[Tribune] L’intime conviction en droit pénal : le cogito ergo scio (je pense donc je sais) d’une justice aberrante : le cas Jubillar.

Par Gildas Neger, Docteur en Droit.

1245 lectures 1re Parution: 4.85  /5

Explorer : # intime conviction # preuve # État de droit # condamnation pénale

Le présent article n’exprime aucune opinion sur la culpabilité ou l’innocence de Cédric Jubillar dans l’affaire judiciaire qui s’est ouverte ce 22 septembre 2025 devant la Cour d’assises du Tarn. Cette précision s’impose car l’objet de notre analyse porte exclusivement sur les dysfonctionnements épistémologiques du système de l’intime conviction en droit pénal français, dysfonctionnements que cette affaire illustre de manière particulièrement saisissante.

-

Ce qui nous préoccupe profondément, c’est l’application du principe de l’intime conviction dans un dossier dépourvu de corpus delicti, d’aveux, et d’éléments matériels déterminants. Cette configuration révèle de manière éclatante l’aberration structurelle d’un système judiciaire qui permet de condamner sur la base de convictions subjectives transformées en vérités judiciaires par une simple alchimie procédurale.

Maître Emmanuelle Franck et Maître Alexandre Martin, qui assurent la défense de l’accusé, disposent d’arguments juridiques fondamentaux qui dépassent les seuls éléments factuels du dossier. Comme le rappelle justement Maître Franck : « En France, on ne peut pas condamner quelqu’un sans preuve ». Cette affirmation, qui devrait relever de l’évidence, révèle pourtant l’anomalie d’un système où l’absence de preuves peut être compensée par l’intensité des convictions [1].

La défense devrait plaider dans le sens exposé dans cet article : non seulement l’insuffisance probatoire du dossier, mais surtout l’incompatibilité fondamentale du système de l’intime conviction avec les exigences d’un État de droit moderne. Comme le souligne Maître Martin : « Ce dossier est une accumulation d’indices que l’accusation veut présenter désormais comme des preuves de la culpabilité », révélant ainsi la transmutation épistémologique que permet ce système aberrant.

L’heure n’est plus au vox populi, vox dei mais à l’exigence de rationalité et de contrôlabilité des décisions judiciaires. Cette affaire offre l’occasion historique de dénoncer un système qui institutionnalise l’arbitraire au cœur de la justice pénale française.

I. L’aberration épistémologique : quand la croyance devient savoir.

A. L’inversion du cogito cartésien dans le processus judiciaire.

L’article 353 du Code de procédure pénale consacre l’aberration épistémologique qui sous-tend notre système judiciaire. Dans sa version originelle, antérieure à la loi du 10 août 2011, cet article énonçait sans ambiguïté : « La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus » et ne leur fait « que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : avez-vous une intime conviction ? »

Cette formulation révèle l’antithèse exacte du cogito ergo sum cartésien et expose la perversion philosophique qui infecte notre justice pénale. Descartes avait établi avec son « Je pense, donc je suis » un principe méthodologique révolutionnaire : la nécessité de partir d’une certitude indubitable pour construire toute connaissance. Son doute méthodique visait à éliminer toute possibilité d’erreur avant d’accepter une proposition comme vraie.

Or, le système de l’intime conviction opère exactement l’inversion de cette démarche. Il transforme la croyance subjective (conviction intime) en certitude judiciaire (condamnation), substituant ainsi le « Je crois donc je sais » au « Je pense donc je suis ». Cette perversion épistémologique constitue une régression vers les modes de pensée pré-cartésiens que la philosophie moderne avait précisément pour vocation de dépasser.

La condamnation de Maurice Agnelet par la Cour européenne des droits de l’homme le 10 janvier 2013 illustre parfaitement cette dérive épistémologique.

Les juges européens ont constaté que l’accusé « n’avait pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation prononcé à son encontre ». Cette formulation diplomatique masque une réalité plus brutale : comment comprendre une décision fondée sur l’ineffable ? [2].

B. La confusion institutionnalisée entre certitude subjective et vérité objective.

L’affaire Agnelet démontre les conséquences pratiques de cette confusion conceptuelle. Acquitté en première instance en 2006, Maurice Agnelet fut condamné en appel en 2007 à 20 ans de réclusion criminelle pour l’assassinat d’Agnès Le Roux, sans aucun élément matériel nouveau. Cette volatilité de la vérité judiciaire révèle que celle-ci ne repose que sur les fluctuations de l’intime conviction des juges.

La philosophie a depuis longtemps établi la distinction cardinale entre croire et savoir. Croire, c’est « tenir pour vrai sans pouvoir démontrer avec certitude ce à quoi on donne son assentiment ». Savoir, c’est « avoir la connaissance certaine et vraie de ce que l’on affirme parce qu’on peut en fournir la preuve soit par l’expérience, soit par démonstration  ».

Cette distinction révèle l’aberration de l’intime conviction qui institutionnalise la confusion entre ces deux modes de rapport au vrai. Le juge ou le juré croit en la culpabilité de l’accusé, mais cette croyance est transmutée par l’alchimie juridique en savoir judiciaire ayant force de vérité officielle.

II. L’institutionnalisation de la subjectivité : une justice « à géométrie variable ».

A. La négation des principes fondamentaux de l’État de droit.

L’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme énonce que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement ». Cette exigence d’équité implique nécessairement la prévisibilité et la rationalité des décisions judiciaires.

Or, la jurisprudence de la Cour européenne révèle les failles structurelles du système français. Dans l’arrêt Taxquet c. Belgique du 16 novembre 2010, la Grande Chambre avait pourtant précisé que « la non-motivation du verdict d’un jury populaire n’emporte pas, en soi, violation du droit de l’accusé à un procès équitable », mais seulement à condition que « l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation » [3].

Cette jurisprudence européenne signe l’arrêt de mort du principe vox populi, vox dei qui sous-tendait traditionnellement le jury populaire. La voix du peuple n’est plus voix de Dieu dès lors qu’elle doit se justifier et se rationaliser selon des critères objectifs.

B. La violation systémique du principe d’égalité devant la justice.

Les condamnations successives de la France par la CEDH révèlent l’inadéquation structurelle de notre système avec les exigences européennes.

Outre l’affaire Agnelet, la France a été condamnée dans les affaires Oulahcene et Fraumens pour les mêmes motifs : l’absence de garanties suffisantes permettant de comprendre les verdicts de condamnation [4].

Cette répétition des condamnations démontre que l’aberration n’est pas accidentelle mais systémique. Elle résulte de la nature même de l’intime conviction qui, par essence, échappe à la rationalisation et à la communication.

Les neurosciences confirment cette critique en révélant que « nous n’avons accès qu’à une partie restreinte du fonctionnement de notre cerveau : le registre conscient ; l’essentiel du fonctionnement est automatique ». Cette découverte ruine les fondements de l’intime conviction qui repose sur l’illusion d’un contrôle conscient total du processus décisionnel.

La condamnation récente de la France dans l’affaire des viols sur mineurs pour avoir « manqué à ses obligations positives qui lui imposaient d’appliquer effectivement un système pénal apte à réprimer les actes sexuels non consentis » révèle une défaillance plus large du système judiciaire français, dont l’intime conviction n’est qu’une manifestation particulière [5].

C. L’impératif de motivation comme garde-fou insuffisant.

La réforme du 10 août 2011 qui a introduit l’obligation de motivation des décisions de culpabilité (nouvel article 365-1 du Code de procédure pénale) ne constitue qu’un palliatif superficiel. Cette « feuille de motivation » annexée à la feuille des questions ne résout pas l’équation impossible : comment rationaliser l’irrationnel ? [6].

La décision du Conseil constitutionnel du 8 février 2018 étendant cette obligation de motivation aux peines prononcées par les cours d’assises révèle l’incohérence du système. Comment justifier qu’il ait fallu attendre 2018 pour que les condamnations les plus graves soient motivées, alors que la moindre contravention doit l’être depuis des décennies ? [7].

Cette chronologie révèle l’archaïsme d’un système qui a résisté pendant des siècles aux exigences de la rationalité moderne. Le maintien de l’intime conviction, même encadrée par une obligation de motivation minimale, perpétue l’aberration fondamentale : la transformation de la subjectivité en vérité judiciaire.

Conclusion : l’impératif d’une révolution épistémologique.

L’article 353 du Code de procédure pénale, même dans sa version modifiée, continue de consacrer l’aberration épistémologique de notre système judiciaire. Le « Je crois donc je sais » qu’il institutionnalise constitue l’exacte antithèse de l’esprit scientifique moderne et perpétue une méthode pré-cartésienne de rapport à la vérité [8].

Les condamnations répétées de la France par la CEDH ne constituent que les symptômes d’une pathologie plus profonde : l’incapacité de notre système à abandonner le mythe du vox populi, vox dei au profit d’une justice rationnelle et contrôlable [9].

La transformation de notre système judiciaire en une institution véritablement moderne exige de renoncer à l’illusion confortable de l’intime conviction pour construire une justice fondée sur des méthodes probatoires dignes du XXIᵉ siècle. Cette révolution épistémologique implique l’abandon définitif d’un système qui confond croyance et connaissance au profit de procédures rationnelles seules compatibles avec les exigences d’un État de droit moderne.

Le temps du vox populi, vox dei est révolu. L’heure est venue du verificare, ergo scire - vérifier, donc savoir.

Gildas Neger
Docteur en Droit Public - Ancien avocat

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

26 votes

L'auteur déclare ne pas avoir utilisé l'IA générative pour la rédaction de cet article.

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Notes de l'article:

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 157 175 membres, 29180 articles, 127 367 messages sur les forums, 2 700 annonces d'emploi et stage... et 1 400 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Parution de la 2nde édition du Guide synthétique des solutions IA pour les avocats.

• Derniers jours pour voter pour les Finalistes du Prix de l’Innovation en Management Juridique 2025 !





LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs