On sait que, même si elle n’est pas prévue explicitement, l’obligation des tribunaux internes de motiver leurs décisions a été affirmée à maintes reprises par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), dès lors que l’absence de motivation peut conduire à des abus et que, par ailleurs, la motivation des jugements et arrêts permet aux justiciables d’exercer utilement les recours existants [1].
De surcroît, le droit à un procès équitable n’aurait pas de sens si les arguments et observations des parties n’étaient pas dûment examinés par la juridiction saisie.
En d’autres termes, « l’article 6 [de la Convention] implique à la charge du « tribunal » l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence » [2].
C’est ainsi que, d’après la CEDH, si l’obligation de motivation n’implique pas une réponse circonstanciée à chaque argument des parties, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens de fait et de droit qui sont décisifs pour l’issue de la procédure en cause [3].
Et l’on sait que la question de savoir si un tribunal national a respecté l’obligation de motiver ses décisions est appréciée à la lumière des circonstances de chaque espèce [4].
La Jurisprudence de la CEDH rappelle que le droit d’accès aux tribunaux consacré par l’article 6 de la Convention peut être soumis à des limitations prenant la forme d’une réglementation par l’Etat.
Celui-ci jouit donc d’une certaine marge d’appréciation mais les limitations appliquées doivent poursuivre un but légitime et ne doivent pas restreindre ni réduire l’accès ouvert à un individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même [5].
Selon la CEDH, l’article 6 de la Convention n’exige pas que soit motivée en détail une décision par laquelle une juridiction de recours, se fondant sur une disposition légale spécifique, écarte un recours comme dépourvu de chance de succès [6].
A titre d’illustration, dans une affaire récente en date du 3 avril 2020 [7], les juges du Palais-Royal ont rendu une décision de non-admission d’un pourvoi en cassation dirigé contre un arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Lyon en date du 3 octobre 2019 [8].
Ils ont considéré qu’aux termes de l’article L822-1 du Code de justice administrative (CJA), selon lequel « le pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat fait l’objet d’une procédure préalable d’admission. L’admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n’est fondé sur aucun moyen sérieux », les moyens soutenus par l’exposante ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi.
Le justiciable a estimé, s’inspirant en cela d’un article paru en novembre 2013 intitulé « Du bon usage de la procédure d’admission des pourvois en cassation » (par M° Denis Garreau) que la Jurisprudence de la CEDH rappelée supra n’était pas transposable mutatis mutandis à sa situation au motif que la décision de non-admission de son pourvoi, comme beaucoup d’autres, devait s’analyser comme un arrêt de rejet motivé très succinctement par le renvoi à une formule stéréotypée : « aucun de ces moyens n’est de nature à permettre l’admission du pourvoi » qui trouve son fondement dans les dispositions de l’article L822-1 du CJA.
Le refus d’admission de son pourvoi ne serait donc pas fondé sur son irrecevabilité car l’appréciation de l’irrecevabilité est objective (la nature de la décision attaquée, personne du demandeur, forme du pourvoi ou délais de procédure) mais sur l’absence de moyens sérieux.
Sauf erreur, il n’existe, à notre connaissance, pas de définition de la notion de « moyen sérieux » au sens des dispositions de l’article L822-1 du CJA.
Dans une réponse ministérielle à une question d’un Sénateur [9], le Ministre de la Justice a indiqué que
« la reconnaissance d’un moyen de cassation sérieux, notion issue de l’article L822-1 du CJA, ne se prête pas à une définition générale dès lors que la pertinence de ce moyen fait l’objet d’un examen au cas par cas et qu’une telle définition risquerait de réduire la portée du contrôle effectué par le Conseil d’Etat en qualité de juge de cassation ».
Cependant, l’imperatoria brevitas de la motivation de la décision du 3 avril 2020 peut laisser penser au justiciable qu’elle ne l’a pas mis en mesure de savoir pourquoi son pourvoi en cassation n’a pu être admis, le privant ainsi d’un recours effectif et d’un procès équitable que caractérise la motivation d’une décision juridictionnelle.
Quels sont les éléments objectifs, tirés de l’examen de son pourvoi en cassation, qui ont permis aux juges du Conseil d’Etat de conclure à la non-admission de son recours ?
A l’exception des juges eux-mêmes, nul ne le sait et encore moins l’exposante au pourvoi.
Or, la motivation d’une décision juridictionnelle est l’une des exigences du procès équitable.
L’insuffisante motivation des décisions de non-admission du Conseil d’Etat pose donc un véritable problème : l’impossibilité de connaitre et de comprendre les raisons de la non-admission du recours.
Qui plus est, l’absence de motivation d’un arrêt de non-admission peut laisser penser au justiciable que la procédure dont il a fait l’objet n’est qu’un « instrument de gestion des stocks de dossiers » ou « un outil raisonné de maîtrise du flux des pourvois en cassation » alors qu’elle a pour objectif de donner une réalité à cette voie de recours extraordinaire qu’est le pourvoi en cassation.
Une analogie peut ici être avancée avec le rôle de filtre du Conseil d’Etat dans le cadre des QPC, lorsque l’on peut parfois être tenté de reprocher aux juges du Palais- Royal d’apprécier la question du caractère nouveau ou du caractère sérieux de la question posée, d’ores et déjà au regard des règles constitutionnelles (« maîtrise du flux des QPC »).
En outre, le juge de cassation ne doit pas choisir les pourvois en fonction de leur intérêt : il n’a pas à apprécier la valeur du moyen en prenant en considération l’enjeu ou l’intérêt du litige et le caractère sérieux du moyen de cassation ne peut dépendre de conjectures sur l’issue finale du litige après cassation.
De même, le refus d’admission d’un pourvoi doit être réservé aux pourvois manifestement mal fondés et qui n’ont aucune chance de prospérer.
Cependant, face à la formule selon laquelle « aucun des moyens n’est de nature à permettre l’admission du pourvoi », comment un justiciable peut-il avoir la garantie que le Conseil d’Etat s’est livré à un examen effectif des moyens soulevés et que lesdits moyens n’avaient aucune chance de prospérer ?
Doit-il se contenter des seules conclusions du Rapporteur Public qui peuvent, éventuellement, expliciter le sens de la décision du Conseil d’Etat ?
A la lecture de la décision du 3 avril 2020, l’exposante ne connait, ni ne comprend les raisons de la non-admission de son pourvoi, elle ne dispose pas d’une grille des critères d’admission et il manque, dans la décision du Conseil d’Etat, la confrontation de la relation des moyens de cassation aux motifs de la décision de la Cour Administrative d’Appel de Lyon attaquée.
Par sa motivation lapidaire, le Conseil d’Etat ne répond pas véritablement aux moyens de cassation soulevés, laissant ainsi au justiciable un sentiment de frustration.
Face à cette insuffisante motivation de la décision du Conseil d’Etat, le droit à un procès équitable et effectif apparaît alors comme étant méconnu.
Des développements qui précèdent, il apparaissait alors judicieux de saisir, une nouvelle fois, la CEDH afin de tenter qu’elle reconnaisse que l’article L822-1 du CJA ne peut être conforme à la Convention qu’à la seule condition qu’il ne soit interprété comme permettant de ne pas motiver les décisions de refus d’admission d’un pourvoi.
En effet, la seule référence aux dispositions légales de l’article L822-1 du CJA ne permet pas de satisfaire à l’exigence d’un procès effectif et équitable faute d’une réponse explicite aux moyens soulevés par l’exposant.
Le recours aux dispositions légales de l’article L822-1 du CJA justifierait davantage de motivation et le renforcement de la motivation du CE en matière de non-admission des pourvois en cassation serait à même d’éclairer utilement les justiciables sur le sens de la décision rendue.
Ce défaut prive le justiciable du droit qu’il avait d’obtenir une décision motivée et méconnaît les droits qu’il tient des articles 6-1 et 13 de la Convention.
Le refus d’admission de son pourvoi en cassation par le Conseil d’Etat lui ferme définitivement la porte à un recours effectif contre la décision d’appel qu’il entendait critiquer devant les juges du Palais Royal.
Malheureusement cet ultime recours du justiciable n’a été qu’un « coup d’épée dans l’eau » car par une décision en date du 27 août 2020, la CEDH s’en est tenu à sa Jurisprudence antérieure [10] pour déclarer la requête irrecevable au motif que
« les faits dénoncés ne révèlent aucune apparence de violation des droits et libertés énumérés dans la Convention ou ses protocoles ».
Pour reprendre les paroles d’une célèbre chanson d’Eddy Mitchell, « C’était la dernièr’ séquence, C’était sa dernièr’ séance, Et le rideau sur l’écran est tombé » marquant un point final à près de 10 ans de joutes procédurales entre le contribuable et l’Administration fiscale.