L’arrêt du 10 septembre 2025 marque une évolution majeure du droit du travail français en matière de durée du travail.
Désormais, les jours de congés payés doivent être pris en compte pour déterminer le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, conformément à la jurisprudence européenne.
Voici un résumé des points clés à retenir :
- La Cour de cassation applique directement l’interprétation de la CJUE du 13 janvier 2022, issue de la directive 2003/88/CE et de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux.
- Les congés payés sont désormais inclus dans le calcul hebdomadaire des heures supplémentaires, même s’ils ne constituent pas du travail effectif au sens du Code du travail.
- Cette évolution implique une désapplication partielle de l’article L3121-28 du Code du travail, jugé contraire au droit de l’Union européenne.
- Les employeurs doivent adapter leurs pratiques de gestion du temps de travail et recalculer le seuil d’heures supplémentaires pour les semaines comprenant des congés payés.
- Cette décision, publiée au Bulletin, aura un impact direct sur les bulletins de paie, les logiciels RH et les contentieux prud’homaux en matière de rappels d’heures supplémentaires.
I. L’état antérieur du droit : la stricte exclusion des congés payés du temps de travail effectif.
1. Le principe issu de la lettre de l’article L3121-28 du Code du travail.
Jusqu’à cet arrêt du 10 septembre 2025, la position de la Cour de cassation était constante : seuls les temps de travail effectif, au sens de l’article L3121-1 du Code du travail, devaient être pris en compte pour déterminer le seuil hebdomadaire de déclenchement des heures supplémentaires. Ce texte dispose que constitue un travail effectif « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».
En conséquence, l’article L3121-28 précise que « toute heure accomplie au-delà de la durée légale hebdomadaire ou de la durée considérée comme équivalente est une heure supplémentaire ». La combinaison de ces deux dispositions conduisait à une lecture stricte : le salarié devait avoir travaillé effectivement au-delà de la durée légale (35 heures hebdomadaires) pour prétendre à une majoration.
2. Une jurisprudence constante jusqu’en 2025.
La Cour de cassation avait jugé à plusieurs reprises que les périodes de congés payés ne pouvaient être assimilées à du temps de travail effectif pour la détermination des heures supplémentaires, faute de texte en disposant autrement [2].
Cette position reposait sur un raisonnement logique : pendant le congé, le salarié n’est plus sous la subordination de l’employeur et ne se tient pas à sa disposition. Dès lors, les jours de repos même rémunérés étaient exclus du calcul du seuil hebdomadaire de déclenchement des heures supplémentaires.
Il en allait de même pour d’autres périodes d’absence, sauf exceptions expressément prévues (maladie professionnelle, maternité, etc.).
Cette approche, cohérente en droit interne, s’opposait cependant frontalement à la logique du droit européen, qui considère le droit au congé annuel payé comme un principe essentiel de protection de la santé et de la sécurité du travailleur.
II. La rupture introduite par l’influence du droit de l’Union européenne.
1. Le raisonnement de la CJUE : garantir l’effectivité du droit au congé annuel payé.
Dans son arrêt du 13 janvier 2022, la CJUE a jugé que l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88/CE, lu à la lumière de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, s’oppose à une réglementation nationale ou conventionnelle qui exclut les jours de congé payé du calcul du seuil des heures supplémentaires.
La Cour européenne fonde sa décision sur un raisonnement à la fois économique et social :
- le droit au congé annuel payé est un droit fondamental, indissociable du droit au repos et à la protection de la santé ;
- toute mesure ayant un effet dissuasif sur la prise effective du congé porte atteinte à ce droit ;
- un salarié pourrait être tenté de renoncer à son congé s’il perd une part de rémunération en raison de l’exclusion des congés payés du calcul des heures supplémentaires.
Autrement dit, un système national où les semaines comprenant des jours de congé payé réduisent artificiellement le volume d’heures ouvrant droit à majoration crée une discrimination économique indirecte et fragilise la finalité même du repos annuel.
Cette analyse s’appuie sur une jurisprudence européenne désormais bien établie [3]. L’objectif est clair : empêcher qu’un désavantage financier soit attaché à la prise de congé, même différé, afin d’assurer l’effectivité du droit garanti.
2. L’obligation d’écarter les dispositions nationales contraires.
Face à cette hiérarchie des normes, la Cour de cassation se devait d’ajuster son interprétation. En vertu du principe de primauté du droit de l’Union et de l’effet direct de l’article 31 de la Charte, le juge national doit, dans un litige entre particuliers, garantir le plein effet des droits fondamentaux européens en écartant toute disposition nationale contraire.
Ce pouvoir de désapplication avait déjà été consacré par la Cour de justice elle-même [4] : si une interprétation conforme est impossible, le juge national doit laisser inappliquée la norme nationale contraire.
La chambre sociale de la Cour de cassation, réunie en formation plénière, a donc logiquement fait prévaloir le droit de l’Union sur le droit interne. Elle consacre la force obligatoire de l’interprétation européenne, y compris dans les relations de travail relevant du secteur privé.
III. L’arrêt du 10 septembre 2025 : consécration du principe d’inclusion des congés payés.
1. Les faits à l’origine du litige.
L’affaire opposait plusieurs ingénieurs salariés de la société Altran Technologies à leur employeur. Travaillant selon une convention de forfait hebdomadaire de 38h30, ils contestaient le décompte des heures supplémentaires effectué par l’entreprise au motif que les semaines comprenant des jours de congé payé avaient été neutralisées dans le calcul des majorations.
Les juges du fond avaient admis partiellement cette méthode, estimant que les périodes de congés ne pouvaient être assimilées à du temps de travail effectif. Les salariés ont alors formé un pourvoi, invoquant directement le droit européen.
2. La motivation de la Cour de cassation.
La Cour de cassation casse partiellement les arrêts de la Cour d’appel de Versailles. Elle rappelle que, conformément à l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux et à la directive 2003/88/CE, toute réglementation nationale doit garantir le plein effet du droit au repos annuel payé.
Dès lors, il convient d’écarter partiellement l’article L3121-28 du Code du travail en ce qu’il subordonne la prise en compte des heures supplémentaires à l’exécution d’un temps de travail effectif. Le salarié ayant pris des jours de congé payé au cours de la semaine doit être réputé avoir accompli ses heures normalement, pour la détermination du seuil de déclenchement des heures supplémentaires.
Autrement dit, le congé payé est intégré dans le calcul de la durée hebdomadaire de travail, de sorte qu’un salarié travaillant, par exemple, quatre jours dans une semaine comprenant un cinquième jour de congé payé, sera réputé avoir accompli une semaine complète de 35 heures.
La cour précise en outre que cette solution s’applique même en l’absence de disposition conventionnelle contraire. Elle justifie ce revirement par l’obligation, pour le juge national, d’assurer la protection juridique découlant de la Charte européenne, y compris dans les litiges entre particuliers.
3. Une cassation partielle aux conséquences concrètes.
La cassation prononcée ne remet pas en cause la totalité du dispositif des décisions d’appel, mais seulement les points relatifs à la minoration des heures supplémentaires et des congés payés afférents. L’affaire est renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles autrement composée, afin de recalculer les droits des salariés sur la base de ce nouveau principe.
IV. Les implications pratiques et juridiques pour les entreprises.
1. L’obligation d’adapter les pratiques de gestion du temps de travail.
Cette décision bouleverse la logique du décompte hebdomadaire. Les employeurs devront désormais inclure les jours de congés payés dans le calcul du seuil des heures supplémentaires, y compris lorsque les salariés sont absents une partie de la semaine.
Cette modification impacte directement :
- les conventions de forfait hebdomadaire ;
- les systèmes de suivi automatisé du temps de travail ;
- et le calcul des heures supplémentaires dans les bulletins de paie.
Elle implique également un recalcul potentiel des rappels de salaire pour les salariés ayant pris des congés payés sur les périodes concernées, ce qui pourrait engendrer des risques contentieux importants.
2. Le risque d’effet rétroactif et la sécurisation juridique.
La question de la rétroactivité de la décision est délicate. En principe, une nouvelle interprétation jurisprudentielle s’applique immédiatement aux litiges en cours, dès lors qu’elle ne porte pas atteinte au droit au procès équitable. Les entreprises devront donc anticiper d’éventuelles réclamations portant sur des périodes passées non prescrites (trois ans selon l’article L3245-1 du Code du travail).
Afin de sécuriser leurs pratiques, les employeurs ont intérêt à :
- réexaminer les accords collectifs internes relatifs au décompte des heures ;
- adapter les logiciels de gestion du temps ;
- et former les services RH à cette nouvelle règle.
3. Un dialogue social à réinventer.
Les partenaires sociaux devront sans doute négocier une adaptation des conventions collectives. L’arrêt impacte particulièrement les branches qui recourent massivement à des conventions de forfait ou à des aménagements du temps de travail, comme la convention Syntec.
Dans un contexte où le droit du travail est fortement influencé par le droit européen, les entreprises doivent intégrer cette dimension dans leur politique de conformité. L’intervention d’un avocat en droit social s’impose pour auditer les pratiques internes et prévenir tout risque contentieux.
V. Vers une harmonisation européenne du droit au repos et du temps de travail.
L’arrêt du 10 septembre 2025 illustre parfaitement la pénétration du droit européen dans le droit du travail français. Sous l’influence de la CJUE, la Cour de cassation reconnaît que le respect du droit au congé annuel payé doit primer sur les règles nationales de décompte du temps de travail.
En intégrant les jours de congé payé dans le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, elle renforce la cohérence entre le droit interne et le droit de l’Union, tout en protégeant le salarié contre toute forme d’incitation économique à renoncer à ses congés.
Si cette évolution accroît la complexité de la gestion du temps de travail pour les entreprises, elle traduit surtout une volonté d’harmonisation par le haut des droits sociaux fondamentaux. Le message est clair : le repos payé et la santé du salarié constituent désormais des valeurs supérieures dans la hiérarchie des normes sociales, auxquelles même les principes classiques du travail effectif doivent s’adapter.
Cette décision, promise à une large portée, appelle donc les employeurs à redéfinir leur approche du temps de travail en conciliant exigence de performance et respect des droits fondamentaux du travailleur.


