais cette option n’a pas été tentée.
  • 6-8 février 2025 : un premier courriel a été envoyé aux trois banques, avec les pièces d’identité, une attestation de domicile, et un rappel des dispositions légales. Un mandat a été fourni en réponse à leur demande.
  • 12-25 février 2025 : échanges avec les trois banques, qui demandent toutes un titre de séjour alors que la loi n’en fait pas une condition obligatoire. La demande d’un titre de séjour, bien que fréquemment exigée, ne figure pas parmi les conditions légales posées à l’article L312-1 du Code monétaire et financier. Nous avons précisé ce point et relancé par e-mail à trois reprises.
  • 4 mars 2025 : une relance formelle est adressée avec une mise en demeure de répondre sous quinzaine.
  • 20 mars 2025 : première tentative de saisie de la Banque de France en ligne. Je reçois un message de réponse sur la plateforme qui m’indique que les accusés de réception et réponses mails des banques ne suffisent pas : il faut que j’attende quinze jours après réception de la lettre recommandée avec accusé de réception (LRAR) [2] par les banques et que je produise l’accusé de réception (AR) de la poste pour que la demande soit valable. Dont acte.
  • 21 mars 2025 : des courriers recommandés avec accusé de réception sont adressés aux trois banques. Cela porte à trois le nombre de recommandés envoyés aux banques. Une d’entre elles répond, mais pas de façon claire. Il est probable qu’une personne non accompagnée aurait été découragée à ce stade.
  • 24 mars 2025 : ne recevant toujours pas de réponse claire des banques malgré les recommandés, je saisis en parallèle la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) via leur plateforme en ligne [3], en signalant l’absence de courrier de refus. Cette saisine administrative a permis un léger déblocage : l’un des établissements sollicités a fini par transmettre une lettre de refus explicite, indispensable pour la procédure Banque de France. Les deux autres n’ont pas réagi.

En pratique, la Banque de France accepte comme preuve d’absence de réponse un accusé de réception postal datant d’au moins 15 jours. Il n’est pas nécessaire d’attendre un courrier de refus si aucune réponse ne survient dans ce délai.

  • 5 avril 2025 : deuxième tentative de saisie de la Banque de France en ligne. Je reçois un message de réponse sur la plateforme que je dois fournir, logiquement, un mandat en plus du dossier complet.
  • 8 avril 2025 : j’appelle la Banque de France une première fois, l’accueil est humain et chaleureux (ce qui contraste avec le caractère abstrus de la procédure et les embûches rencontrées) ; c’est vraiment agréable. Il m’est indiqué que tout doit être envoyé par lettre recommandée avec accusé de réception à la Banque de France ; un nouveau recommandé est donc envoyé cette fois à la Banque de France avec le dossier complet, incluant les trois AR suite aux sollicitations des banques par LRAR, et un mandat.
  • 22 avril 2025 : n’ayant pas de réponse, j’appelle une nouvelle fois la banque de France, qui m’indique que le dossier est mis en attente car il est incomplet sans qu’il me soit précisé la pièce manquante. L’accueil téléphonique est encore une fois très bon. Une personne me donne le numéro de dossier attribué et me précise avec sympathie que le formulaire doit impérativement être manuscrit, même lorsqu’un mandataire agit pour le compte du demandeur - ce point mériterait clarification sur le fondement juridique de cette exigence, compte tenu du mandat produit. 
  • 23 avril 2025 : j’envoie donc un nouveau dossier complet déjà envoyé précédemment (par mesure de précaution, bien que mon interlocutrice m’ait indiqué qu’un envoi de la pièce manquante devrait suffire) avec le dossier rempli à la main et un courrier d’avocat explicatif de la situation par LRAR.
  • 9 mai 2025 : je reçois une réponse de la banque de France qui m’indique que le dossier est incomplet.
  • 10 mai 2025 : j’appelle donc de nouveau et mon interlocutrice, particulièrement accueillante, qui m’explique qu’il est globalement plus simple et commode de prendre un rendez-vous et de venir directement au guichet. Je suis donc ses indications, elle me permet d’avoir un rendez-vous sous quelques jours seulement.
  • 12 mai 2025 : je me rends à Bastille. Je traverse la place sous un beau ciel bleu, les passants flânent, la piste cyclable est plus animée que la voie routière. À quelques pas du boulevard Beaumarchais, la Banque de France se dresse derrière une façade discrète, classique, presque silencieuse. Ce qui frappe en approchant, ce sont les lourds barreaux noirs qui encadrent les fenêtres du rez-de-chaussée, donnant à l’ensemble un air à la fois solennel et fermé. On y entre après avoir montré patte blanche, franchi un sas. À l’intérieur, le silence est feutré, les murs épais, les guichets espacés. Tout y est codifié, lent, institutionnel. Et pourtant, c’est dans ce décor figé que l’humanité surgit : une agente m’accueille avec courtoisie, écoute, et précision. Grâce à elle, la désignation bancaire est enfin actée. Seul bémol : le courrier de désignation n’est transmis qu’à mon client, et non à moi, son avocat, malgré un mandat exprès - ce qui interroge quant à la portée juridique effectivement reconnue à la représentation dans cette procédure.
  • 19 mai 2025 : c’est officiel : la banque de France a désigné BNP Paribas pour permettre l’ouverture du droit au compte, Mira a reçu le courrier par voie postale. 
  • 6 juin 2025 : Miraculeux a rendez-vous chez BNP pour l’ouverture de son compte.
  • 16 juin 2025 : le compte bancaire est ouvert en ligne, il affiche un solde de 0.00 euros. Pour Mira, c’est le point de départ d’un projet relancé : il peut désormais développer ses activités artistiques et entrepreneuriales, subvenir à ses besoins, contribuer à l’économie, et établir sa résidence fiscale en France. Prochaine étape à suivre...

2.3. Évaluation chiffrée : parcours réel vs parcours optimisé.

Poste Parcours réel Parcours optimisé
Nombre de mails et relances Environ 40 échanges (dont plusieurs relances aux banques et à la Banque de France) 0 à 3 échanges maximum (s’il y a des confirmations ou questions ponctuelles)
Nombre de recommandés envoyés 5 (3 aux banques, 2 à la Banque de France) 2 suffisent : 1 recommandé à une banque, 1 à la Banque de France
Coût des recommandés 13,63 € × 5 = 68,15 € 13,63 € × 2 = 27,26 €
Temps estimé Environ 28 heures (entre rédaction, relances, appels, relectures, déplacements) Environ 4 à 5 heures (rédaction d’un recommandé, remplissage du formulaire, déplacement au guichet)
Pertes estimées pour le client Contrats non réalisés : environ 4 000 € Aucune (si procédure rapide et anticipée, le compte peut être ouvert avant les échéances de paiement)
Durée totale 6 février au 16 juin = 130 jours Estimée à 21 jours (15 jours de silence bancaire + 1 semaine pour la Banque de France si guichet sollicité rapidement)

3. Recommandations concrètes.

Pour qu’une personne domiciliée en France mais en situation administrative irrégulière optimise ses démarches :

  • Adresser une demande d’ouverture de compte à une seule banque, par lettre recommandée avec accusé de réception, et conserver la preuve de contenu et d’envoi (si l’on n’a pas de compte bancaire, les recommandés numériques ne sont pas accessibles : il faut donc se déplacer en bureau de poste).
  • Si aucune réponse sous 15 jours : remplir à la main le formulaire officiel de la Banque de France. 
  • Envoyer ce formulaire avec les justificatifs par recommandé, en cas de blocage ou en l’absence de réponse sous 48 heures, se rendre en guichet après avoir téléphoné à la Banque de France.
  • En cas de blocage persistant, contacter le Défenseur des droits (non testé ici, mais possible).

Conclusion.

Cette expérience montre que le droit au compte est effectif en théorie, mais semé d’obstacles en pratique. Il suppose une bonne capacité de formalisation, une certaine persévérance - et, souvent, la mobilisation d’un tiers (avocat, association ou proche) pour franchir les étapes.

Néanmoins, la procédure peut aboutir, et il est tout à fait possible de la mener seul, sans avocat, à condition d’être bien informé (et c’est justement l’objectif de cet article). Ce récit n’a pas pour but d’effrayer, mais d’outiller celles et ceux qui y seraient confrontés. Car une fois ce droit exercé, un pan entier de l’exclusion administrative tombe, et c’est tout un projet de vie qui peut enfin respirer.

Ces difficultés, que peuvent rencontrer toutes les personnes en situations irrégulières tentant d’ouvrir un compte en banque, ont un coût collectif : empêcher un entrepreneur étranger d’encaisser ses revenus ou de développer son activité, c’est priver l’économie d’un acteur, l’État de cotisations et d’impôts, et la société d’une dynamique d’intégration pourtant encouragée ailleurs.

Cela étant, saluons ce qui a fonctionné : la qualité de l’accueil téléphonique de la Banque de France et l’utilité concrète du passage en guichet, qui ont été décisifs dans la résolution du blocage. Dans un pays où l’on a besoin d’activité, de travail, et de ressources fiscales, tout ce qui freine l’accès aux droits économiques de base nuit à la fois à l’individu et à l’intérêt général. À l’inverse, faciliter l’ouverture d’un compte bancaire, et ce quelle que soit la situation administrative de la personne, favorise l’autonomie, soutient l’activité économique, et contribue à la prospérité individuelle et collective.

Remerciements : je remercie Mira, Miraculeux, pour la confiance qu’il m’a accordée, pour sa patience, son calme, et son incroyable dignité face aux obstacles. Il ne s’est jamais laissé enfermer dans le statut de “demandeur”. C’est un créateur, un entrepreneur, un artiste, un enseignant, un homme prodigue. Il m’a beaucoup inspiré par sa manière d’avancer, sans colère, sans plainte, mais avec constance. Il m’a poussé à écrire cet article - non pas pour lui, mais pour aider tous ceux et celles qui vivent la même injustice. Merci pour ce courage discret et lumineux.

Tristan Berger
Avocat à la Cour
Barreau de Paris
Docteur en Droit

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Notes de l'article:

[1Pseudonyme utilisé pour préserver l’anonymat de la personne concernée. Le justiciable défendu étant en situation précaire au regard du droit au séjour, la révélation de son identité pourrait indirectement faire peser sur lui un risque de mesure administrative injustifiée.

[2Tarifs La Poste en vigueur au 1er semestre 2025 : 13,63 € pour une LRAR numérique.

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