Admise à l’École nationale de la magistrature (ENM) en 2008, Anne Fournet, a été successivement substitut placé auprès du procureur général près de la cour d’appel (2010-2013), substitut puis vice-procureure près du tribunal de grande instance (2013-2019) à Paris. Désormais, elle est magistrat-colonel auprès du ministère des Armées, cheffe du bureau des relations judiciaires à la division des affaires pénales militaires de la direction des affaires juridiques [2].
Jacques Sauvaget : Pourquoi avez-vous choisi cette affectation au sein de la division des affaires pénales militaires de la direction des affaires juridiques ?
Anne Fournet : « Comme beaucoup de jeunes étudiantes en droit, j’ai entamé mes études en projetant d’exercer des fonctions de juge aux affaires familiales ou de juge des enfants, afin d’apporter un équilibre à des personnes vulnérables et de trouver des solutions justes et des axes de travail raisonnables dans des situations que les passions rendent, a priori, inextricables.
En découvrant la réalité du métier à l’ENM, j’ai fait le choix de fonctions pénalistes et ai choisi de n’exercer jusqu’à aujourd’hui qu’au sein du ministère public.
J’y apprécie de travailler au service de l’intérêt public, dans des situations individuelles.
Depuis maintenant 15 ans, je trouve dans chaque dossier un intérêt sans cesse renouvelé et y lis les particularités de l’humanité, avec ses forces, ses faiblesses, ses passions, ses haines, ses moteurs idéologiques, culturels, psychologiques, et le sens que l’on donne au respect de la loi.
Exercer au parquet, dans le rôle du ministère public, permet de prendre les décisions nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale, d’orienter les procédures en fonction de la gravité des faits et d’exprimer publiquement le sens de l’intérêt collectif en proposant les solutions adaptées pour sanctionner à leur juste mesure les auteurs, en prenant en considération les victimes.
Au fil des années, j’ai endossé dans le domaine pénal des fonctions de plus en plus exposées jusqu’à celles, exceptionnelles, au parquet antiterroriste. Dans ce domaine en particulier, de lutte contre la terreur, la notion d’ordre public, le sens de la peine y apparaissent particulièrement prégnants. Le rôle du ministère public, souvent très médiatisé, y revêt une profondeur évidente.
C’est dans la continuité de mon engagement au service de la France, par le prisme des situations pénales individuelles et dans des domaines touchant au secteur régalien que j’ai choisi de poursuivre, dans le cadre d’un détachement, mes fonctions comme cheffe du bureau des relations judiciaires au ministère des Armées le 1ᵉʳ janvier 2024.
Je consacre désormais toute mon énergie à apporter mon concours pour que la justice soit rendue de manière transparente et éclairée, lorsque des militaires en exercice sont mis en cause dans des procédures pénales et lorsque le ministère peut participer au processus probatoire judiciaire ».
Quelles sont les missions et les ressources humaines de la division des affaires pénales militaires (DAPM) ?
« La DAPM est la seule structure militaire de la direction des affaires juridiques (DAJ).
Division au sens organique du terme, elle est dirigée par un magistrat avec le grade d’assimilation de général et composée de greffiers militaires issus de toutes les armées et de trois autres magistrats de l’ordre judiciaire en position de détachement temporaire au ministère des Armées.
Les greffiers militaires sont des militaires de carrière recrutés parmi les sous-officiers et officiers mariniers des armées, des services et des formations rattachées et de la Gendarmerie nationale.
Magistrats judiciaires détachés pour exercer des fonctions à la DAPM, commis greffiers (sous-officiers) et officiers greffiers, composent le Service de la justice militaire (SJM), qui constitue la plus petite formation rattachée des Armées. Elle fêtera ses 70 ans en 2026 et comptera 30 officiers et 50 sous-officiers.
Les greffiers militaires ont un rôle primordial ; auxiliaires de justice et militaires à part entière, ils sont les sachants de la spécificité militaire et constituent la stabilité du corps du SJM. Leurs apports aux magistrats comme aux formations militaires sont essentiels, tant dans leurs fonctions en juridiction qu’en administration centrale ou au sein des états-majors des différentes Armées [3].
La DAPM, outre ses fonctions d’expertise juridique au soutien des fonctions de conseiller pénal du ministre des Armées et de la directrice des Affaires juridiques, est composée de quatre bureaux :
- bureau de l’expertise et du droit pénal,
- bureau des relations extérieures,
- bureau des greffiers militaires,
- et bureau des relations judiciaires.
Dans ses différentes missions, la division participe à l’élaboration des textes législatifs et réglementaires contenant des dispositions pénales intéressant le ministère des Armées. Elle assure le recrutement, la formation des officiers et sous-officiers greffiers militaires. Elle participe aux actions de formation et de sensibilisation au droit pénal au bénéfice des trois Armées, des formations rattachées et des services du ministère, comme au sein des écoles militaires. Elle intervient ainsi notamment au bénéfice de la formation annuelle des LEGAD (legal advisors sont chargés de conseiller le commandement en OPEX au stade de la planification et de la conduite des opérations et, plus largement, sont des conseillers juridiques) ou dans le temps de la formation à l’École de guerre.
Inversement, elle participe à l’acculturation militaire des juridictions par des actions de formation ciblées au bénéfice des magistrats de l’ordre judiciaire.
Le bureau des relations judiciaires en particulier, sous ma direction et avec l’assistance de deux officiers greffiers et d’un commis greffier, assure l’interface entre l’autorité judiciaire et le ministère des Armées. Chargé de l’élaboration des avis avant poursuite et des dénonciations de l’article 698-1 du Code de procédure pénale pour le ministre des Armées, il entretient un dialogue avec l’ensemble des services susceptibles de fournir l’expertise utile à la contextualisation des faits, à la présentation de l’analyse légale, factuelle et à la présentation d’une conclusion sur l’opportunité de poursuites pénales. Il assure l’instruction des réquisitions judiciaires sensibles portant sur la communication d’informations et de documentation détenues par les armées, services et formations rattachées, y compris dans le cadre spécifique de la communication de documentation classifiée. Il veille à la bonne application des dispositions légales spéciales applicables aux militaires.
L’avis prévu par l’article 698-1 du Code de procédure pénale constitue la part la plus visible de l’action du bureau des relations judiciaires. Cet avis est la clé de voute de l’expression de la singularité militaire dans les procédures judiciaires.
Essentiel à un jugement équilibré, précisant à leur juste mesure les contraintes opérationnelles et les exigences qui s’imposent au militaire, l’avis comporte d’une part, une analyse juridique sur les faits susceptibles de recouvrir une qualification pénale et intègre d’autre part, le positionnement du ministère des Armées sur les enjeux de la répression pénale. Si sa persistance dans la procédure pénale applicable au militaire est régulièrement interrogée, elle m’apparait devoir impérativement être consacrée. L’importance de cet avis, dont il doit en préambule être rappelé qu’il ne constitue qu’une analyse qui est adressée à l’autorité judiciaire, laquelle n’est pas liée par sa teneur, et qui sera soumise, in fine, publiquement, au contradictoire au procès, est à la mesure du but qu’il poursuit. L’analyse légale, réalisée au nom du ministre et sur délégation de signature à des niveaux hiérarchiques élevés, se doit d’être une analyse impartiale en droit. Les développements spécifiques, notamment sur le contexte opérationnel, sont essentiels à la prise en compte des spécificités des armées et des enjeux qu’elles charrient. La mise en exergue de certains points, techniques, humains, d’ordre disciplinaire, ou institutionnel, participe à l’appréhension équilibrée de la faute ou de l’absence de faute pénale comme de la sanction adaptée.
Dans des domaines régaliens, de haute technicité ou touchant aux intérêts fondamentaux de la Nation, cette perspective institutionnelle est un éclairage utile à l’appréciation de la faute, de son ampleur dans un contexte opérationnel ou des intérêts fondamentaux de la Nation. Je suis à titre personnel à ce point convaincue de sa pertinence qu’il me semble qu’il serait judicieux d’étendre le dispositif à d’autres professions sensibles, servant l’intérêt public, notamment les agents de la force publique ou le personnel médical ».
Quels sont les codes de référence de la justice militaire ?
« Dans l’exercice du service et en temps de paix, le militaire doit respecter, selon le cadre de son intervention, les dispositions légales dites de droit commun — notamment celles du Code pénal — et /ou les dispositions spécifiques qui lui sont applicables, issues du Code de la Défense ou du Code de justice militaire.
Ainsi, par exemple, l’usage de son arme s’inscrit-il dans un cadre différent selon que le militaire agit sur le territoire national, notamment dans le cadre des missions Sentinelle, ou dans le cadre d’une opération militaire en territoire extérieur où les dispositions spécifiques de l’article L4123-12-II du Code de la Défense s’appliquent, qui prévoient des modalités spécifiques d’engagement de la responsabilité pénale dans l’exercice d’une opération mobilisant des capacités militaires.
Schématiquement, le Code pénal contient l’ensemble des infractions de droit commun, dont les atteintes au secret de la défense nationale, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité et les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation.
Le Code de la Défense regroupe les textes relatifs aux principes généraux de la défense, à ses régimes juridiques, à l’organisation du ministère, au statut du personnel militaire et aux moyens administratifs et financiers des armées. À ce titre, il comprend des dispositions relatives à l’étendue de la responsabilité pénale des militaires, qui diffère du droit commun et doit s’analyser en tenant compte des « difficultés inhérentes aux missions que la loi leur confie et des compétences, pouvoirs et moyens dont ils disposaient ».
Le Code de justice militaire, enfin, énumère les infractions spécifiquement militaires (ex. : la désertion, le complot militaire, le refus d’obéissance) et les peines exclusivement applicables aux militaires.
Le Code de procédure pénale contient un Titre XI (livre IV) intitulé « Des infractions en matière militaire et des crimes et délits contre les intérêts fondamentaux de la Nation ». Y sont ainsi précisées, entre autres, la composition et la compétence des juridictions de droit commun spécialisées ainsi que les spécificités procédurales que sont l’avis et la dénonciation.
En temps de guerre, le Code de justice militaire se substitue au Code pénal et au Code de procédure pénale et prévoit le rétablissement de juridictions militaires, dont il fixe les règles de composition, de compétence et de procédure ».
Quelles sont les juridictions compétentes en matière militaire ?
« Historiquement, la justice militaire était confiée au commandement ou aux autorités militaires. Les premiers tribunaux militaires, présidés par un magistrat de l’ordre judiciaire, apparaissent après la Première Guerre mondiale. Ces tribunaux permanents des forces armées disparaîtront en 1982. Depuis leur disparition, des juridictions ordinaires jugent les militaires, suivant l’évolution contemporaine tendant à la suppression des juridictions d’exception.
Le militaire dans sa vie de citoyen ordinaire est jugé par les juridictions ordinaires, sans aucune spécificité ni de fond ni de forme.
Le militaire dans l’exercice du service est jugé par une juridiction de droit commun spécialisée en matière pénale militaire.
Des chambres spécialisées au sein de neuf juridictions de droit commun spécialisées (JDCS) [4], composées de magistrats formés aux spécificités légales et factuelles du droit des militaires, jugent des faits commis en service, selon une répartition de compétence géographique.
La juridiction de Paris dispose en outre d’une compétence exclusive pour connaitre des faits commis hors du territoire de la République par des membres des forces armées françaises ou à l’encontre de celles-ci ».
Quelles sont les infractions militaires en temps de paix ?
Le militaire dans l’exercice de ses fonctions est susceptible d’être mis en cause pour des infractions que l’on retrouve dans des dispositions de droit commun : infractions intentionnelles ou non intentionnelles – atteintes à la vie ou à l’intégrité physique, harcèlement, atteintes aux biens, atteintes à la probité, etc. Des qualifications liées à des infractions spécifiquement applicables aux militaires dans la conduite des hostilités (crime de guerre) peuvent aussi être envisagées.
Lorsque ces faits sont commis dans l’exercice du service, ils constituent des « affaires pénales militaires », jugées dans les conditions précédemment évoquées, par les JDCS.
Le militaire dans l’exercice de ses fonctions est astreint à des obligations particulières, déclinaison de son statut extraordinaire. Des infractions spécifiques, prévues et réprimées par le Code de justice militaire, lui sont imputables :
- s’il se soustrait à ses obligations militaires (insoumission, désertion, mutilation volontaire),
- s’il manque à l’honneur et à ses devoirs (capitulation, complot, pillage, destruction, usurpation d’uniforme ou de décoration, outrage au drapeau ou à l’armée ...),
- s’il manque à la discipline (insubordination, abus d’autorité),
- s’il viole les consignes (violation de consigne générale ou particulière).
Quelles sont les peines encourues par les militaires ?
Outre les peines de droit commun, les juridictions spécialisées peuvent prononcer des peines purement militaires : la destitution et la perte du grade.
Il faut également préciser que certains aménagements de peine ou modalités d’aménagement de peine, incompatibles avec la vie militaire, ne peuvent être prononcées, telles que la semi-liberté.
Quels enseignements tirez-vous à titre personnel de votre fonction de magistrat colonel ?
J’ai commencé par prendre la mesure du cadre légal applicable aux affaires militaires et de la nécessaire vigilance face à des dispositions parfois méconnues (dispositions spéciales de droit pénal, enjeux de protection de la sécurité des militaires entendus comme témoins dans des procédures nationales ou internationales).
J’ai découvert in situ l’activité de certaines formations ou missions militaires, notamment au cours d’embarquements en mer ou en vol qui ont été des expériences exceptionnelles. J’ai visité des bases militaires de plusieurs armées dans des domaines très variés, de la logistique à la formation des forces spéciales. Ces déplacements sont essentiels à mon appréhension du monde militaire.
Ils ont aussi été pour moi à chaque fois des temps forts à l’occasion desquels j’ai ressenti la force de l’engagement des militaires au service de la Nation, leur sens du sacrifice possible, le respect de la patrie, le sens de la mission, sentiments non feints et exposés avec des étoiles dans les yeux.


