Injonctions de retrait des contenus à caractère terroriste : un risque d'atteinte à la liberté d'expression. Par Lucas Segal et Margaux Brochelard, Avocats.

Injonctions de retrait des contenus à caractère terroriste : un risque d’atteinte à la liberté d’expression.

Par Lucas Segal et Margaux Brochelard, Avocats.

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Explorer : # liberté d'expression # censure # régulation d'internet # lutte contre le terrorisme

Ce que vous allez lire ici :

Un recours déposé devant le Conseil d'État remet en question le décret français adaptant le Règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne. Les organisations invoquent une atteinte à la liberté d'expression, affirmant que le règlement donne trop de pouvoir aux forces de l'ordre pour décider de ce qui peut être dit en ligne.
Description rédigée par l'IA du Village

La lutte contre le terrorisme s’accompagne parfois de victimes collatérales, qui peuvent être nos libertés fondamentales.
Dans une démarche pavée de bonnes intentions, le législateur européen a adopté, le 29 avril 2021, le Règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (TERREG) qui instaure notamment une obligation pour les hébergeurs de retirer, dans l’heure, les « contenus à caractère terroriste ».

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En effet, comme l’écrivait Sartre, « les mots sont des pistolets chargés » et l’on sait que les contenus, sous toutes leurs formes, diffusés via internet, ont favorisé ou déterminé le passage à l’acte terroriste dans de nombreux cas.

Néanmoins, internet reste le lieu de l’expression citoyenne et artistique, mais aussi de la diffusion d’informations, et les dispositifs sécuritaires à l’excès sont de nature à entraver la liberté qui s’y exerce.

C’est en tout cas ce que dénonce une coalition de six organisations [1] dans un recours déposé le 9 novembre dernier devant le Conseil d’Etat contre le décret français adaptant le Règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne [2].

Ces organisations soulignent notamment que

« bien que la lutte contre le terrorisme soit un objectif important, le TERREG menace la liberté d’expression et l’accès à l’information sur internet en donnant le pouvoir aux forces de l’ordre de décider de ce qui peut être dit en ligne ».

L’application du Règlement européen sur le territoire français risquerait ainsi d’entrainer un phénomène de sur-censure.

Dans le cadre de ce recours, les six organisations demandent au Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle sur la validité du Règlement au regard des droits fondamentaux protégés par le droit de l’UE.

I - Qu’est-ce qu’un contenu à caractère terroriste ?

La notion de « contenu à caractère terroriste » est une innovation du Règlement européen contre la diffusion du terrorisme en ligne et n’existait pas en droit interne avant son adoption.

Il convient donc de se référer à l’article 2 de ce Règlement qui définit les contenus terroristes comme « le matériel » qui prône ou glorifie les actes de terrorisme, sollicite une personne ou un groupe de personnes pour commettre de tels actes ou participer aux activités d’un groupe terroriste, fournit des instructions pour fabriquer ou utiliser des armes ou autres explosifs afin de commettre des actes terroristes ou constitue une menace quant à la commission d’infractions terroristes.

Les dispositions de la LCEN [3], qui intègrent le dispositif en droit interne, ne reprennent pas les définitions prévues par le Règlement mais évoquent certaines infractions relatives à la communication, prévues par le Code pénal.

Ainsi, la diffusion d’informations aux fins de fabriquer du matériel explosif dans une visée terroriste est une infraction définie à l’article 421-1 du Code pénal. La sollicitation d’une personne pour participer à des actes terroristes est réprimée par l’article 421-2-4 du Code pénal. Le fait de prôner ou de glorifier les actes de terrorisme correspond aux délits de provocation directe aux actes de terrorisme et à l’apologie de ces actes, prévus en droit interne par l’article 421-2-5 du Code pénal.

Par conséquent, sous réserve de l’autonomie du droit de l’Union européenne, la proximité des notions du Règlement et du Code pénal devrait conduire les juges internes à appliquer la jurisprudence rendue aux visas de ces articles.

Or, s’agissant d’infractions de la communication dont l’appréciation dépend de nombreux facteurs - le contexte de la publication, la qualité de son auteur, ses objectifs etc. - la limite est souvent ténue entre un message répréhensible et un message ne devant pas recevoir de qualification pénale.

En effet, on voit surgir des difficultés de qualification dès lors que certaines infractions nécessitent de procéder à une analyse minutieuse du contenu, notamment en ce qui concerne les délits d’apologie et d’incitation qui conduisent à avoir recours à des notions parfois subtiles.

La Cour de cassation estime en effet que le délit d’apologie du terrorisme est constitué lorsque « les propos incriminés tendent à inciter autrui à porter un jugement favorable sur une infraction qualifiée de terrorisme ou son auteur » [4].

Les plaisanteries d’un goût douteux peuvent tomber sous cette qualification puisque la mère d’un enfant portant un t-shirt « Né le 11 septembre - je suis une bombe » et son oncle ayant offert le vêtement ont pu voir leur condamnation en appel sur ce fondement confirmée par la Cour de cassation alors qu’ils avaient été relaxés en première instance. Le débat portait ici notamment sur les divers sens que pouvait revêtir le terme « je suis une bombe » qui se traduit sur le registre familier comme « être très séduisant » [5].

Or internet et les réseaux sociaux étant le lieu de l’expression de l’humour, notamment au moyen de jeux de mots pas toujours heureux, les débats sur la portée des mots qui y sont publiés requièrent bien souvent une analyse approfondie - raison pour laquelle les comparutions immédiates ne sont pas adaptées au traitement de ces infractions.

La caractérisation de l’infraction est d’autant plus compliquée qu’il ne s’agit pas seulement d’identifier l’apologie ou l’incitation mais encore de se trouver en présence d’actes de terrorisme, dont la nature peut être remise en cause notamment par une disqualification en crime de droit commun ou encore en crime de guerre.

II - Le Règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne.

L’essence même du TERREG réside dans les injonctions de retrait prévues en son article 3.

Désormais, chaque État membre est tenu de désigner, à sa discrétion, une autorité compétente ayant le pouvoir d’enjoindre aux fournisseurs de services d’hébergement de retirer les contenus « à caractère terroriste » ou d’en bloquer l’accès dans tous les États membres.

Toute la difficulté de cet article 3 tient au délai de retrait puisque les hébergeurs, tels que Facebook ou X (anciennement Twitter), devront retirer les contenus signalés ou en bloquer l’accès dans un délai maximum d’une heure à compter de la réception de l’injonction de retrait.

En d’autres termes, en France - le gouvernement ayant désigné la direction générale de la police nationale, office centrale de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), devenue entretemps l’OFAC, comme autorité compétente - les forces de police pourront ordonner aux hébergeurs de retirer l’accès à un contenu qu’elles jugent « à caractère terroriste » et ce, dans un délai d’une heure.

Il est à noter que plusieurs obligations sont imposées quant à la forme des injonctions de retrait.

Tout d’abord, toute injonction devra comporter non seulement la référence du type de contenu concerné mais également une motivation détaillant suffisamment les raisons pour lesquelles le contenu est considéré comme ayant un caractère terroriste.

Par ailleurs, une personnalité qualifiée - en France, désignée en son sein par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) - devra obligatoirement être informée des demandes de retrait et pourra, en cas d’irrégularité, recommander à l’autorité compétente d’y mettre fin.

Enfin, concernant les sanctions applicables en cas de manquement aux injonctions, le TERREG laisse aux États membres le soin de les déterminer, tout en précisant que celles-ci doivent être « effectives, proportionnées et dissuasives ». En France, le nouvel article 6-1-3 de la LCEN dispose que tout manquement aux injonctions de retrait sera puni d’un an d’emprisonnement et de 250 000 euros d’amende - sanction aggravée lorsque l’infraction est commise de manière habituelle par une personne morale.

Conformément au droit à un recours effectif consacré par les articles 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 9 du TERREG prévoit que les hébergeurs, ainsi que les fournisseurs de contenus, pourront contester les injonctions de retrait prévues à l’article 3 devant les juridictions de l’État membre de l’autorité compétente ayant émis cette injonction.

À cet égard, le législateur français a prévu, aux termes de l’article 6-1-5 de la LCEN, que les hébergeurs et fournisseurs de contenus disposaient d’un délai de 48 heures, à compter de la réception de l’injonction de retrait ou du moment où il est informé de cette injonction, pour demander au président du tribunal administratif, ou au magistrat délégué par celui-ci, pouvant statuer en juge unique, l’annulation de l’injonction de retrait. Le juge sera alors tenu de statuer dans un délai de 72 heures à compter de sa saisine.

Si de telles dispositions enjoignent au juge administratif de statuer dans un bref délai sur la légalité d’une injonction de retrait, le recours offert aux hébergeurs et fournisseurs de contenus n’est pas suspensif. En cas d’annulation de l’injonction, ces derniers verront donc leur contenu censuré le temps du recours.

III - Un dispositif qui porte atteinte à la liberté d’expression.

Si le Règlement du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne ne fait pas consensus, c’est notamment en raison de son caractère attentatoire à la liberté d’expression.

D’abord, le choix de l’OFAC comme autorité compétente interroge dans la mesure où la compétence est donnée à une sous-direction de la police nationale quand la création d’une autorité indépendante ou une dévolution au régulateur de la communication numérique, l’ARCOM, aurait pu présenter davantage de garanties pour la liberté d’expression.

Ensuite, les différentes dispositions du TERREG, relatives au délai de suppression de contenu à caractère terroriste ainsi qu’à la mise en œuvre de « mesures spécifiques » pouvant être imposée aux hébergeurs pour prévenir la publication de contenus terroristes, risquent d’entrainer la mise en place d’outils automatisés de modération de contenus par ces hébergeurs.

Or, la plupart de ces dispositifs de filtrage sont, à ce jour, incapables de prendre en compte le contexte de la publication et donc de différencier les contenus journalistiques, militants, ni même la satire, ce qui expose les citoyens et les fournisseurs de contenus à un risque de censure.

Quand bien même les hébergeurs mettraient en place un traitement de ces injonctions par des personnes humaines, il est particulièrement difficile de statuer en soixante minutes sur le caractère terroriste ou non de certains contenus, aboutissant une fois de plus à un risque de sur-censure.

Par ailleurs, l’absence totale de contrôle par un juge judiciaire des émissions d’injonctions de retrait de contenu par l’autorité désignée comme compétente par les États membres constitue une menace certaine pour la liberté d’expression et l’accès à l’information sur internet.

Ainsi que le rappelle la Ligue des droits de l’Homme dans une lettre ouverte en date du 25 mars 2021, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne protège

« la liberté de recevoir et de communiquer des informations et stipule que l’expression licite est protégée et ne devrait être limitée qu’ultérieurement, par un tribunal et sur demande légitime ».

Enfin, l’atteinte aux libertés fondamentales est aggravée par le caractère transfrontalier des injonctions de retrait prévues par le TERREG dès lors que chaque État membre sera en mesure d’enjoindre à des hébergeurs de supprimer un contenu au-delà de son territoire et ce, sans tenir compte des divergences de règlementation en matière de liberté d’expression et de terrorisme.

Si le Conseil d’État devrait prochainement se prononcer sur la saisine, ou non, de la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle sur la validité du TERREG, le Conseil constitutionnel est venu, quant à lui, confirmer la conformité de ses dispositions à la Constitution.

En effet, par une décision datée du 13 août 2022, le Conseil constitutionnel a considéré que la détermination du caractère terroriste des contenus en cause n’était pas laissée à la seule appréciation de l’autorité administrative et le droit de recours des fournisseurs d’hébergement et de contenus à une injonction de retrait était suffisamment efficient.

Lucas Segal, Avocat à la Cour
et Margaux Brochelard, Avocate à la Cour
Barreau de Paris

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Notes de l'article:

[1La Quadrature du Net, Access Now, Article 19, European Center for Not-for-Profit Law, European Digital Rights et Wikimedia France.

[3Loi pour la confiance dans l’économie numérique.

[4Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 17 mars 2015, 13-87.358, Publié au bulletin.

[5Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 17 mars 2015, 13-87.358, Publié au bulletin.

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