Dans ces conditions, Xavier Marabout a revendiqué son droit à la liberté d’expression, et fait valoir l’exception de parodie.
Le 10 Mai 2021, le Tribunal judiciaire de Rennes s’est prononcé en faveur de ce dernier, mettant en balance la liberté d’expression de l’artiste et les droits de l’auteur, source de l’inspiration du parodiste [1].
- Crédit : Hergé.
I. La caractérisation de l’originalité des personnages issus de l’œuvre de Hergé.
“Il est suffisamment établi que le personnage Tintin est inspiré de l’œuvre de Benjamin Rabier, ainsi que l’a déclaré Hergé lui même [...] néanmoins, Hergé faisant usage de son propre génie créatif en a fait un homme adulte, qui s’en distingue désormais et constitue un personnage original en ce qu’il est rattaché à son auteur dont l’œuvre est caractérisée par la ligne claire”.
L’article L112-2 du CPI énumère une liste non exhaustive d’œuvres de l’esprit protégeables par le droit d’auteur. Si aucune définition précise de l’œuvre protégée n’est donnée par la législation, la jurisprudence a depuis longtemps reconnu que cette protection s’étend aux créations de forme originale perceptible. Ainsi, les juges ont communément admis que les personnages peuvent constituer une œuvre artistique susceptible de protection par le droit d’auteur.
Pour le Tribunal de Rennes, la discussion sur l’originalité du personnage de Tintin tout comme des autres personnages créés par Hergé est indéniable, et a par ailleurs été reconnue par plusieurs décisions de justice [2].
Bien que Hergé se soit inspiré de l’œuvre de Benjamin Rabier pour la création de son personnage emblématique, le Tribunal relève que le personnage de Tintin dispose de caractéristiques qui lui sont propres telles que sa houppette ou encore son pantalon de golf. Hergé a fait le choix d’en faire un personnage adulte et de le dessiner selon des traits qui lui sont propres. Ces différents choix caractérisent l’empreinte de la personnalité de l’auteur, qui transparaît au travers d’un personnage singulier et original de ce fait, protégeable par le droit d’auteur.
Le Tribunal rappelle que les personnages illustrant les bandes-dessinées peuvent être protégés comme œuvre originale de manière distincte de l’œuvre originale, ce qui est le cas en l’espèce.
Ainsi, le héros de bande dessinée est protégé par le droit d’auteur indépendamment de l’univers dans lequel il évolue. Or, sa transposition dans l’environnement austère de Hopper, où le personnage est représenté en présence de femmes, transporté dans l’Amérique des années 50 est inhabituelle et suscite alors un questionnement quant à une éventuelle atteinte qui serait portée au droit moral de Hergé [3].
Dans ce contexte, l’exception de parodie vient au secours de la liberté d’expression et artistique, permettant d’écarter la caractérisation d’une atteinte aux droits d’auteur.
II. La recevabilité de l’exception de parodie au service de la liberté artistique.
- Crédits : Xavier Marabout.
“Le fondement de l’exception de parodie est la liberté d’expression, laquelle se traduit pour l’auteur d’œuvres peintes par une liberté de l’inspiration, de sorte que Xavier Marabout peut faire usage de cette liberté à la condition de ne pas porter atteinte à l’œuvre originale”.
C’est par une démonstration didactique que le tribunal reconnaît la parodie en vérifiant les principaux critères d’une telle exception posée par l’article L122-5 du CPI, appliqués au cas d’espèce :
1° L’intention humoristique raille l’œuvre originale en prêtant aux personnages connus des discours ou des attitudes inhabituelles.
“Cette intention humoristique est également ressentie par le tribunal qui constate que l’œuvre austère d’Edward Hopper se trouve réinterprétée dans un sens plus animé, plus vivant par l’inclusion de personnages (et de véhicules) notamment issus de l’œuvre de Hergé qui viennent y vivre une relation sans doute teintée d’affection et d’attirance sexuelle".
L’intention humoristique se retrouve dans la transposition de ce petit reporter au sein des décors de Hopper souhaitant lui faire découvrir un autre monde où la présence féminine était absente chez Hergé et plaçant Tintin dans un décor inhabituel caractérisé par la sobriété et la tristesse émanant des œuvres de Hopper. Cette situation provoque ainsi le sourire chez le spectateur, laissant libre cours à son imagination quant à la juxtaposition de ces différents éléments et la signification qu’il entend donner à l’œuvre.
De même, le choix du nom des œuvres par Xavier Marabout, qui a transformé les titres ou repris des éléments de l’œuvre originale, conforte cette intention humoristique de l’artiste-peintre et son approche parodique.
Il est par ailleurs intéressant de noter que le Tribunal admet que cette intention railleuse peut être rapportée par différents commentaires et témoignages de presse, de critiques d’art ou de simples amateurs en relation avec l’œuvre de l’artiste.
2° L’œuvre parodique emprunte à l’œuvre originale, tout en se démarquant de celle-ci, afin que le public comprenne qu’il ne s’agit ni d’extraits de l’œuvre originale, ni d’une adaptation autorisée par l’auteur. C’est ce que le tribunal appelle l’identification immédiate de la parodie.
Pour que l’œuvre soit considérée comme parodique, il faut qu’elle soit flagrante, criante, elle doit sauter aux yeux, afin que l’observateur reconnaisse immédiatement le clin d’œil à l’œuvre originale tout en sachant pertinemment qu’il s’agit seulement d’une parodie.
A cet égard, les juges du fond relèvent le choix de Xavier Marabout de réaliser des tableaux en acrylique, support très différent de la bande dessinée de Hergé et d’adopter des lignes claires typiques de l’auteur du personnage de Tintin.
C’est cette distanciation avec l’œuvre originale qui permet à la parodie d’exister au sein d’une composition mêlant plusieurs univers.
3° L’œuvre parodique peut avoir un but critique.
Plusieurs toiles de Xavier Marabout placent Tintin dans des situations de désarroi, voire de doute. L’artiste-peintre laisse transparaître au travers de certaines de ses toiles, des interrogations sur la vie intime du personnage et apporte des questionnements face à l’œuvre de Hergé. La critique est ainsi tournée vers Hergé qui a volontairement écarté les femmes de l’univers de Tintin.
En l’espèce les juges considèrent que les toiles de Xavier Marabout “entrent bien dans le cadre de l’exception de parodie en ce qu’elles citent l’œuvre de Hergé de manière à la fois reconnaissable et distincte, dans un but humoristique ou critique” [4].
4° L’œuvre parodique ne crée pas de risque de confusion avec l’œuvre originale.
Les juges du fond relèvent que la notoriété de l’œuvre de Hergé est telle que celle-ci est parfaitement identifiée par le public familiarisé depuis des décennies.
Par ailleurs, les œuvres sont signées Xavier Marabout et vendues sous forme de tableaux sur toile ce qui ne permet pas de laisser penser que Hergé aurait pu être l’auteur de telles œuvres et générer un risque de confusion.
“le propos parodique est d’emblée perçu à la lecture du titre qui fait référence à l’œuvre de Hopper [...] et par les citations des personnages de Hergé, une juxtaposition de deux univers renseignant immédiatement sur la volonté de l’auteur de travestir et de détourner les images avec le dessein de constituer une œuvre “à la manière de Hopper” où sont transportés Tintin et d’autres personnages de Hergé”.
La comparaison des œuvres de Hopper et Xavier Marabout démontre bien que le peintre américain a une place dominante dans l’inspiration de l’artiste. A titre d’exemple, l’œuvre de Xavier Marabout “Hôtel Osborne, chambre 379” fait référence à la Toile “Hôtel Room” de Hopper : la jeune femme solitaire de Hopper se travestit en un Tintin séducteur différent de celui de Hergé.
Le risque de confusion ne peut dès lors qu’être écarté, Hopper et Hergé ne constituant pas le binôme emblématique de Dupond et Dupont...
- Crédits : dessin de gauche, Edward Hopper et dessin de droite, xavier Marabout.
Le Tribunal conclut que Xavier Marabout a créé des œuvres originales, qui bien qu’ inspirées de Hopper et Hergé rendent hommage à ses inspirateurs. En affirmant clairement que l’inspiration artistique tient toujours compte des œuvres antérieures, les juges du fond admettent ainsi la nécessité de mettre en balance les intérêts des auteurs, des artistes, dans le cadre d’éventuelles imitations ou reproductions, lesquelles ne peuvent être interdites, par principe, au nom de la liberté d’expression.En l’espèce les citations étant claires, il n’existe pas de risque de confusion et l’exception de parodie est parfaitement recevable et fondée.
III. L’appréciation de l’atteinte portée aux droits patrimoniaux de Hergé.
Le Tribunal a cherché à analyser si la démarche de Xavier Marabout n’était pas purement mercantile, dans le but de s’approprier la valeur économique de l’œuvre de Hergé.
Les juges du fond ont procédé à une comparaison des revenus générés par l’œuvre de Hergé (230 millions d’albums vendus) et les 23 tableaux de Xavier Marabout. Ils ont analysé que le public ciblé n’était pas le même selon qu’il s’agit pour l’un d’acquéreurs de tableaux, connaisseurs du marché de l’art et pour l’autre d’amateurs de bandes dessinées.
Après avoir mis en balance les intérêts des parties, les juges en ont déduit que la violation alléguée des droits de l’auteur n’entraîne qu’une perte financière minime voire hypothétique pour les ayants droit, la liberté de création de l’auteur prévalant sur les simples intérêts financiers des titulaires de droits.
IV. L’ absence de concurrence déloyale.
Le Tribunal applique ici une règle classique en matière d’action en contrefaçon et en concurrence déloyale. En effet, ces deux actions peuvent se cumuler lors d’une même procédure, sous réserve que l’action en concurrence déloyale repose sur des faits distincts de ceux invoqués pour l’action en contrefaçon. Alors que l’action en contrefaçon est ouverte à celui qui prétend avoir subi une atteinte portant à une œuvre de l’esprit ou une création, l’action en concurrence déloyale vient sanctionner des actes déloyaux qui sont relatifs à des abus en lien avec la liberté de commerce et de l’industrie. Le plaignant doit dans cette seconde hypothèse démontrer une faute fondée sur l’article 1240 du Code civil.
S’il en avait été autrement dans le cas d’espèce, l’exception de parodie aurait été vidée de toute portée puisque la même faute invoquée au titre de la contrefaçon ne peut pas également caractériser un comportement fautif parasitaire.
Le Tribunal rappelle que la clientèle visée en ce qui concerne les activités commerciales, d’exploitation de l’œuvre de Hergé par la société Moulinsart se distingue clairement de celle concernant l’activité créatrice de Xavier Marabout, si bien que la concurrence déloyale ne peut être caractérisée.
V. L’existence d’un dénigrement fautif.
“La communication de la société Moulinsart ne s’est entourée d’aucune précaution, présentant comme acquise l’existence d’une contrefaçon alors même que Xavier Marabout avait, dès la première sommation invoqué l’exception de parodie, ce faisant elle a directement provoqué le retrait des œuvres et nécessairement occasionné un préjudice à Xavier Marabout”.
- Crédit : Xavier Marabout.
Le dénigrement constitue un acte de concurrence déloyale, défini habituellement comme la divulgation par une partie d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée par une certaine mesure.
Le Tribunal, appliquant cette définition aux faits de l’espèce, a reconnu que le fait pour la société Moulinsart d’avoir contacté d’autres sociétés dans le domaine des arts afin de les prévenir que Xavier Marabout reproduisait au sein de ses toiles le personnage Corto Maltese, ou encore qu’il n’avait pas l’autorisation d’exploiter l’œuvre de Hergé, amenant celles-ci à mettre en demeure l’artiste-peintre parodiste, constituait bien une divulgation d’information de nature à discréditer l’artiste.
Ainsi, en portant une appréciation péjorative sur les créations de Xavier Marabout et en demandant le retrait de la commercialisation de ses œuvres à ces sociétés tierces, la société Moulinsart a agi avec une intention malveillante, s’exposant à des actes de dénigrement
Le Tribunal a en conséquence alloué la somme de 10 000 euros à Xavier Marabout en réparation du préjudice subi du fait des actes de dénigrement réalisés par la société Moulinsart.
Par cette décision, les juges s’inscrivent dans la veine de la jurisprudence influencée par le droit de l’Union européenne, celle d’une balance des intérêts entre liberté d’expression et droit d’auteur laissant ainsi prospérer une exception chère au droit d’auteur, celle de l’intention parodique. Au 1er Janvier 2054, les œuvres de Hergé tomberont dans le domaine public. Dès lors, la société Moulinsart n’aura plus de monopole sur l’exploitation de l’œuvre de Hergé et devra adapter sa stratégie de protection tenace de son personnage phare.
Si l’artiste peintre parodiste a effectivement “marabouté” le personnage de Tintin, pour y apporter une vision hopperienne de l’œuvre de Hergé, force est de constater que le droit d’auteur n’est pas absolu et trouve nécessairement ses limites dans la liberté d’expression des artistes.
Notons que dans le cadre de cette affaire, les ayants droits peuvent encore faire appel de la décision de première instance dans un délai d’un mois.
Affaire à suivre !