De la souffrance individuelle au préjudice collectif : élargir la définition juridique
Le harcèlement moral (art. 222-33-2, Code pénal), constitue une infraction caractérisée par une série d’agissements répétés ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits, à la dignité, à la santé physique ou mentale d’un salarié, ou de compromettre son avenir professionnel. Ce cadre juridique, fondé sur la réitération d’actes préjudiciables, vise à protéger l’individu contre des pratiques hostiles, souvent insidieuses, qui compromettent l’intégrité psychique (art. 222-1 à 222-67-1, Code pénal) dans l’environnement professionnel.
Cependant, dans la pratique, le champ des formes de harcèlement s’est considérablement diversifié, révélant une complexité que la lettre de la loi ne saisit pas toujours immédiatement. Outre le harcèlement interpersonnel (le plus connu, ordinairement illustré par une relation toxique entre un supérieur et un subordonné), on identifie désormais :
- des formes managériales (L. 1152-1 Code du travail), issues des instructions données par la hiérarchie ;
- des formes entre pairs, résultant de dynamiques de groupe délétères ;
- une forme plus structurelle et pernicieuse : le harcèlement institutionnel, reposant sur une stratégie organisationnelle plaçant les salariés dans une spirale d’épuisement psychologique.
Cette dernière configuration dépasse le simple conflit de personnes, dont l’origine du préjudice réside dans des dispositifs collectifs. Ceux-ci sont caractérisés comme suit : objectifs irréalistes, réorganisations brutales, absence de soutien hiérarchique, voire politique d’éviction masquée.
La référence reste le cas de France Télécom, où la politique de « transformation » visait, entre 2006 et 2009, à réduire drastiquement les effectifs sans recourir à des licenciements. Elle impliquait des mobilités forcées, une pression psychologique constante sur les cadres, le tout couronné d’un système de quotas destiné à contraindre les agents à quitter l’entreprise « par eux-mêmes ». Cette affaire a ouvert la voie à une interprétation plus dynamique et extensive de l’infraction, en tenant compte des effets collectifs et durables d’un management délétère.
En définitive, le glissement de la souffrance individuelle vers un dommage collectif appelle à repenser la typologie du harcèlement moral dans une perspective élargie. La reconnaissance de formes de harcèlement systémiques permet à la jurisprudence de s’adapter aux évolutions du monde du travail, en particulier dans un contexte où les modèles de gestion néolibéraux tendent à invisibiliser les responsabilités. Le droit pénal s’impose alors comme un outil de plus en plus pertinent pour encadrer les dérives organisationnelles et garantir une protection effective des droits des travailleurs.
Interprétation légale et innovation jurisprudentielle
Le 21 janvier 2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation rend une décision majeure (pourvoi n° 22-87.145) qui vient confirmer et affiner la notion de harcèlement moral institutionnel forgée dans l’affaire France Télécom. Dans cette affaire, la Cour devait répondre à une question centrale : peut-on caractériser un harcèlement moral sans identifier précisément les auteurs ni les victimes, dès lors que l’on constate une stratégie globale de déstabilisation des salariés ? La réponse est clairement positive.
En s’appuyant sur l’article 222-33-2 du Code pénal, la Cour rappelle que l’infraction suppose des agissements répétés ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail. Elle précise toutefois que ces agissements peuvent résulter d’une organisation du travail pathogène, même si l’intention malveillante des dirigeants n’est pas individualisée. L’essentiel est que l’objet même de la politique managériale soit destructeur pour les salariés dans leur ensemble.
Autre innovation majeure : la Cour admet que la preuve de l’infraction ne dépend pas de l’identification nominative des victimes. Il suffit que la politique d’entreprise crée un climat de souffrance méthodique, observable à travers les effets néfastes sur le collectif. Ce raisonnement s’appuie sur une lecture finaliste du droit pénal, articulée autour du principe de légalité et de prévisibilité de la norme (art. 8 ddhc, art. 111-3 et 111-4 Code pénal) : dès lors que les dirigeants pouvaient prévoir les conséquences de leurs décisions sur les conditions de travail, leur responsabilité pénale peut être engagée.
Cette décision marque un progrès décisif dans l’adaptabilité du droit pénal aux réalités du travail contemporain, où les atteintes à la dignité ne prennent plus nécessairement la forme de comportements directs, mais bien souvent celle d’un système oppressif légitimé par les logiques de performance.
L’architecture pénale et la responsabilité managériale
La consécration du harcèlement moral institutionnel en tant qu’infraction pénale s’appuie notamment sur l’article 121-2 du Code pénal, selon lequel « Les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. » Cette disposition ouvre la voie à la mise en cause directe des entreprises en tant qu’entités, lorsqu’un dysfonctionnement systémique est le fruit d’une stratégie assumée par la direction.
Dans le cas de France Télécom, la justice a estimé que les cadres dirigeants avaient agi en connaissance de cause, orchestrant un système visant à provoquer des départs massifs. Ainsi, la culpabilité pénale s’apprécie selon plusieurs critères : la répétition des agissements, la connaissance des effets nocifs sur les salariés, et surtout, l’intention organisationnelle, même déguisée sous des objectifs économiques. Le caractère institutionnalisé du harcèlement devient alors l’élément constitutif de l’infraction.
Les sanctions encourues pour harcèlement moral incluent jusqu’à 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, portés à 3 ans et 45 000 euros, voire plus si la victime est en situation de vulnérabilité. En outre, les dispositions relatives à la complicité permettent de poursuivre les managers intermédiaires, dès lors qu’ils ont sciemment relayé ou mis en œuvre les directives incriminées. Le spectre de la responsabilité pénale s’étend donc à l’ensemble de la chaîne hiérarchique.
Obligations préventives et culture de la conformité
Au-delà de la sanction, le droit impose aux employeurs une obligation générale de prévention des risques professionnels, dont les risques psychosociaux (art. L.4121-1 et suivants, Code du travail). Cela inclut l’évaluation régulière des conditions de travail, l’information des salariés et la mise en œuvre de dispositifs de prévention adaptés.
Dans cette dynamique, les comités sociaux et économiques (CSE) ainsi que les commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) jouent un rôle crucial pour détecter les signaux faibles. Ils doivent être associés aux audits RH, aux enquêtes internes et à l’élaboration de protocoles d’alerte. L’intégration de chartes éthiques, de dispositifs de protection des lanceurs d’alerte et de formations juridiques en droit social contribue à ancrer une culture de vigilance.
À cet effet, le cabinet Ingenium Consultants accompagne les organisations dans la mise en place de cadres de conformité et de prévention en lien avec les recommandations de la DGT ou de l’INRS. C’est à cette condition que l’entreprise peut anticiper les dérives et assumer pleinement sa responsabilité sociale et pénale.
La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel comme infraction pénale autonome confère aux salariés de nouveaux outils pour se défendre face à des structures managériales nocives. L’interprétation dynamique de l’article 222-33-2 du Code pénal, appuyée par des décisions comme celle du 21 janvier 2025, montre que la justice peut s’adapter aux réalités contemporaines. Des décisions salvatrices dans un monde professionnel où la souffrance ne résulte plus nécessairement de l’acte d’un supérieur identifiable, mais d’un système d’organisation pernicieux. Dès lors, développer une culture juridique proactive au sein des entreprises, fondée sur l’éthique, la transparence et la responsabilité est impératif. La formation des dirigeants, la sensibilisation des salariés et la vigilance des corps intermédiaires sont des leviers essentiels pour prévenir les dérives collectives.
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