Les faits et l’angle procédural : une « procédure accélérée au fond » calibrée pour l’urgence.
Le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) a saisi le juge des référés statuant selon la procédure accélérée au fond, sur le fondement de l’article 6-I-3 LCEN, après une phase amiable lors de laquelle il avait notifié à OVH le caractère illicite des deux sites en cause [1].
OVH a répondu être hébergeur indirect (serveur loué à un client), et ne pas pouvoir couper unilatéralement l’accès.
La juridiction a organisé l’instruction et les débats sur une séquence dense : assignation du 20 août 2024, renvois, plaidoirie du 7 avril 2025, mise à disposition du jugement le 2 octobre 2025 [2]. La décision est réputée contradictoire malgré la défaillance de l’un des défendeurs, et assortie de l’exécution provisoire.
Deux points procéduraux méritent l’attention des praticiens.
D’abord, le choix de la procédure accélérée au fond, idéal pour des atteintes évolutives en ligne : le juge peut prescrire « toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage », sans préjuger d’éventuels débats pénaux ou de concurrence déloyale, d’ailleurs jugés « sans objet » une fois le dommage caractérisé par les juges.
Ensuite, la souplesse de la décision rendue : la juridiction se déclare compétente pour actualiser les mesures si les noms de domaine ou chemins d’accès changent, ce qui est clé face aux migrations fréquentes des services illicites.
Le dommage : une démonstration probatoire qui s’appuie sur la data.
Le tribunal retient un dommage collectif pour les membres du SNEP, après avoir examiné des achats tests : la commande de 10 000 « écoutes » par un commissaire de justice a produit des hausses massives sur Spotify, SoundCloud et YouTube pour des titres créés à cette fin.
La motivation replace ces constats dans le modèle « market-centric » des plateformes : la redevance perçue pour un titre est un ratio entre ses écoutes et le total des écoutes pour chaque plateforme concernée. Fausser le numérateur ou le score de popularité algorithmique détourne donc une part des revenus et de la visibilité au détriment des ayants droit honnêtes.
La preuve est factuelle, chiffrée et directement rattachée à l’atteinte : elle suffit pour déclencher des mesures de cessation, sans qu’il soit besoin d’épuiser les qualifications d’escroquerie, de pratiques commerciales trompeuses ou de concurrence déloyale comme le précise le juge.
La mise en balance européenne : ce que disent Scarlet Extended et UPC Telekabel.
La motivation s’inscrit dans la ligne européenne qui refuse les filtrages globaux mais admet des injonctions ciblées.
Dans l’arrêt Scarlet Extended [3], la cour a jugé contraire au droit de l’Union l’injonction imposant à un FAI de mettre en place, à ses frais et sans limite de temps, un système de filtrage généralisé de l’ensemble des communications de ses abonnés pour identifier des partages illicites.
Trois raisons structurent l’analyse.
D’abord, l’interdiction des obligations générales de surveillance (actuelle logique du DSA) : on ne peut faire d’un intermédiaire un contrôleur permanent des informations qu’il transmet. Ensuite, l’atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre : un système coûteux, complexe et permanent porte au-delà du nécessaire sur l’organisation et les ressources du FAI. Enfin, le risque d’overblocking : faute de distinguer de manière fiable licite et illicite (exceptions, œuvres libres, mises en ligne autorisées), un filtrage ex-ante menace la liberté d’information.
Dans l’arrêt UPC Telekabel Wien [4], la cour admet la possibilité d’une injonction de blocage contre un FAI pour empêcher l’accès à un site portant atteinte aux droits, à deux conditions cardinales.
Premièrement, le choix des moyens appartient à l’intermédiaire : le juge énonce un objectif (empêcher l’accès) sans prescrire la technologie, ce qui préserve la liberté d’entreprendre. Deuxièmement, l’injonction doit viser un résultat proportionné : rendre l’accès difficile et décourager les utilisateurs, sans exiger une efficacité parfaite ni imposer une charge excessive.
La cour insiste sur le juste équilibre entre droit de propriété intellectuelle, liberté d’entreprise de l’intermédiaire et droits des utilisateurs.
C’est exactement ce sillon que suit le Tribunal judiciaire de Paris : refus d’une obligation générale de surveillance (principe), mais injonction ciblée, territorialisée et technologiquement neutre, avec un objectif de cessation et la possibilité d’adapter le dispositif si l’atteinte se reconfigure.
Les mesures prononcées : neutralité technologique, obligation de résultat et information.
Le dispositif enjoint à OVH et à l’hébergeur direct (M. K.O.) d’empêcher l’accès aux deux noms de domaine, « par tout moyen efficace de leur choix », depuis le territoire français. L’exécution doit être immédiate et, au plus tard, intervenue dans les quinze jours de la signification ; la durée de la mesure est de dix-huit mois. Les défendeurs doivent informer le SNEP de ce qu’ils ont mis en place et supporter les coûts.
Le juge précise que la juridiction pourra être ressaisie pour actualiser le périmètre en cas de changement de noms de domaine ou de chemins d’accès.
Sur la divulgation d’informations, le tribunal refuse d’imposer à OVH la communication d’identifiants des éditeurs, l’entreprise n’étant en relation qu’avec son client direct et ayant déjà transmis ses coordonnées ; en revanche, il ordonne à M. K.O. de communiquer au SNEP les données d’identification et coordonnées des éditeurs des sites litigieux. Cette répartition colle à la réalité technique des chaînes d’hébergement.
Portée et méthode : une orthodoxie féconde.
Juridiquement, la solution est classique : application de la LCEN lue à la lumière du DSA et de la jurisprudence de la CJUE, avec refus de transformer l’hébergeur en censeur.
Techniquement, elle est neutre : le juge n’impose aucune architecture, mais un résultat.
Pratiquement, l’intérêt est élevé : la décision offre un mode opératoire pour des contentieux numériques où l’atteinte est prouvée par des constats « data-driven » et où il faut agir vite, cibler et adapter sans créer une police privée de l’internet.


