1. L’égalité des sexes est un principe réaffirmé par plusieurs normes supérieures, à commencer par la Constitution elle-même au travers du principe général d’égalité prévu par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et l’article 3 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 [2].
Ce principe a surtout été invoqué sur le fondement de l’article 14 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme qui prohibe les discriminations sur la nationalité, le sexe, les origines, etc. et par le droit communautaire sur la base de l’article 157 TFUE qui affirme le principe de « l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur ». [3]
2. En matière de retraite, comme pour toutes les prestations sociales, l’égalité de traitement entre hommes et femmes a été mise en œuvre par voie de directives qui distinguent d’une part les régimes « non professionnels de sécurité sociale » encadrés par la directive 79/7 du 19 décembre 1978 [4] , et d’autre part les « régimes professionnels de sécurité sociale » encadrés par la directive 86/378 devenue la directive dite « refonte » 2006/54 [5].
La notion de « rémunération » comprenant aussi tous les avantages sociaux accordés par l’employeur, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne (ci-après C.J.U.E.) est venue préciser les critères de distinction entre prestations d’origine « professionnelles » ou « non-professionnelles » [6], en particulier dans les régimes de retraite où beaucoup d’Etats membres fixaient des âges différents de retraite entre les femmes et les hommes. [7] S’agissant des avantages familiaux, la distinction n’est pas indifférente, puisque l’article 7 de la directive 79/7 autorise les Etats membres à déroger dans certaines conditions au principe d’égalité pour tenir compte de l’éducation des enfants ou des personnes à charge dans les régimes non-professionnels. Sans équivalent dans les régimes professionnels de sécurité sociale, le seul tempérament pour ces régimes repose sur le paragraphe 4 de l’article 141/157 TFUE qui autorise les « avantages spécifiques destinés à faciliter le travail des femmes » à déroger au principe d’égalité, ou les mesures destinées à « prévenir ou compenser les désavantages de carrière » [8]. C’est donc la notion de discrimination positive que la Cour a été amenée à délimiter, par exemple pour accorder une priorité aux femmes pour des places en crèche, ou pour leur réserver une prime de naissance comme contrepartie de la perte sur les primes de rendement pendant leur congé de maternité [9]
3. Alors que la France avait fait l’objet de deux condamnations en manquement pour non-transposition des directives en matière de régimes professionnels de sécurité sociale [10], les limites à cette discrimination positive a été au cœur de l’arrêt Griesmar du 29 novembre 2001, par lequel la Cour de Justice de l’Union Européenne a rejeté la compensation invoquée pour les quatre trimestres de bonification pour enfants de l’article L.12 du Code des pensions civiles et militaires de retraite (ci-après C.P.C.M.R.) aux motifs d’une part que les hommes et les femmes sont dans une situation comparable pour l’éducation des enfants, et d’autre part que cette mesure « se borne à accorder aux fonctionnaires féminins ayant la qualité de mère une bonification d’ancienneté au moment de leur départ à la retraite, sans porter remède aux problèmes qu’elles peuvent rencontrer durant leur carrière professionnelle » [11]. Sachant que le congé de maternité est accompagné du maintien intégral de traitement et des droits à avancement et à la retraite, et que cette mesure avait été introduite en 1924 en même temps que le départ anticipé à la retraite pour les fonctionnaires mères de trois enfants afin de laisser leurs places de travail aux hommes revenus du Front de la Première Guerre Mondiale, la doctrine a salué cette décision comme mettant un terme à une mesure qui consacre une répartition traditionnelle des tâches entre les hommes et les femmes devenue anachronique [12]. La Cour en a tiré les mêmes conclusions pour le dispositif de départ anticipé du fonctionnaire conjoint d’invalide par son arrêt Mouflin C-206/00 du 13 décembre 2001, suivie par le Conseil d’Etat pour la bonification pour enfants ainsi que pour le départ anticipé des mères de trois enfants prévu par l’article L.24 C.P.C.M.R. [13].
4. C’est ainsi que le législateur a dû modifier ces deux dispositifs familiaux entre 2003 et 2005 dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons pour remplacer « femmes fonctionnaires » par « fonctionnaires ayant interrompu leur activité pendant plus de deux mois » dans le cadre de certains congés familiaux [14] Sauf à justifier de un à trois congés parentaux pour la naissance de leur(s) enfant(s), les pères de famille étaient de facto exclus du bénéfice de cette réforme réservée aux femmes via le congé de maternité, et ils ont vainement plaidé la discrimination indirecte devant le Conseil d’Etat qui l’a écartée sans renvoi préjudiciel au terme d’une jurisprudence D’Amato appliquée à la bonification pour enfants et à la retraite anticipée des parents de trois enfants. [15] Après dix années de bataille judiciaire acharnée, et grâce à des recours fondés sur la responsabilité de l’Etat « du fait des juridictions » en vertu d’une jurisprudence communautaire récente [16], la Cour de Justice de l’Union Européenne a fini par être saisie pour reconnaître la discrimination indirecte par un arrêt « Epoux Leone » C-173/13 du 17 juillet 2017. Mais, curieusement, cet arrêt a donné lieu à des applications radicalement divergentes entre les juridictions judiciaires intervenues dans les régimes dits spéciaux « assimilés fonctionnaires » et les juridictions administratives après un arrêt de principe Quintanel prononcé le 27 mars 2015 par le Conseil d’Etat. [17] Les motifs retenus par le Conseil d’Etat et les circonstances dans lesquelles ce dernier a élaboré un ensemble jurisprudentiel défavorable aux fonctionnaires masculins sont en effet particulièrement insolites, puisqu’il s’avère que la formation de jugement de ce dernier ne respectait pas l’obligation de déport qui, pour garantir son indépendance et son impartialité, fait interdiction aux membres ayant participé aux avis consultatifs de siéger au contentieux pour « la même affaire » [18].
5. Ce bref aperçu chronologique sur le contentieux de l’égalité des sexes dans les régimes de retraite a fait émerger plusieurs problématiques qui s’entremêlent : Celle des différences de conception du principe d’égalité, entre la conception française et la conception communautaire dans les régimes dits « professionnels de sécurité sociale », celle de discrimination indirecte et positive en faveur des femmes, et celle de l’efficacité du mécanisme de renvoi préjudiciel, en particulier devant le Conseil d’Etat tenu en principe d’une obligation dite « systémique » de saisine de la C.J.U.E. Mais ce contentieux a aussi posé la question de l’indépendance des juridictions du fond lorsqu’elles doivent « juger » de la conformité de la jurisprudence de leur juridiction de cassation avec le droit communautaire, de l’autorité des réponses préjudicielles devant les juridictions françaises, et de l’impartialité du Conseil d’Etat lui-même d’une part lorsqu’il se trouve en position de juge et partie de sa propre jurisprudence, et d’autre part en raison de sa dualité de fonctions consultatives et contentieuses. Pour traiter de toutes ces questions, nous aborderons d’abord la discrimination indirecte et les failles du mécanisme préjudiciel (I.) avant de s’intéresser à l’effectivité du droit communautaire en droit interne et au principe d’impartialité dans la justice administrative française (II.).
I. Une discrimination directe remplacée par une discrimination indirecte : La guerre des sexes.
6. Contrairement à son arrêt Barber du 17 mai 1990, la Cour avait rejeté la demande du gouvernement français permettant de limiter les effets de son arrêt à l’avenir lors de son arrêt Griesmar de 2001 [19]. Le législateur était donc obligé de modifier pour les futures retraites la bonification pour enfants de l’article L.12 CPCMR, et le droit au départ anticipé des fonctionnaires conjoints d’invalides visé par l’arrêt Mouflin pris deux mois plus tard, ce qu’elle a fait par la loi de réforme des retraites dite « Loi Fillon » de 2003. Le législateur ayant fait le choix de ne pas modifier le dispositif de retraite anticipée des mères de trois enfants qui n’avait pas expressément été condamné par la Cour de Luxembourg, les modifications législatives et réglementaires se sont étalées entre 2003 et 2005. Mais au lieu de réformer ces textes en profondeur, c’est un toilettage rédactionnel qui a été opéré, conforté par la jurisprudence du Conseil d’Etat grâce au blocage du renvoi préjudiciel, à peine contrarié par la Commission Européenne (A). Au terme d’un singulier bras de fer contentieux, la Cour de Justice de l’Union Européenne a fini par donner raison à la thèse de la discrimination indirecte (B).
A. Le Conseil d’Etat valide les nouveaux textes et bloque le mécanisme préjudiciel : Un contournement de la jurisprudence communautaire de 2003 à 2010.
7. S’agissant de la bonification pour enfants, l’article 48 de la loi n°2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites va d’une part distinguer entre les enfants nés avant ou après le 1er janvier 2004, et d’autre part remplacer « femmes fonctionnaires » par « fonctionnaires ayant interrompu leur activité dans des conditions fixées par décret pris après avis du Conseil d’Etat ». Pour les naissances postérieures à 2004, les interruptions d’activité seront validées comme des périodes travaillées ou donneront lieu à une majoration de durée d’assurance de deux trimestres au lieu de quatre auparavant, sans pouvoir cumuler les deux avantages [20]. Cela permet de valider l’intégralité d’un congé parental de trois ans comme une période cotisée et, à défaut, de valider deux trimestres de cotisations au titre du congé de maternité s’agissant d’une interruption de plus de deux mois. Pour les naissances antérieures au 1er janvier 2004, la bonification reste fixée à quatre trimestres sous condition d’interruption dans des conditions fixées par décret, à savoir deux mois d’interruption pris dans le cadre d’un congé de maternité, congé de paternité, congé d’adoption, congé parental, congé de présence parentale ou disponibilité pour élever un enfant de plus de huit ans [21]. Selon l’exposé des motifs, il s’agissait d’éliminer les discriminations pour mettre la législation française en conformité avec le droit communautaire, mais « pour les enfants à naître après le 1er janvier 2004 », selon les propos du ministre de la fonction publique devant l’Assemblée Nationale justifiant le choix du gouvernement « de préserver la totalité du droit des femmes dont les enfants étaient déjà nés » en raison du coût de l’extension de la bonification aux hommes [22]. L’artifice consiste ainsi à exiger une interruption d’activité que seules les fonctionnaires féminins peuvent justifier systématiquement par le congé de maternité, ce qui n’a pas échappé à la doctrine qui évoque une « apparence d’égalité » pour ménager les finances publiques, mais toujours discriminatoire [23].
8. Le Conseil Constitutionnel a validé le principe de l’interruption d’activité comme conforme au principe d’égalité prévu par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans sa décision du 14 août 2003 qui se prononçait sans connaître le détail des interruptions fixées ultérieurement par décret, et sans (pouvoir) se prononcer sur la conformité avec la jurisprudence communautaire [24]. De plus, l’article 48 de la loi a prévu une application rétroactive de ces modifications aux pensions liquidées à compter du 28 mai 2003 correspondant à la date d’adoption du projet de loi en conseil des ministres, de sorte que ces deux questions portant sur la discrimination indirecte et sur la rétroactivité ont été soumises et tranchées par le Conseil d’Etat par deux arrêts prononcés le 29 décembre 2004. Par un arrêt D’Amato & Autres, le Conseil d’Etat rejette le recours pour excès de pouvoir dirigé contre le décret d’application en invoquant la directive 79/7 (alors qu’elle concerne les régimes non-professionnels de sécurité sociale exclus par l’arrêt Griesmar), au motif que l’avantage est ouvert aux hommes comme aux femmes, et que l’article 6 des Accords sur la politique sociale (devenu art.141 §4 Traité CE) n’interdisait pas au législateur de fixer des congés facultatifs ou obligatoires, pour la plupart non rémunérés, tout en reconnaissant que la mesure bénéficiera principalement aux femmes et que le congé parental n’avait bénéficié « dans un premier temps » qu’aux femmes [25].
L’arrêt Frette, quant à lui, a rejeté le grief tiré de la rétroactivité de la loi au motif que celle-ci ne remettait pas en question les pensions de retraite déjà liquidées [26].
9. Dès le lendemain de ces arrêts, un amendement soutenu par le sénateur Leclerc a permis de modifier le dispositif de retraite anticipée des mères de trois enfants par la même condition d’interruption d’activité grâce à un cavalier législatif de la loi de finances du budget de la sécurité sociale de 2004 [27], également rétroactif pour mettre un terme aux multiples procédures en cours devant les Tribunaux Administratifs [28]. Ici encore, le gouvernement ne cachait pas son intention de contourner la jurisprudence communautaire par le biais du congé de maternité, comme en témoigne le rapport du Député Jacquat à l’Assemblée Nationale [29]. La doctrine n’a pas manqué de souligner la « résistance » du Conseil d’Etat dont l’arrêt D’Amato s’inscrit en contradiction avec la jurisprudence communautaire Griesmar [30]. Elle a également clairement identifié le contournement de la jurisprudence communautaire par l’apparente neutralité des deux dispositifs sous couvert de justifications strictement maternelles à travers le congé de maternité [31]. L’effet rétroactif de ces lois a donné lieu à une succession de jurisprudences singulières où le Conseil d’Etat a dû rappeler que la loi ne pouvait être opposée aux fonctionnaires sans le décret d’application (qui n’est intervenu que le 10 mai 2005) [32]. Le Conseil d’Etat a ensuite rendu un avis Provin du 27 mai 2005, par lequel la rétroactivité de la loi a été limitée aux demandes des fonctionnaires antérieures à la publication de la loi ou aux recours engagés antérieurement à l’intervention du décret [33], laissant ironiser la doctrine sur l’ « effraction législative » censurée mais sauvée par le Conseil d’Etat [34]. Cette chronique législative et jurisprudentielle sur la rétroactivité a également donné lieu à un arrêt de condamnation de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le fondement de l’article 6 de la CESDH et du premier protocole additionnel [35], amenant le Conseil d’Etat à atténuer la rigueur de sa jurisprudence sur la rétroactivité pour la bonification par un arrêt Wessang de 2006 [36], dont les effets pratiques étaient rapidement anéantis par son arrêt Boulet-Gercourt en raison de la distinction des contentieux de l’admission à la retraite et de la liquidation de pension. [37].
10. Sur le terrain de la discrimination indirecte, c’est la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations qui a officiellement reconnu la discrimination indirecte pour les deux dispositifs de bonification et retraite anticipée en retenant l’apparente neutralité de la condition d’interruption d’activité via le congé de maternité obligatoire [38]. Toutefois, le Conseil d’Etat a repris sa jurisprudence D’Amato appliquée au dispositif de retraite anticipée considéré comme conforme au principe d’égalité tel que la Cour de Justice l’a interprété dans sa jurisprudence Griesmar et Mouflin, toujours sans renvoi préjudiciel par deux arrêts DELIN de 2006 et Marchand-F.O. de 2007 [39]. Les mêmes modifications vont être introduites dans l’ensemble des régimes spéciaux de retraite assimilés fonctionnaires tels que les régimes de la SNCF, RATP, Banque de France, et autres EDF par des décrets pris entre 2006 et 2008 [40]. Cependant, la Commission Européenne avait ouvert une procédure d’infraction n°2004/4148 depuis 2004 contre la France pour la discrimination indirecte résultant de ces réformes au préjudice des fonctionnaires masculins à l’origine de la loi n°2010-1330 du 9 novembre 2010 (dite « Loi Woerth ») qui a assoupli la condition d’interruption d’activité : Le bénéfice des deux mesures était désormais ouvert aux simples réductions d’activité telles que précisées par décret, c’est-à-dire au temps partiel jusqu’à 70% d’un temps complet pris dans le cadre des mêmes congés familiaux qu’auparavant [41]. Sans supprimer le dispositif de retraite anticipée des parents de trois enfants, la loi a programmé son extinction progressive pour toutes les naissances postérieures à 2012 [42]. Si ce toilettage a permis la clôture de la procédure d’infraction de la Commission Européenne, elle constituait aussi un aveu du caractère discriminatoire en vigueur entre 2003 et 2011, mais selon les réponses ministérielles, les dispositifs incriminés n’étaient pas discriminatoires, et le sont encore moins depuis la loi Woerth de 2010 [43].
11. Ainsi, malgré l’abondante jurisprudence générée par ce contentieux nourri, aucune juridiction administrative n’a saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne, malgré l’obligation dite systémique de renvoi qui s’impose normalement aux juridictions internes du dernier degré [44].
B. Un renvoi préjudiciel « au forceps » fondé sur la responsabilité du fait de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Dix ans pour reconnaître la discrimination indirecte avec l’arrêt Leone de la C.J.U.E. du 17 juillet 2014.
12. Par un arrêt Köbler du 30 septembre 2003, la Cour de Justice avait dit pour droit que la responsabilité des Etats membres pouvait être également engagée à raison du contenu de la jurisprudence des juridictions suprêmes nationales pour violation du droit communautaire, en l’espèce du fait que la Cour Fédérale Administrative autrichienne n’avait pas saisi la Cour de Justice d’un renvoi préjudiciel et statué dans un sens opposé à la jurisprudence communautaire [45]. C’est ainsi que la responsabilité de l’Etat du fait des jurisprudences négatives du Conseil d’Etat, sans renvoi préjudiciel, a été engagée par des demandes préalables, à l’origine de quatre-vingt-huit requêtes de plein contentieux réparties auprès de quasiment tous les tribunaux administratifs de métropole et outre-mer, dont le tribunal administratif de Saint-Denis de La Réunion, à l’origine d’un premier renvoi préjudiciel ordonné avant dire droit dans son affaire tête de série Amedée le 25 novembre 2010 [46] .Plaidée en septembre 2011, la CJUE sera, contre toute attente, dessaisie par arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 29 décembre 2011 qui, au lieu d’examiner les griefs dirigés contre la jurisprudence D’Amato, notamment pour son manquement à l’obligation systémique de renvoi préjudiciel, a annulé le renvoi ordonné par les premiers juges en se fondant exclusivement sur la jurisprudence D’Amato elle-même [47]. Or, la stratégie judiciaire engagée consistait à contraindre les juridictions administratives du fond à ce renvoi préjudiciel en rappelant qu’à défaut, le Conseil d’Etat se trouverait, en dernier lieu, en position de juge et partie de sa propre jurisprudence. Mais malgré cette incompatibilité avec l’exigence d’impartialité protégée par l’article 6 de la CESDH, doublée de l’obligation systémique de renvoi préjudiciel prévue par l’article 242/267 TFUE en tant que juridiction du dernier degré, ce dernier a rejeté le pourvoi par un simple arrêt de non-admission non-motivé du 17 octobre 2012 [48].
13. Par ailleurs, plusieurs tribunaux administratifs ont rejeté les recours indemnitaires après avoir soulevé d’office le moyen d’ordre public selon lequel ces recours indemnitaires auraient la même cause et le même objet que les recours pour excès de pouvoir définitivement rejetés par les mêmes tribunaux, ce qui revenait à dénier le fondement même résultant de la jurisprudence Köbler [49]. En outre, ces rejets intervenaient parfois en formation de juge délégué compétente en premier et dernier ressort en matière de pension, alors que ces recours portant sur plus de 10.000€ devaient être jugés par une formation collégiale susceptible d’appel [50]. C’est pourquoi un certain nombre de requérants ont régularisé des requêtes en suspicion légitime destinées à dessaisir ces tribunaux administratifs refusant seulement d’envisager la responsabilité du fait de la jurisprudence du Conseil d’Etat qu’ils étaient censés juger. Ils ont ainsi invoqué la circonstance que ce dernier avait pu statuer sur sa propre responsabilité et que les rejets sans renvoi préjudiciel constituaient une violation du procès équitable devant un tribunal impartial, au regard de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme [51]. Ces requêtes en suspicion légitime ont été rejetées par les cours administratives d’appel, et suffisamment mal perçues pour que certaines assortissent leurs décisions d’une amende civile pour recours abusif dont les pourvois ne seront même pas examinés par le Conseil d’Etat [52]. C’est donc dans un contexte particulièrement tendu entre les requérants et les juridictions administratives que la Cour administrative d’appel de Lyon a ordonné un nouveau renvoi préjudiciel en chambres réunies le 3 avril 2013 par trois questions préjudicielles portant sur les deux dispositifs en cause et la possibilité de compensation prévue par le paragraphe 4 de l’article 141 / 157 [53].
14. A Luxembourg, et en dépit des conclusions défavorables de son avocat général Jaaskinen [54], la Cour de Justice a confirmé la thèse de la discrimination indirecte par son arrêt « Epoux Leone » C-173/13 du 17 juillet 2014 pour les deux mesures en cause, en écartant la justification de la compensation avancée une fois encore par le gouvernement français mais, conformément à son office interprétatif, sous réserve d’appréciation finale par la juridiction nationale [55]. Il restait donc aux juridictions françaises à en tirer les conséquences.
II. L’indépendance du Conseil d’Etat doublement mise en cause : La guerre des juges.
15. Le communiqué de presse de la Cour sur l’arrêt Leone [56] et les commentaires de la doctrine ne laissaient que peu de place à une marge d’appréciation des juridictions françaises [57]. Pourtant, les juridictions civiles appelées à statuer dans des affaires pendantes sur des régimes spéciaux « assimilés fonctionnaires » et les juridictions administratives aboutiront à des solutions parfaitement divergentes. C’est le début de la guerre des juges (A) à l’occasion de laquelle la dualité de fonction du Conseil a amené les plaideurs à mettre en cause son impartialité, notamment par voie de Q.P.C.(B).
A. L’arrêt Quintanel du Conseil d’Etat du 27 mars 2015 : Du manquement au principe de protection juridictionnelle effective…
16. Rappelant qu’elle avait déjà jugé que les hommes et les femmes étaient dans une « situation comparable » pour l’éducation des enfants, la Cour a relevé que les statistiques présentées permettaient de présumer de l’existence d’une discrimination indirecte, d’ailleurs reconnue par la HALDE et non contestée par le Conseil d’Etat dans son arrêt D’Amato, mais elle a mis en doute la justification avancée au titre de la compensation en relevant qu’elle ne pouvait se contenter de « simples affirmations générales » du gouvernement puisque le congé de maternité n’entraîne pas de préjudice de carrière dès lors qu’il est intégralement compensé par le maintien du traitement, des droits à avancement et à la retraite. La Cour a considéré que le gouvernement ne rapportait pas la preuve que la condition d’interruption d’activité constituait un critère étranger au sexe des travailleurs, et que le maintien des mesures antérieures d’apparence neutres ne constituaient pas, selon sa jurisprudence traditionnelle, un « moyen nécessaire et approprié » mis en œuvre « de manière cohérente et systématique » destiné à « rétablir véritablement » l’égalité de traitement entre hommes et femmes malgré l’objectif affiché de la loi. Sur la troisième question relative à l’exception de discrimination positive admise par le paragraphe 4 de l’article 141/157 TFUE, la Cour a rappelé que la mesure ne peut « se borner à intervenir en fin de carrière sans aider les femmes à mener leur vie professionnelle sur un pied d’égalité avec les hommes ». L’office interprétatif de la Cour de Luxembourg en matière préjudiciel étant toujours « sous réserve d’appréciation finale des juridictions nationales », les cours d’appel (civiles) de Lyon et de Rennes en ont tiré les conséquences pour les régimes spéciaux de la SNCF et le régime des enseignants du secteur privé sous contrat en écartant la condition d’interruption d’activité pour prononcer l’admission au départ anticipé de deux pères de trois enfants [58]. C’est sur ces bases que des dizaines de requérants fonctionnaires attendaient début 2015 avec impatience la position de la cour administrative d’appel de Lyon dont l’instruction marquait le pas, ayant rejeté un recours en référé-suspension pour défaut d’urgence [59].
17. Mais suivant son rapporteur public selon lequel la Cour administrative d’appel de LYON « a cru bon de saisir la Cour d’un renvoi préjudiciel », et fustigeant l’empiètement jurisprudentiel de la Cour sur les marges de manœuvre laissées aux législateurs nationaux [60], le Conseil d’Etat a justifié, sans la dénier, la discrimination indirecte par un arrêt d’assemblée du 27 mars 2015 en suivant en substance le raisonnement suivant : L’arrêt Leone de la Cour de Justice de l’Union Européenne laisse aux juridictions nationales le soin d’apprécier souverainement s’il existe un but légitime d’intérêt social qui justifie la discrimination indirecte constatée, le ministre du budget produit des statistiques selon lesquelles les écarts de pension entre fonctionnaires hommes et femmes sont nuls lorsqu’ils n’ont aucun enfant, mais s’aggravent en défaveur des femmes à mesure du nombre d’enfants (de 9,8% pour un enfant à 23% pour quatre enfants), de sorte que la bonification constitue une « rémunération différée » qui permet, « à titre transitoire », d’apporter une « compensation partielle et forfaitaire » pour les enfants nés avant le 1er janvier 2004 destinée à compenser « les conséquences de la naissance et de l’éducation des enfants sur le déroulement de la carrière d’une femme ». C’est au nom des mêmes écarts de pension que l’arrêt justifie « en l’état de la société française d’alors » l’avantage indirectement accordé aux femmes par le congé de maternité pour le bénéfice de la retraite anticipée [61].
18. Or, le Conseil d’Etat procède encore par « affirmations générales », pourtant déjà condamnées par l’arrêt LEONE [62], sur la base de statistiques produites unilatéralement par le ministre des finances [63] qui ne permettent aucune comparaison à situation équivalente, et qui ne justifient pas davantage que le congé de maternité demeure dans la liste des congés ouvrant droit à ces deux avantages familiaux, puisque le Conseil d’Etat et son rapporteur public reconnaissent que ces écarts croissant de retraite n’en sont pas la conséquence [64]. La haute juridiction n’apportera pas de réponse aux objections tenant au fait que le critère d’interruption incluant le congé de maternité n’est donc pas étranger au sexe des intéressés, que ces mesures ne tendent pas véritablement à rétablir l’égalité de traitement, ou que l’octroi systématique de la retraite anticipée réservée aux femmes aggrave au contraire les écarts de pension contre lesquels il était censé lutter. Ces contradictions seront également relevées par la doctrine qui évoquera une jurisprudence prenant clairement le contrepied de l’arrêt LEONE de la Cour de Justice de l’Union [65], signe d’une « résistance » du Conseil d’Etat de nature à ouvrir une « guerre des Juges », non seulement avec la Cour de Justice Européenne, mais encore avec le juge judiciaire dont le Conseil d’Etat avait pourtant connaissance [66].
19. Une étape supplémentaire a été franchie le 19 décembre 2019 avec l’arrêt BRYSSENS rendu par la deuxième chambre de la Cour de Cassation qui invalide le raisonnement tenu par l’arrêt Quintanel du Conseil d’Etat, en tous cas pour la discrimination indirecte de la retraite anticipé transposée dans le régime de retraite de la SNCF [67]. C’est en pleine connaissance de cause que la haute Cour n’a pas suivi son avocat général qui l’incitait à s’inscrire dans les pas du Conseil d’Etat, en retenant le manque de cohérence du raisonnement au regard des indications fournies par les juges de Luxembourg dans son Leone [68].
20. Est-ce vraiment pour maintenir une discrimination positive « à la française », distincte de la conception européenne de l’égalité jugée trop restrictive, que le Conseil d’Etat s’écarte aussi clairement de l’arrêt Leone, alors qu’en accordant aux fonctionnaires masculins les mêmes droits que ceux ouverts aux femmes au contentieux, il n’aurait fait qu’achever l’obligation faite au législateur de réviser ces avantages familiaux ? [69] C’est en effet le risque de suppression de ladite bonification que le Conseil d’Etat a invoqué dans son arrêt, comme si le législateur français n’avait pas d’autre alternative, notamment pour des raisons financières faisant obstacle à l’extension pure et simple de ces mesures aux fonctionnaires masculins [70]. Mais d’une part, cette analyse est démentie par le fait que la haute juridiction a également justifié la discrimination indirecte pour le départ anticipé des pères de trois enfants, alors que son maintien au nom « de la société d’alors » aggrave les écarts de retraite des fonctionnaires mères de trois enfants de 6% [71]. Cette conception de la discrimination positive s’avère difficilement défendable, en dépit de son extinction progressive programmée par la loi Woerth du 9 novembre 2010, alors que la solution inverse qui aurait retenu la discrimination indirecte prohibée pour la seule jouissance immédiate à la retraite n’aurait plus concerné que quelques centaines de cas [72]. D’autre part, et s’agissant de la bonification pour enfants, le législateur avait bien d’autres pistes de réforme, puisqu’il pouvait facilement étendre la validation gratuite des périodes d’interruption comme pour les naissances postérieures à 2004, ce qui aurait eu le mérite de compenser intégralement les trois ans de congé parental total ou partiel pris par de nombreuses femmes fonctionnaires, à l’instar de ce qui a été retenu pour les retraites de base du secteur privé à effet immédiat et rétroactif par la loi du 24 décembre 2009 [73].
21. Certes, modifier la bonification des femmes fonctionnaires alors qu’elles en sont toujours les principales bénéficiaires par le seul congé de maternité, n’aurait pas été sans conséquence sur un certain équilibre obtenu depuis que la cour de cassation a également condamné les majorations de durées d’assurance du régime général de retraite [74], puisque le système retenu par la loi de finance rectificative du budget de la sécurité sociale précitée de 2009 aboutit également en pratique à réserver cet avantage indirectement aux seules femmes pendant encore au moins quarante ans [75]. Pourtant, si l’arrêt Quintanel permet encore de gagner du temps après plus dix années de blocage du mécanisme préjudiciel, de nombreux rapports notamment parlementaires s’étaient succédés pour souligner que les écarts de retraite ne sont plus la conséquence des interruptions ou réductions d’activité mais des différences de salaires pendant la carrière [76], de sorte que la refonte des dispositifs familiaux de retraite pour cause de compilation anarchique était à l’ordre du jour depuis plusieurs années [77], voire déjà programmée depuis 2013 [78].
En effet, les bonifications pour enfants des régimes spéciaux du public et les M.D.A. du régime général se cumulent avec d’autres dispositifs de compensation tels que les périodes validées ou assimilées, l’assurance vieillesse des parents au foyer (A.V.P.F.) et les majorations famille nombreuses, ce qui incite à davantage de rationalisation en tenant compte de réalités sociales jusqu’ici négligées telles que les divorces/séparations comme l’avait utilement rappelé la H.A.L.D.E [79]. Or, la jurisprudence de la Cour et la directive 2006/54 sur les régimes professionnels autorisent tout à fait les mesures positives pour la promotion de l’égalité des sexes, mais pas une prétendue discrimination positive qui alimente artificiellement, via le congé de maternité, une « guerre des sexes » par de fausses réponses à de vraies questions de société [80], car particulièrement dans la fonction publique, les études récentes confirment que les écarts de traitements résultent en fait des catégories d’emplois et de grades ou, surtout à partir du troisième enfant, du temps partiel choisi [81], et comme le rappelle le président du Haut Conseil aux Familles dans son rapport de mars 2015 : « ce n’est pas la vocation des systèmes de retraite de corriger les écarts de salaire, notamment ceux liés au positionnement des mères sur des métiers moins valorisés » [82].
22. Le Conseil d’Etat n’étant pas responsable des errements du législateur, avait-il d’autres raisons pour défier l’autorité juridictionnelle de la Cour qu’une discrimination positive dévoyée, et vouée à être réformée ? La question mérite d’être posée, puisque sa décision cèlera le sort de sa propre responsabilité pour méconnaissance du droit communautaire dans le cadre des recours indemnitaires en cours devant les juridictions du fond, notamment devant la cour administrative d’appel de Lyon ?
B. … aux violations du principe d’impartialité par le Conseil d’Etat :
23. Le Conseil d’Etat était saisi d’un certain nombre de pourvois soutenus dans l’espoir d’un arrêt préjudiciel favorable attendu pour le courant de l’année 2014. Parmi ces pourvois figurait celui d’un enseignant, Monsieur Quintanel, qui avait demandé la communication de la liste des conseillers d’Etat ayant participé aux avis consultatifs sur les textes incriminés [83]. Cet enseignant étant décédé en activité quelques semaines avant l’arrêt du 27 mars 2015 [84], sa veuve a constaté qu’au moins neuf conseillers d’Etat sur les dix-sept ayant siégé dans la formation d’assemblée avaient aussi préalablement participé aux avis consultatifs rendus sur les textes litigieux [85] Or, l’article R.122-21-1 du CJA dispose que : « Sans préjudice des dispositions de l’article R.721-1 (récusation), les membres du Conseil d’Etat ne peuvent participer au jugement des recours dirigés contre les actes pris après avis du Conseil d’Etat, s’ils ont pris part à la délibération de cet avis ». Cette règle du « déport » avait été réintroduite par le décret n° 2008-225 du 6 mars 2008 à la suite de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après C.E.D.H.) sur la notion de tribunal impartial au sens de l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (ci-après C.E.S.D.H.), en particulier après son arrêt PROCOLA de 1995 qui avait sanctionné ce manquement pour le Conseil d’Etat luxembourgeois [86].
Sur la dualité de fonctions consultatives et contentieuses des conseils d’Etat d’inspiration française, la CEDH avait rappelé par ses arrêts Kleyn & Autres du 6 mai 2003 à l’égard du Conseil d’Etat néerlandais et Sacilor Lormine contre la France du 9 novembre 2006, que si le principe d’impartialité n’imposait pas abstraitement de doctrine de séparation des pouvoirs, l’impartialité objective devait être suffisamment apparente pour inspirer confiance aux justiciables, et imposait une obligation d’abstention en cas d’exercice successif de fonctions consultatives et juridictionnelles pour la même affaire afin d’écarter tout doute légitime de préjugement [87].
24. C’est sur ce fondement que la rétractation de l’arrêt Quintanel a été demandée par sa veuve dans le cadre d’un recours en révision, mais sans nier la réalité du défaut d’abstention, le Conseil d’Etat l’a rejeté au motif que Monsieur Quintanel n’avait pas usé de sa faculté de récusation prévue par l’article R.721-1 du CJA [88]. Or, la récusation de plus de la moitié des membres de la formation de jugement était impossible et d’ailleurs irrecevable comme constitutive en réalité d’une requête en suspicion légitime [89]. Cet arrêt (inédit) va pourtant à l’encontre de la jurisprudence du Conseil d’Etat lui-même qui a sanctionné pour ce même motif la Cour des Comptes, la Commission Centrale d’Aide Sociale ainsi que la Cour de Discipline Budgétaire et Financière [90]. Par ailleurs, d’autres requérants ont vainement soutenu la question du défaut d’impartialité par voie de questions préjudicielles au visa de l’article 47 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne (ci-après C.D.F.U.E.) rejetée par de simples arrêts ou ordonnances de non-admission, y compris lorsque le Conseil d’Etat était juge et partie de sa propre jurisprudence, notamment dans le recours indemnitaire des époux D’AMATO eux-mêmes [91]. De même, et à l’instar des cours administratives encore massivement saisies des recours indemnitaires en instance depuis 2008, la cour administrative d’appel de LYON s’inclinera en rejetant celui des Epoux LEONE par arrêt du 3 novembre 2015 par application des considérants QUINTANEL, où la Caisse des Dépôts avait elle-même avancé l’argument insolite (mais Ô combien prémonitoire) selon lequel la solution de la CJUE n’était pas encore acquise en raison du rôle joué par le Conseil d’Etat lui-même « en tant que conseiller du gouvernement » lors des avis consultatifs [92].
25. Le Conseil d’Etat ayant confirmé sa jurisprudence Quintanel par des multiples arrêts et ordonnances de non-admission [93], c’est donc dans un contexte de défiance assumée que les requérants ont, courant 2016, mis en cause la méconnaissance du principe d’impartialité par voie de question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Q.P.C.) reposant sur l’absence de cloisonnement entre les fonctions consultatives et juridictionnelles exercées par les mêmes conseillers d’Etat prévue par l’article L121-4 du CJA, en ce que cette disposition législative limite ce strict cloisonnement aux seuls conseillers d’Etat « en service extraordinaire » [94]. Cette question prioritaire de constitutionnalité se fondait aussi sur l’abondante jurisprudence du Conseil Constitutionnel conforme à ce principe de séparation des fonctions pour garantir l’indépendance et l’impartialité de plusieurs instances juridictionnelles [95], et sur l’arrêt Association Alcaly par lequel le Conseil d’Etat avait précisément rejeté la Q.P.C. mettant en cause sa dualité de fonctions consultatives et contentieuses par son obligation de déport invoquée comme garantie de son impartialité structurelle [96]. Mais soutenue dans des conditions particulièrement difficiles [97], et d’ailleurs émaillée d’incidents sur la composition de la 7ème sous-section du Conseil d’Etat chargée d’examiner une dizaine de pourvois [98], ce dernier a filtré cette question délicate comme n’étant « pas applicable au litige » par une série d’arrêts et ordonnances de non-admission, donc non-motivés, prononcés entre le 22 juin et le 8 juillet 2016, pour la plupart dans des recours indemnitaires où il était juge et partie de sa propre jurisprudence [99]. Et dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoirs engagé par l’association Collectif Egalité Retraite sur le fondement de la jurisprudence ALITALIA aux fins d’abrogation-retrait des articles R.13 et R.37 du CPCMR à la suite de l’arrêt LEONE de la C.J.U.E. [100], ce sont trente-cinq autres manquements à l’obligation de déport qui ont été invoqués sur une soixantaine de pourvois rejetés entre 2004 et 2012, en particulier à l’occasion de l’arrêt n°265097 D’Amato du 23 décembre 2004 pour lequel trois conseillers sur six des sous-sections réunies avaient également pris part aux avis consultatifs. Malgré la gravité de ce grief, le Conseil d’Etat a écarté la Q.P.C. toujours considérée comme « inapplicable au litige », de même que la question préjudicielle fondée sur le défaut d’impartialité invoqué au visa de l’article 47 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, en rejetant le recours sur le fond le 19 octobre 2016 par application mutatis mutandis des considérants de l’arrêt Quintanel, arrêt assorti d’une amende civile de 1 000€ pour « recours abusif », ce qui n’exclut pas un certain arbitraire de la part de la haute juridiction [101].3
26. En d’autres termes, le Conseil d’Etat a lui-même jugé que la Cour de Luxembourg n’avait pas contredit sa propre jurisprudence, que la discrimination indirecte constatée par l’arrêt Leone était en réalité justifiée, ce qui justifiait aussi de son refus de renvoi préjudiciel permettant d’exclure sa propre responsabilité et ce, dans une formation de jugement gravement affectée par sa violation de l’obligation de déport dont nul autre que lui n’aurait à connaître, surtout pas la Cour de Justice de l’U.E. ni le Conseil Constitutionnel. Et si l’on considère les innombrables jugements et arrêts de rejets prononcés par les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel selon une stricte discipline juridictionnelle, y compris sur le fondement de la jurisprudence KÖBLER avant ou après l’arrêt Leone de 2014, ce qui confirme l’inconsistance de ces recours en responsabilité devant les juridictions françaises.
En conclusion, ces affaires Griesmar à Bryssens en passant par Leone et Quinanel dépassent la simple « saga contentieuse ». C’est une véritable épopée judiciaire qui a montré les limites aux principes de supériorité du droit communautaire, de protection juridictionnelle effective et d’impartialité contournés par la justice administrative française. Mais ce faisant, c’est à l’Etat de Droit que le Conseil d’Etat a porté une atteinte grave, ainsi qu’à la crédibilité de l’institution elle-même dans ses plus hautes fonctions juridictionnelles. Il faut espérer que la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui est saisie depuis 2017, soit appelée à le dire prochainement de manière claire et dans un délai raisonnable.