Introduction
L’avènement des crypto-actifs, initié par la création du Bitcoin en 2009, a profondément bouleversé l’économie numérique mondiale. Ces actifs, reposant sur la technologie de registre distribué (Distributed Ledger Technology - DLT), permettent des transferts de valeur sans intermédiaires centralisés, engendrant des transformations majeures dans les pratiques d’investissement, les paiements transfrontaliers, et la gouvernance financière. Si ces innovations offrent des opportunités inédites, elles soulèvent également d’importants risques juridiques et économiques, en particulier pour les investisseurs internationaux.
La décentralisation des infrastructures, la volatilité des prix, l’anonymat des transactions, l’absence d’encadrement réglementaire uniforme et les risques systémiques qu’ils impliquent posent un défi majeur au droit international des investissements. Les investisseurs se trouvent ainsi exposés à des pertes financières importantes, sans nécessairement disposer de moyens efficaces de recours.
Cet article propose une analyse juridique approfondie de la protection des investisseurs internationaux dans les crypto-actifs. Après avoir examiné les fondements juridiques des crypto-actifs et les droits afférents aux investisseurs (I), il analysera les cadres nationaux et régionaux existants (II), les mécanismes spécifiques de protection disponibles (III), avant de formuler des propositions concrètes pour une gouvernance internationale cohérente (IV).
I. Fondements Juridiques et Identification des Crypto-actifs.
A. Typologie juridique des crypto-actifs.
Les crypto-actifs ne sont pas homogènes. Leur nature juridique varie selon leur fonction économique, leur mécanisme d’émission et leur cadre d’utilisation. En l’absence de définition universelle, les régulateurs se sont efforcés de les classer par typologie. Le règlement (UE) 2023/1114 dit « MiCA » propose une classification tripartite :
1. Crypto-actifs généraux : comprenant les utility tokens qui donnent accès à un service ou une plateforme ;
2. Jetons de monnaie électronique (EMT) : adossés à une seule monnaie fiduciaire et conçus pour la stabilité des prix ;
3. Jetons référencés à des actifs (ART) : adossés à un panier d’actifs pour assurer une valeur stable.
En droit américain, le Howey Test sert de critère d’identification d’un actif en tant que « security » si quatre éléments sont réunis : un investissement d’argent, dans une entreprise commune, avec une attente de profit, généré par les efforts d’un tiers.
D’autres juridictions, comme la Suisse, ont proposé une typologie fonctionnelle distinguant les tokens de paiement, d’investissement et d’usage. Cette absence de consensus nuit à la clarté juridique, complexifiant l’analyse des droits des investisseurs selon les régimes nationaux.
B. Nature juridique des droits des investisseurs.
Les droits attachés à la détention de crypto-actifs sont rarement normalisés. Ils dépendent largement de la nature du jeton et de son usage. Un investisseur peut détenir :
- Des droits patrimoniaux, comme un droit à dividende ou à remboursement ;
- Des droits politiques ou de gouvernance, notamment dans les organisations autonomes décentralisées (DAO) ;
- Des droits d’information et de transparence, en particulier en cas de placement public ;
- Des droits de recours, en cas de défaillance de l’émetteur ou du prestataire.
Dans l’univers des crypto-actifs, ces droits sont souvent affaiblis par la décentralisation des structures, l’absence de parties identifiables ou la non-reconnaissance juridique des mécanismes de gouvernance algorithmique.
II. Cadres juridiques nationaux et régionaux.
A. L’Union européenne et le règlement MiCA.
L’Union européenne est pionnière en matière de régulation des crypto-actifs avec l’adoption du règlement MiCA. Ce règlement instaure un cadre réglementaire harmonisé pour les émetteurs et prestataires de services sur crypto-actifs (PSCA).
Il prévoit :
- L’obligation pour les émetteurs de publier un whitepaper conforme, contenant les informations nécessaires à une prise de décision éclairée de l’investisseur ;
- L’agrément obligatoire pour les PSCA, assorti de garanties prudentielles, organisationnelles et en matière de gouvernance ;
- La supervision par l’ESMA pour les crypto-actifs significatifs ;
* Des droits de recours pour les investisseurs en cas de pertes résultant d’informations trompeuses ou incomplètes.
Toutefois, MiCA présente certaines limites : les NFT, les protocoles DeFi sans entité centrale, et les DAO ne sont pas encore expressément couverts.
B. Les États-Unis : régulation sectorielle et approche casuistique.
Le régime américain repose sur un ensemble d’agences aux compétences concurrentes :
- La SEC considère que de nombreux jetons relèvent du droit des securities, imposant des obligations d’enregistrement, de transparence et de diligence ;
- La CFTC considère le Bitcoin et l’Ethereum comme des commodities ;
- La FinCEN impose des règles anti-blanchiment et de connaissance du client (KYC) aux VASP.
Les différends réglementaires entre agences, comme en témoigne l’affaire “SEC v. Ripple Labs”, génèrent une grande incertitude pour les investisseurs internationaux. Le risque de requalification d’un jeton expose à des sanctions et des nullités contractuelles.
C. Approches comparées : Suisse, Japon, Singapour.
La Suisse applique une approche basée sur le droit civil, distinguant les tokens selon leur finalité économique. Le cadre réglementaire est stable et favorable à l’innovation, avec la loi sur la DLT (2021).
Au Japon, la Financial Services Agency impose des agréments aux exchanges et un système de ségrégation des actifs. Le pays reconnaît juridiquement les crypto-actifs comme une propriété numérique.
Singapour, par son Payment Services Act, a instauré un régime de licence qui impose des exigences strictes en matière de capital, de cybersécurité et de conformité.
III. Mécanismes de protection juridique des investisseurs internationaux.
A. Le droit à l’information : fondement de la protection.
La transparence est le socle de toute protection juridique efficace. L’information précontractuelle, via les whitepapers, est cruciale. Toutefois, ces documents :
- Ne sont pas toujours contrôlés par une autorité indépendante ;
- Sont souvent rédigés en termes techniques et ambigus ;
- Omettent parfois les risques juridiques, fiscaux ou opérationnels.
Des régimes comme MiCA imposent une responsabilité de l’émetteur en cas de fausse déclaration. En dehors de l’Union européenne, ces garanties sont inexistantes ou peu efficaces.
B. Mécanismes de responsabilité et voies de recours.
L’investisseur lésé peut engager :
- Une action contractuelle, si les clauses sont violées ;
- Une action en responsabilité délictuelle, en cas de dol, d’abus de confiance ou de négligence ;
- Une action collective ou class action, lorsque plusieurs investisseurs sont lésés.
Les obstacles principaux tiennent à la compétence juridictionnelle, à l’exécution des décisions à l’étranger, et à l’anonymat des auteurs. Le droit international privé peine à s’adapter à la décentralisation des systèmes.
C. Cybersécurité, conservation et assurance des actifs.
La protection technique est complémentaire à la protection juridique. Des normes minimales devraient être imposées :
- Audit obligatoire des smart contracts ;
- Cold storage des actifs clients avec multi-signature ;
- Assurance contre le vol ou la défaillance technique ;
- Plan de continuité d’activité en cas de crise.
Des labels ou certifications techniques (ex. ISO/IEC 27001) pourraient devenir obligatoires pour les plateformes et les émetteurs.
IV. Vers une gouvernance juridique internationale.
A. L’urgence d’une harmonisation transnationale.
La diversité des régimes juridiques favorise le forum shopping et affaiblit les mécanismes de protection. Il est indispensable d’envisager :
- Une définition commune des crypto-actifs au niveau international ;
- Un cadre minimal harmonisé de protection des investisseurs ;
- La coopération entre autorités nationales de supervision ;
- La portabilité des agréments entre juridictions (passeporting).
B. Rôle des organisations internationales.
Le FMI, la BRI, l’OCDE, le GAFI et l’IOSCO ont un rôle stratégique à jouer dans :
- L’adoption de standards internationaux de gouvernance et de transparence ;
- La création d’un observatoire mondial des risques crypto ;
- L’élaboration d’un modèle de traité multilatéral sur les crypto-actifs.
Une Cour internationale spécialisée pourrait aussi être envisagée pour résoudre les litiges transfrontaliers liés aux actifs numériques.
C. Propositions pour un cadre global intégré.
- Développement d’un code uniforme des crypto-actifs ;
- Création d’un registre mondial public des émetteurs et jetons ;
- Instauration d’un numéro d’identification unique pour chaque jeton ;
- Introduction de clause-type d’arbitrage blockchain dans les smart contracts ;
- Inclusion des crypto-actifs dans les accords de protection des investissements bilatéraux et multilatéraux
Les crypto-actifs incarnent une révolution financière et technologique. Toutefois, leur essor rapide a devancé les systèmes juridiques, exposant les investisseurs internationaux à des risques accrus. Une meilleure protection passe par un encadrement juridique structuré, transparent et coopératif.


