« La justice pour moi, c’était quelqu’un qui allait me prendre dans les bras et me protéger comme une mère devrait le faire. Donc, je ne m’attendais absolument pas à tout ça. Mais en même temps, c’était une question de vie ou de mort », confiait Charlotte Arnoud, actrice et réalisatrice française, lors d’une interview sur son parcours judiciaire après avoir porté plainte pour viol.
Christel Petitcollin : Ces quelques mots résument à la perfection le parcours classique d’un primo-justiciable n’ayant encore jamais été confronté à une procédure judiciaire et qui en découvre toute la réalité et l’effroyable violence.
Depuis plus de trente ans, je suis sidérée par la candeur des innocents et par leur conception idéalisée et enfantine de la « justice ». A l’instar de Charlotte Arnoud, ils imaginent une grande dame très sage, une super maîtresse d’école omnisciente, qui va deviner instantanément qui est le bon, qui est le méchant, qui dit la vérité et qui ment. Elle sanctionnera forcément le méchant menteur et cette sanction sera évidemment réparatrice pour sa victime. En fait, il suffit d’être gentil et sincère.
Nous avons pourtant tous pu constater dès l’école primaire que les maîtresses d’école, comme toute autorité humaine, ne sont pas infaillibles et peuvent parfois se tromper dans leur appréciation d’une situation.
Qui s’est déjà senti compris et protégé dans une cour de récré ? Alors, comment se fait-il que l’illusion positive perdure ? Est-ce si effrayant de réaliser à quel point notre protection n’est que très partiellement assurée par notre société ?
Alors, dès que je suis en présence d’une victime qui va devoir s’engager dans un parcours judiciaire, je m’occupe avant tout des mises à jour. Formée à la thérapie provocatrice de Franck Farelly, je n’y vais pas par quatre chemins. Mes clients tombent vite de leur petit nuage, mais c’est une urgence vraiment salutaire. Une procédure judiciaire incomprise devient vite cauchemardesque. Comprendre ce qui vous attend permet de le gérer réalistement.
Je procède ainsi :
- Je commence par verbaliser leur pensée : la super maîtresse d’école etc. A ce stade, la personne prend déjà un air gêné. Énoncé ainsi, force est de reconnaître la naïveté du concept.
- Ensuite, je rappelle la réalité : la justice fonctionne comme une administration, elle applique des textes de loi selon des règles de procédure strictes. Aller “en justice”, c’est avant tout se confronter à ce cadre normatif, plutôt qu’à une instance toute-puissante qui rendrait une vérité absolue.
L’idéalisme descend directement au RDC. Je fais allusion au laisser-passer A38. Ceux qui ont lu Les douze travaux d’Astérix percutent immédiatement. Les autres fouillent dans leur mémoire pour retrouver des expériences administratives et commencent à transpirer. - Dans un troisième temps, je prends le temps d’expliquer la logique et les mécanismes sous-jacents : pour que le bureau d’application des textes de loi vous rende justice, il faut :
- Que le texte de loi existe.
- Que vous apportiez les preuves que cette loi s’applique en votre faveur.
Si le texte de loi n’existe pas, ce n’est pas la peine de déranger la justice. Les services de police sont souvent sollicités pour des demandes qui, bien que compréhensibles sur le plan moral, ne relèvent pas du droit pénal.
Ainsi une de mes clientes voulait porter plainte parce que son ex-mari avait lu le journal intime de leur fille de 12 ans et que ça avait traumatisé la petite. Elle pleurait dans mon bureau : « Tout le monde est avec lui. Les policiers n’ont pas voulu prendre ma plainte, mon avocat m’a envoyée promener. Il les a tous acheté ! » Ce qui m’a le plus marqué, c’est qu’aucun des intervenants n’ait pris la peine de lui expliquer pourquoi sa demande ne pouvait aboutir. En deux phrases empathiques et pédagogiques, le sujet était clos et elle se serait apaisée. « Madame, je suis d’accord avec vous : lire le journal intime de sa fille est moralement indéfendable, mais ce n’est pas juridiquement plaidable ».
Je pense que la plupart des intervenants de la filière judiciaire, eux même à l’aise comme des poissons dans l’eau dans ces concepts, sous-estiment le niveau d’ignorance de la population. Ils gagneraient beaucoup de temps et d’énergie à commencer par expliquer ce qui leur parait évident.
Une fois la notion de « loi ou pas loi » intégrée, j’insiste sur la nécessité de fournir des preuves. On n’accuse pas sans preuve. Et heureusement ! Si vous n’avez aucune preuve, même si la loi irait en votre faveur, elle ne peut s’appliquer. C’est sur ce point que je vais éveiller le plus de réticences.
Encore naïvement sous l’emprise des lois de la cour de récré, la victime se vivrait comme une balance, fayote, vile, cupide et procédurière à assurer réalistement sa défense. Ce seront d’ailleurs souvent les arguments de la partie adverse : quelle vilaine cafteuse ! Sur ce point, la thérapie provocatrice n’y suffira pas. C’est un long travail de rendre à la victime le droit de se défendre sans se croire délateur. Cela explique peut-être pourquoi elle compte tant sur la justice (voir à ce propos Le pré-contentieux, comment s’armer face aux personnes toxiques : école, famille, travail).
Tristan Berger : Une décision récente du Tribunal administratif de Marseille [1] illustre bien cette difficulté. Une pompière volontaire, en conflit avec sa hiérarchie, avait saisi le juge en demandant simplement que “justice soit rendue”. Elle décrivait des faits et leurs conséquences, mais sans formuler de demande juridique précise ni produire de pièces, ni invoquer de texte de droit applicable. Le tribunal a rejeté sa requête comme manifestement irrecevable, faute de conclusions recevables. Cet exemple montre bien qu’un procès ne se limite pas à exposer une souffrance ou un ressenti : il faut identifier une décision contestable, articuler des moyens de droit et surtout, fournir des preuves.
C’est là un point que je réexplique inlassablement. Dans la majorité des procédures - qu’elles soient civiles, administratives ou prud’homales - c’est au justiciable d’apporter les éléments nécessaires pour convaincre le juge. À l’inverse, certaines procédures, notamment pénales, reposent davantage sur l’enquête menée par les autorités : si vous déposez plainte pour un homicide, c’est l’enquête qui permettra de rassembler les preuves, et non la victime seule. Mais dans bien d’autres domaines, sans preuves solides, même une cause juste ou moralement légitime a peu de chances d’aboutir. Ainsi que le souligne Christel avec réalisme dans « Divorcer d’un manipulateur : un emploi à plein-temps » , « Ce n’est pas parce que vous le dites que c’est vrai. C’est pourquoi il va vous falloir monter un épais dossier avec tous les éléments permettant d’étayer solidement vos dires. Des faits, des courriers, des photos, des certificats, des attestations … » [2].
On peut parfois trouver injuste que la justice exige des preuves solides avant de se prononcer. Pourtant, il ne peut en être autrement. Si chacun pouvait saisir un tribunal ou porter plainte uniquement sur la base d’allégations, sans démonstration ni contrôle, cela ouvrirait la voie à des abus considérables. N’importe qui pourrait engager une procédure pour nuire à son voisin, à un collègue ou à un supérieur hiérarchique, sans jamais être contredit. C’est pour prévenir ces dérives que le droit prévoit des mécanismes de protection.
Au pénal, la diffamation [3] et/ou la dénonciation calomnieuse [4] sanctionnent les accusations mensongères portées contre autrui. En procédure civile ou administrative, des sanctions pour recours abusifs existent également : une partie peut être condamnée à une amende [5] ou à des dommages-intérêts pour procédure dilatoire. Cette exigence de preuve, si frustrante qu’elle paraisse à la victime, constitue donc aussi une garantie fondamentale pour l’équilibre du système judiciaire. Elle oblige chacun à étayer ses affirmations, et elle permet au juge de statuer non pas en fonction d’une impression ou d’un récit, mais sur la base d’éléments objectivés et contradictoirement débattus.
Mais certains justiciables, rompus aux mécanismes procéduraux, parviennent à présenter un dossier parfaitement construit à leur avantage, même lorsqu’ils sont en réalité à l’origine du problème. Ces situations peuvent par exemple être observées en matière de harcèlement : l’auteur, souvent stratège, pousse peu à peu sa victime à bout, jusqu’à l’épuisement. Au moment où la victime finit par commettre des erreurs, c’est immédiatement utilisé contre elle. L’employeur ou l’auteur de harcèlement s’en saisit alors et invoque une rupture de confiance pour justifier une sanction, un licenciement, une mise à l’écart, et le récit global de la persécution disparaît derrière un élément soigneusement isolé du contexte à l’appui d’un narratif tronqué, déformé, fallacieux. Loin d’éclairer le juge, cet élément contribue alors à construire un narratif dénaturé, destiné à détourner la procédure de son objet véritable, et c’est à la victime qu’il revient de le démontrer.
Christel Petitcollin : Enfin, pour compléter la formation des justiciables qui me sollicitent, j’aborde le concept de l’avocat. Comment en choisir un bien mûr, ni trop dur, ni trop mou. Tout comme la justice n’est pas une super maman, l’avocat n’est pas un super papa. J’en profite pour énumérer tout ce qu’il n’est pas non plus :
- un factotum qui va s’occuper de tout,
- un rat d’archives sur qui vous pouvez déverser en vrac toutes vos paperasses,
- SOS écoute 24h sur 24, qui décroche toujours le téléphone,
- un psy ou un confident auprès de qui se plaindre et s’épancher,
- une assistante sociale,
- un paratonnerre pour décharger votre stress aussi intense soit-il,
- quelqu’un qui réfléchit à votre place.
Votre avocat est un soldat que vous envoyez au front. Vous devez lui donner le fusil et les cartouches et vous avez le droit de choisir où et comment il va tirer. Il a une fonction de conseil sur la stratégie à suivre, mais c’est de votre vie dont il s’agit.
J’achève la mise à jour en résumant : puisque la justice n’est qu’une administration, elle ne pourra rien faire d’autre pour vous que de délivrer un document qui vous donnera un cadre juridique sur lequel vous appuyez. C’est peu, car toute la responsabilité de mettre en application son contenu vous incombera et c’est beaucoup, car ce document sera votre cadre et votre protection. A vous de faire en sorte que ce document soit le plus proche possible de vos attentes.
Parallèlement, je préviens mes clients : une procédure est quelque chose de très violent pour le justiciable candide. Les questions posées, même si elles sont factuelles, le prétoire, la solennité du ton peuvent être très impressionnants et déstabilisants. Alors je leur conseille d’assister à quelques audiences publiques, juste pour s’en faire une idée et se mettre dans l’ambiance en amont.
Tristan Berger : La procédure elle-même est souvent vécue comme une épreuve. Délais interminables, vocabulaire technique, formalisme contraignant, solennité des audiences.
Comme avocat, je me rends compte que je dois sans cesse réexpliquer ces points aux justiciables : ce qu’est un procès, ses étapes, ce que l’on peut attendre d’un juge et ce qu’il est illusoire d’espérer. Obtenir gain de cause suppose toujours un effort de démonstration et il est possible, malgré la sincérité et la douleur d’un dossier, de ne pas obtenir la décision souhaitée.
Cette répétition fait partie intégrante du métier. Car au fond, parallèlement à l’aspect combatif du contentieux, j’ai le sentiment que nous sommes aussi des traducteurs entre deux mondes : celui du vécu subjectif de la personne et celui du droit, objectif et codifié.
Christel Petitcollin : La loi dit : « Nul n’est censé ignorer la loi ». Dans ce contexte, le terme « ignorer » est utilisé dans le sens de « passer outre ». Il ne nous est pas demandé d’apprendre toutes les lois par cœur. Pourtant, pour ne pas passer outre, encore faudrait-il mieux connaître le fonctionnement de la justice.


