La relation de travail, traditionnellement encadrée par une réglementation stricte visant à protéger chacune des parties, a connu un bouleversement notable avec un arrêt de la Cour de Cassation, Assemblée Plénière [1]. Loin de se cantonner à une simple décision, la jurisprudence redéfinit la manière dont les preuves peuvent être utilisées dans le cadre d’un litige prud’homal, soulevant ainsi bon nombre de questions sur l’équilibre entre vie privée, preuves et également intelligence artificielle.
Plongeons dans cette importante décision pour en comprendre les tenants et les aboutissants.
Dans le sillage des avancées technologiques et des deepfakes, les modalités et les pratiques au cœur des interactions professionnelles se transforment. À l’image de ces décisions de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation qui ont provoqué l’équivalent d’une onde de choc juridique et/ou sont venues préciser les frontières entre droit de la preuve et vie privée…
Le droit à la preuve peut-il justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée ?
Le premier arrêt d’Assemblée Plénière est résumé de la manière suivante sur Légifrance : « Lorsque le droit à la preuve tel que garanti par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales entre en conflit avec d’autres droits et libertés, notamment le droit au respect de la vie privée, il appartient au juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence. Il en résulte que, dans un procès civil, le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale, porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » [2].
Tout commence, comme bien souvent, par un conflit opposant un employeur à son salarié. Les faits auraient pu rester anodins, mais ils posent aujourd’hui les jalons d’une réelle révolution dans la perception du droit à la preuve et de l’intimité dans le monde du travail. Dans cette affaire, l’employeur s’était vu reprocher l’usage d’enregistrements audio produits clandestinement comme moyen de prouver la faute grave d’un salarié, pratique jusque-là considérée comme déloyale et rejetée systématiquement.
Cependant, la haute juridiction, rompant avec sa jurisprudence antérieure, a admis à des conditions strictes l’utilisation de ces preuves dites "déloyales". Pourquoi cette évolution ? Il s’agit de se conformer, en premier lieu, aux grands principes de la jurisprudence européenne.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a, en effet, depuis longtemps mis en lumière la prépondérance du droit à la preuve, notamment lorsque aucune autre ne peut être obtenue et que l’on cherche la vérité. Dans une affaire similaire ayant transité par les tribunaux européens, il avait été jugé que la nécessité de la preuve pouvait, sous certaines conditions, prévaloir sur d’autres droits tout aussi fondamentaux.
Revenons à notre exemple français, qui a trait au licenciement d’un salarié en télétravail. Au cœur du débat : la réticence de ce dernier à fournir les rapports d’activité requis par son employeur. L’usage des échanges enregistrés à l’insu du salarié par l’employeur s’est avéré être le point d’achoppement fondamental. La Cour d’Appel avait préalablement écarté cette preuve pour son caractère déloyal. Néanmoins, la Cour de cassation, au nom de l’équité procédurale, a estimé que cela était désormais du ressort du juge évaluant la proportionnalité de cette atteinte à la vie privée par rapport à l’objectif poursuivi.
Cette décision est d’autant plus parlante lorsqu’elle est juxtaposée à un second cas : celui d’un salarié incriminé pour des propos tenus sur les réseaux sociaux. Bien qu’injurieux, ces propos, échangés dans un contexte privé, ont été jugés comme n’étant pas constitutifs d’un manquement suffisamment grave pour justifier un licenciement.
Une conversation privée sur la messagerie Facebook installée sur l’ordinateur professionnel du salarié peut-elle justifier un licenciement disciplinaire ?
Ce second cas est résumé comme ceci sur Légifrance : « Un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail. Dès lors, une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne pouvant constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié, de sorte que l’employeur n’est pas fondé à invoquer la méconnaissance de son droit à la preuve. Doit en conséquence être approuvé, l’arrêt qui, après avoir constaté que le salarié a été licencié pour faute grave en raison de propos échangés lors d’une conversation privée avec une collègue au moyen de la messagerie intégrée au compte Facebook personnel du salarié installé sur son ordinateur professionnel, en déduit que ces faits de la vie personnelle ne pouvaient justifier un licenciement disciplinaire » [3].
Ces deux situations témoignent donc d’un réalisme jurisprudentiel s’adaptant aux évolutions de notre société. Elles soulignent l’importance d’un droit au travail empreint de sécurité pour les employés, tout en rappelant les prérogatives des employeurs dans la défense de leurs entreprises.
Pour autant, il importe de préciser que toutes pratiques abusives ne sont pas pour autant légitimées. L’intérêt supérieur demeure celui d’assurer un équilibre proportionnel entre la protection des droits individuels et la manifestation de la vérité. Le juge, arbitre des élégances juridiques, se dote par cet arrêt des moyens de trancher avec délicatesse et précision.
In fine, les recommandations pour les entreprises et également pour les salariés sont les suivantes : bien que cette décision autorise la production de preuves déloyales en cas de litige, elle n’ouvre pas la porte à une utilisation systématique. Il convient de demeurer prudent et de préférer toujours des méthodes de preuve traditionnelles et inattaquables, pour ne pas susciter une suspicion quant à l’équité de procédure et, au-delà, la sérénité des relations professionnelles.
Quid de l’article 226-1 du Code pénal ?
Cette évolution drastique en matière de preuve civile, tout en reconnaissant l’importance de la vérité procédurale, doit cependant être mise en relief avec les dispositions du droit pénal, notamment l’article 226-1 du Code pénal. Cette disposition pénalise spécifiquement l’atteinte à l’intimité de la vie privée par des moyens tels que l’enregistrement d’échanges confidentiels ou la capture d’images dans un lieu privé, sans consentement des intéressés.
La question se pose ainsi : comment articuler une admissibilité accrue des preuves en matière civile face aux interdictions pénales claires dictées par le Code pénal ? Il convient de souligner que la décision du 22 décembre 2023 ne légitime pas les enregistrements clandestins, mais ouvre la porte à leur examen par le juge, sous le prisme d’une nécessaire proportionnalité et de l’équité de la procédure.
Sur le plan pénal, la présomption de consentement en cas de non-opposition constitue une garantie qui doit être interprétée avec prudence. Tout laisse à penser que le consentement, au sens du Code pénal, ne peut être présumé dans un contexte professionnel où les déséquilibres de pouvoir peuvent contraindre au silence.
Les implications de cette jurisprudence sur la prudence que doivent avoir non seulement les avocats mais également les justiciables, sont flagrantes. D’un côté, nous sommes désormais placés devant une souplesse de l’utilisation des preuves potentiellement acquises de manière déloyale, et de l’autre, une rigueur pénale qui continue de peser sur le risque de porter atteinte à l’intimité d’autrui.
L’articulation finement tranchée entre des intérêts parfois contradictoires invite à une approche du droit alliant la finesse d’analyse d’une part, et l’éthique professionnelle d’autre part. Dans ce contexte modernisé de la preuve, il est plus crucial que jamais pour les professionnels du droit d’accompagner leurs clients avec rigueur juridique, assurant une veille constante sur l’utilisation des preuves pour préserver les principes tant de la procédure équitable que de la préservation de la vie privée.
En somme, cette récente jurisprudence nous place au carrefour d’un nécessaire réexamen des concepts de preuve et de vie privée au sein d’une société en pleine mutation technologique.
Comment concilier l’admissibilité de ce mode de preuve face aux évolutions de l’IA et son enfant terrible, le deepfake ?
Cette décision revêt une signification encore plus profonde à l’ère où l’intelligence artificielle (IA) multiplie les possibilités, faisant naître de faux audios et de fausses vidéos avec une aisance déconcertante. Les "deepfakes", animés par une technologie avancée, sont désormais capables de reproduire avec une fidélité troublante la voix et les traits d’un individu, engendrant des preuves potentiellement trompeuses et indétectables à l’œil non averti.
La potentielle utilisation des "deepfakes", ces contenus ultra-réalistes générés par IA, accentue les risques d’atteintes aux droits individuels et de manipulations en tout genre. Certes, ces usages sont spécifiquement sanctionnés par l’article 226-8 du Code pénal, qui punit de peines d’emprisonnement et d’amendes la diffusion de montages réalisés sans le consentement de la personne représentée, si ces montages ne sont pas clairement identifiés comme tels. La loi condamne également la diffusion d’un contenu visuel ou sonore généré par un traitement algorithmique qui porte atteinte à l’image ou retranscrit les paroles d’une personne sans son accord, tant qu’il n’est pas évident que le contenu est généré par ordinateur ou qu’il ne soit pas clairement mentionné comme tel.
Ce cadre législatif vient souligner la gravité perçue par les législateurs de telles manipulations, et les peines sont renforcées lorsque ces délits sont commis en utilisant un service de communication au public en ligne, ou par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle.
La responsabilité et la rigueur doivent donc être de mise dans la collecte et la présentation des preuves, sous peine d’altérer non seulement l’équité d’une procédure, mais également de franchir la ligne ténue séparant la quête légitime de justice de la commission d’une infraction. La vigilance est d’autant plus requise avec la présence croissante de l’intelligence artificielle dans notre environnement, qui, tout en offrant des perspectives inouïes, appelle aussi à une conscience aiguisée et à une adaptation judiciaire continue.
Face à ces avancements technologiques, cette évolution jurisprudentielle sonne comme un signal d’alarme. Elle nous amène à nous questionner sur la crédibilité et la fiabilité des preuves avancées. Comment s’assurer qu’un enregistrement audio est authentique et n’a pas été altéré par des outils d’IA ?
En fin de compte, il devient impératif de demeurer à la pointe du progrès technologique pour veiller à l’authenticité et à la légalité des preuves tout en protégeant l’intégrité et l’intimité des personnes. Les professionnels du droit doivent être d’autant plus rigoureux dans leur enquête probatoire et recourir, au besoin, à des experts en vérification pour confirmer l’authenticité des preuves tirées des sources numériques, et ce, en accord avec les contours définis par le droit pénal.
Pour sécuriser le mode de preuve et s’adapter à ces innovations, il conviendrait en réalité d’envisager de nouvelles méthodes de validation et de certification du mode de preuve.
La décision de la Cour de Cassation, bien que s’inscrivant dans un souci de réalisme et d’efficacité face à la réalité judiciaire, appelle à une vigilance accrue quant au potentiel abusif des nouvelles technologies. Dans un horizon où l’IA redessine sans cesse les contours du possible, une réflexion plus large sur l’éthique de la preuve et les méthodes de validation devient impérative.
La justice, garante des droits fondamentaux, doit armer son arsenal pour que la manifestation de la vérité ne soit entachée d’aucun doute et que les parties puissent compter sur des procédures équitables, où la loyauté des preuves ne sera pas altérée par les jeux d’ombres de l’IA.
Discussions en cours :
C’est un peu technique mais effectivement très intéressant
Excellente analyse des nouveaux défis dans l’administration et la loyauté des preuves produites devant les conseils prudhommaux. Doit-on conseiller à nos clients employeurs de s’équiper de brouilleurs dans les salles de réunions ? D’obliger les salariés à laisser leurs téléphones portables à l’entrée de la pièce ? Autant de questions qui émergent à la lecture de ces jurisprudences.