I. Le juridique devient une fonction de pilotage
Les directions juridiques ne sont plus de simples prestataires internes.
Elles deviennent des business partners garants du risque et de la performance.
Selon Wolters Kluwer 2025, près des deux tiers du travail juridique sont désormais gérés en interne, tandis que le contentieux et la propriété intellectuelle restent les deux domaines les plus externalisés.
Cette internalisation répond à plusieurs dynamiques :
• maîtriser les données sensibles ;
• accélérer la prise de décision ;
• et réduire la dépendance aux cabinets externes dans un contexte de pression budgétaire croissante.
En parallèle, les équipes juridiques s’équipent massivement :
42 % des directions disposent d’un Contract Lifecycle Management (CLM),
56 % utilisent déjà des outils d’IA générative (ChatGPT, Claude, Gemini)
et près des deux tiers ont un budget dédié à la LegalTech (Wolters Kluwer, 2025, pp. 2, 5 et 6–8).
La fonction juridique devient un centre de coûts piloté, mesurable, et surtout, capable de prouver sa valeur.
Cette transformation est encore plus visible au Royaume-Uni : d’après Thomson Reuters, State of the UK Legal Market 2024, la priorité des directions juridiques n’est plus la pure compétence technique mais la commercialité — la capacité du conseil à comprendre le business et à générer de la valeur pour l’entreprise.
La France suit, mais plus lentement.
L’étude EY Law GC 2025 révèle que 75 % des directions juridiques françaises citent la pression réglementaire et la durabilité comme défis prioritaires, tandis que 74 % voient déjà un impact concret de l’IA sur leur activité.
II. Le modèle économique traditionnel se fissure.
Cette montée en puissance interne redéfinit la relation entre directions juridiques et cabinets.
Les entreprises ne veulent plus subir la variabilité des honoraires : elles veulent anticiper, budgéter et mesurer.
Les Alternative Fee Arrangements (AFA — forfaits, plafonds capped fees, abonnements) s’imposent désormais comme la norme dans les appels d’offres [1].
Ces modèles, déjà généralisés outre-Manche, reflètent une demande générale : prévisibilité et transparence.
En France, le sujet reste sensible : la tarification à l’heure est perçue comme gage d’équité entre confrères, mais devient de plus en plus dissonante pour les clients, habitués à des modèles hybrides et à des indicateurs de performance.
En clair, la valeur perçue supplante la logique d’heures facturables.
Et cette bascule, déjà structurelle chez les directions juridiques européennes, oblige les cabinets à penser comme des "business partner" plutôt que comme des prestataires techniques au temps passé.
III. La culture du pilotage : le maillon manquant côté cabinets.
Là où les directions juridiques mesurent déjà la performance de leurs services, les cabinets français restent, pour la plupart, dans une logique d’artisanat éclairé.
La mesure de la performance n’a jamais fait partie de leur culture, pour une raison à la fois déontologique et culturelle.
L’avocat a une obligation de moyens, pas de résultat. Autrement dit, l’avocat s’engage à mobiliser toutes les diligences, sa compétence et son expérience pour défendre son client, mais sans pouvoir garantir l’issue d’une procédure ou d’une négociation.
Cette distinction est essentielle pour éviter toute dérive commerciale — et explique pourquoi le pacte de quota litis, c’est-à-dire la rémunération exclusivement fondée sur le résultat, reste prohibé (art. 11.3 RIN).
Évaluer la “performance” d’un avocat par des KPI (taux de succès, rentabilité, délai) reviendrait à introduire une évaluation marchande du travail, strictement encadrée par la déontologie.
Et même en interne, la culture reste celle de la liberté et de la confiance, pas de la mesure : quantifier la performance individuelle serait perçu comme contraire à l’esprit confraternel.
La déontologie n’interdit pas d’avoir des KPI internes, mais elle rend leur communication publique impossible — d’où la culture du non-pilotage affiché.
Côté anglo-saxon, la situation est radicalement différente : les cabinets suivent la rentabilité par dossier, par client ou par associé, avec des indicateurs précis comme le profit per equity partner ou le realization rate.
En France, les indicateurs existent (CA, taux de facturation, encaissements), mais ils servent à suivre l’activité, pas à évaluer la performance individuelle.
L’absence de culture KPI n’est donc pas un manque d’outils, mais la conséquence directe d’un modèle fondé sur la confiance et la réputation, pas sur la mesure.
Or, la montée en puissance des directions juridiques — équipées de dashboards, de KPIs de qualité, de reporting ESG et d’IA de pilotage — risque d’élargir encore ce fossé.
IV. Ce que les cabinets d’avocats peuvent anticiper.
Cette évolution ne concerne plus seulement les grands groupes.
Les outils de pilotage, d’IA et de CLM se diffusent désormais dans les ETI et PME : la standardisation et la baisse des coûts technologiques rendent cette mutation inévitable.
Selon l’étude Cercle Montesquieu / PwC / France Digitale 2025, 71 % des directions juridiques françaises utilisent déjà l’IA générative, dont 30 % pour la gestion des contrats.
Autrement dit, la culture du pilotage descend en cascade dans tout le tissu économique.
Pour les cabinets, cela signifie qu’il ne suffit plus d’être expert : il faut être prévisible, mesurable, et capable d’apporter de la donnée.
Proposer des forfaits par phase, des plafonds avec collar (partage des écarts) ou des abonnements à indicateurs de performance devient une manière de créer un langage commun avec les clients.
Certaines directions juridiques vont plus loin en intégrant des clauses de transparence IA (“no overcharge from AI efficiency”), déjà en test au Royaume-Uni [2].
V. Vers une nouvelle alliance Avocats / Directions juridiques.
Les directions juridiques ne dépassent pas les cabinets : elles les obligent à se transformer.
Leur exigence ne porte plus sur la qualité intrinsèque du conseil — qu’elles continuent de valoriser —mais sur la façon de le livrer, de le mesurer et de le prouver.
Pour les cabinets français, l’enjeu n’est pas d’importer le modèle anglo-saxon, mais d’apprendre à piloter autrement, sans renier leur culture du droit.
L’avenir appartiendra à ceux qui sauront associer rigueur, transparence et humanité : une culture du pilotage au service de la confiance, pas contre elle.
Références (2023–2025).
• Wolters Kluwer - The Legisway Benchmark for Legal Departments 2025 (Europe, 16 pays) : p. 2 (10 % externalisé ; 42 % CLM ; 56 % GenAI), p. 5 (≈ 2/3 budget LegalTech), p. 6 (42 % CLM vs 33 % en 2024), p. 7–8 (56 % GenAI), p. 8–9 (62 % in-house ; 20 % autres départements ; 44 % contentieux ; 19 % PI), p. 10 (37 % budget cabinets), p. 11 (86 % ont mandaté ≥ 1 cabinet), p. 12 (32 % ALSP ; 21 % du budget chez les utilisateurs).
• Thomson Reuters - State of the UK Legal Market 2024 : pp. 2–3 (executive summary : commercialité/prévisibilité), p. 15 (internalisation du risque/compliance, signal qualitatif), pp. 17–18 (satisfaction “delighted” 50 % → 44 %), pp. 24–25 (≈ 27 % GenAI à grande échelle ; exigence de transparence).
• Thomson Reuters - Law Firm Rates Report 2024 : p. 8 (figure Cost control strategies : AFAs — forfaits, plafonds, abonnements — comme leviers de maîtrise des coûts).
• EY Law - 2025 General Counsel Study (France/Europe) : pp. 3–4, 7–9 (pression réglementaire, durabilité, adoption IA, pilotage).
• Cercle Montesquieu/ PwC/France Digitale-Étude Legaltech & IA 2025(France) : 71 % IA générative ; 30 % pour la gestion des contrats.
• CNB-Règlement Intérieur National (RIN) : obligation de moyens (art. 11.2) ; communication et publicité (art. 10.5).


