Cette annonce fit évènement puisque ce tableau n’avait pas été visible en France depuis 2007, date d’une rétrospective consacrée au grand maître du réalisme [1].
Quelques jours après cette annonce, plusieurs articles de presse se sont étonnés du fait que ce tableau, qui était la propriété jusqu’en 2014 d’une discrète famille originaire de Franche-Comté, ait pu être autorisé à sortir de France [2].
D’après les informations du Monde, Le Désespéré aurait été acquis pour environ 50 millions d’euros en 2014 par le Qatar auprès de Monique Cugnier-Cusenier, originaire de Franche-Comté, terre de naissance de Courbet. Le tableau n’avait auparavant jamais quitté la famille, dont l’aïeul, propriétaire d’une distillerie de liquoreux, avait été mécène du peintre.
Pourtant, s’il est tout à fait légal pour une personne étrangère d’acquérir une œuvre d’un peintre français de premier plan, le droit positif aurait dû interdire qu’une toile d’une telle qualité et notoriété soit autorisée à quitter le territoire national.
Afin de comprendre comment une telle situation a été rendue possible, il est nécessaire de revenir en détail sur les règles régissant l’exportation des œuvres d’art.
1. Historique de la règlementation sur l’exportation des œuvres d’art.
L’apparition de règles restreignant la circulation des œuvres d’art est relativement récente puisque la première loi en la matière n’a été adoptée qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale.
Il s’agissait de la loi du 31 août 1920 [3] qui soumettait à l’octroi d’une licence la sortie de France de la plupart des œuvres d’art. Cette législation fut très critiquée par les professionnels du marché de l’art et elle fut abrogée, à peine un an et demi après son adoption, par la loi de finances du 31 décembre 1921.
Après la défaite de 1940, le Gouvernement de Vichy, inquiet du pillage des collections françaises par les autorités d’occupation, décida d’adopter une nouvelle législation protectrice du patrimoine national : la loi du 23 juin 1941 relative à l’exportation des œuvres d’art. Cette législation restera en vigueur après la Libération.
Cette loi donnait à l’État deux outils redoutables :
- La possibilité, en refusant l’autorisation d’exportation, d’interdire la sortie de France « des objets présentant un intérêt national d’histoire ou d’art » ;
- Le droit d’acquérir ces mêmes objets aux prix fixés par les exportateurs lorsqu’ils étaient proposés à l’exportation. Il s’agissait de facto d’une faculté d’expropriation entre les mains de l’État.
Cette législation n’était toutefois pas applicable aux objets d’ameublement postérieurs à 1830 ni aux œuvres d’art postérieures au 1ᵉʳ janvier 1900, laissant ainsi hors de son champ d’application une large part d’œuvres du XIXᵉ et XXᵉ siècle.
Pour pallier cela, l’Administration décida alors d’appliquer aux œuvres exclues du champ d’application de la loi, le décret du 30 novembre 1944, qui ne concernait pas les œuvres d’art en particulier, mais soumettait de manière générale l’exportation de toute marchandise à la délivrance d’une autorisation d’exportation.
La superposition de la loi et du décret aboutissait ainsi à un système de contrôle général : toutes les œuvres d’art étaient soumises à la nécessité d’une autorisation pour leur exportation. En cas de refus, l’Administration pouvait alors interdire la sortie de France des œuvres importantes au regard de l’art ou de l’histoire et également en faire l’acquisition au prix déclaré en Douane.
Néanmoins, sous l’impulsion de la construction européenne, il fallut adopter une nouvelle législation qui soit conforme à l’article 36 du traité de Rome, qui ne prévoyait en matière d’œuvres d’art que des interventions sélectives fondées sur la notion de « trésor national ».
2. La législation actuelle fondée sur la notion de « trésor national ».
La France adopta une législation nouvelle par la loi du 31 décembre 1992, qui a posé les bases du dispositif qui est encore en vigueur à ce jour.
Le dispositif instauré par la loi de 1992 a été d’abord réformé par la loi du 8 août 1994 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier puis, de façon plus substantielle, par la loi du 10 juillet 2000 qui renforce la protection des trésors nationaux et enfin, par la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
a. La notion de trésor national.
Au terme de l’article L111-1 du Code du patrimoine,
« constituent des trésors nationaux :
1° Les biens appartenant aux collections des musées de France ;
2° Les archives publiques issues de la sélection prévue aux articles L212-2 et L212-3, ainsi que les biens classés comme archives historiques en application du livre II ;
3° Les biens classés au titre des monuments historiques en application du livre VI ;
4° Les autres biens faisant partie du domaine public mobilier, au sens de l’article L2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, à l’exception de celles des archives publiques mentionnées au 2° du même article L2112-1 qui ne sont pas issues de la sélection prévue aux articles L212-2 et L212-3 du présent code ;
5° Les autres biens présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie ou de la connaissance de la langue française et des langues régionales ».
Ce texte ne livre pas de véritable définition du trésor national, mais énumère simplement les biens culturels qui appartiennent à cette catégorie.
La principale conséquence attachée à l’application à une œuvre du statut de Trésor national est de lui interdire toute sortie définitive du territoire national. Pour garantir l’effectivité de ce dispositif, la France a ainsi été dans l’obligation d’aménager un système de contrôle des exportations d’œuvres d’art.
b. Le dispositif de contrôle de l’exportation des œuvres d’art au cœur du dispositif de protection des trésors nationaux.
i. Les biens culturels soumis au contrôle.
L’article L111-2 du Code du patrimoine précise que l’obtention d’un certificat de libre circulation est obligatoire pour les biens culturels
« qui présentent un intérêt historique, artistique ou archéologique et entrent dans l’une des catégories définies par décret en Conseil d’Etat ».
L’article R111-1 du même Code fixe quatre critères cumulatifs pour qu’un bien culturel d’intérêt historique ou artistique soit soumis à cette mesure :
- Catégorie de bien : quasiment toute la production artistique dans son ensemble est visée ;
- Ancienneté du bien : les seuils varient selon la catégorie d’œuvre, pour les tableaux le seuil est fixé à 50 ans d’ancienneté ;
- Valeur du bien : de même, les seuils à partir desquels un certificat est obligatoire diffèrent selon la catégorie du bien. Pour les tableaux, ce seuil de valeur est fixé à 300.000 euros ;
- Le propriétaire du bien n’est pris en considération que s’il s’agit de l’artiste qui en est l’auteur. Dans cette seule hypothèse, le bien, même si les autres critères sont remplis, pourra quitter le territoire national.
Dès lors que ces critères sont remplis, le bien culturel devra, pour quitter le territoire national, être accompagné obligatoirement d’un certificat de libre circulation délivré par l’administration et ce, même s’il n’est pas destiné à être vendu (Crim., 27 novembre 2013, n°12-81.618).
Dans le cas du Désespéré de Courbet, il ne fait pas de doute que cette œuvre, au regard de sa qualité et de sa notoriété, entre dans la catégorie des œuvres soumises obligatoirement à la délivrance d’un certificat de libre circulation pour toute sortie définitive du territoire national.
ii. L’instruction de la demande de certificat de libre-circulation et les conséquences d’un refus de délivrance.
Le propriétaire d’un bien culturel remplissant les critères que nous venons de rappeler est donc tenu, pour faire sortir son bien du territoire national, de solliciter auprès de l’administration la délivrance d’un certificat de libre circulation.
Si, lors de l’instruction de la demande, l’administration constate que l’œuvre constitue un trésor national, elle refusera alors la délivrance du certificat [4].
Le refus de délivrance du certificat emporte comme conséquence que le bien est immobilisé pendant une durée de 30 mois, puisque le propriétaire ne peut plus déposer de nouvelle demande de certificat de libre circulation pendant ce délai [5].
Pendant ce délai, l’administration a la possibilité de présenter une offre d’achat du tableau en question au prix du marché [6], la loi ayant prévu par ailleurs un dispositif destiné à encourager le financement de l’acquisition d’un trésor national par des entreprises privées. Une réduction d’impôt égale à 90% des versements effectués en faveur de l’acquisition d’un trésor national est ainsi accordée aux entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés [7].
Pendant ce délai, l’administration peut également décider de procéder au classement monument historique (ci-après MH) de l’œuvre, ce qui aura pour effet d’interdire toute exportation hors de France de celle-ci [8].
Il faut également préciser qu’il n’est nul besoin du consentement du propriétaire pour classer MH une œuvre, le classement d’office des objets mobiliers appartenant à des personnes privées étant rendu possible par l’article L622-4 du Code de Patrimoine.
Il est évident que le Désespéré de Courbet constitue bien un trésor national en tant qu’il présente un « intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue (…) de l’art » [9].
De ce fait, si un certificat de libre circulation avait été sollicité (et il aurait dû l’être pour toute sortie du territoire), l’administration n’aurait pu qu’en refuser la délivrance au vu de la qualité de trésor national de l’œuvre.
Dès lors, l’administration aurait dû, soit faire une offre d’achat à un prix proche de celui payé par le Qatar, soit le classer MH ce qui aurait eu pour effet d’en interdire définitivement toute sortie du territoire (et aurait sans nul doute déplu aux actuels propriétaires).
c. L’exception en cas d’exportation temporaire.
L’article L111-2 alinéa 4 du Code du Patrimoine prévoit toutefois
qu’« à titre dérogatoire et sous condition de retour obligatoire des biens culturels sur le territoire douanier, le certificat peut ne pas être demandé lorsque l’exportation temporaire des biens culturels a pour objet une restauration, une expertise ou la participation à une exposition ».
Dans cette hypothèse, l’œuvre peut sortir du territoire sans qu’il soit nécessaire de solliciter la délivrance d’un certificat de libre circulation, elle devra uniquement être munie d’une autorisation temporaire de sortie.
L’article L111-7 du Code du patrimoine dispose à cet égard que
« L’exportation des trésors nationaux hors du territoire douanier peut être autorisée, à titre temporaire, par l’autorité administrative, aux fins de restauration, d’expertise, de participation à une manifestation culturelle ou de dépôt dans une collection publique.
Cette autorisation est délivrée pour une durée proportionnée à l’objet de la demande.
À l’occasion de la sortie du territoire douanier d’un trésor national mentionné à l’article L111-1, l’autorisation de sortie temporaire doit être présentée à toute réquisition des agents des douanes.
Dès l’expiration de l’autorisation, le propriétaire ou le détenteur du bien est tenu de le présenter sur requête des agents habilités par l’État ».
Ainsi, une œuvre trésor national peut toujours sortir du territoire de manière temporaire pour l’un des motifs limitativement énumérés par ce texte : restauration, expertise, participation à une manifestation culturelle ou dépôt dans une collection publique.
Par définition, cette autorisation de sortie est accordée pour une durée limitée à l’issue de laquelle l’œuvre devra obligatoirement revenir sur le territoire national.
C’est probablement sur le fondement de cette faille législative qui autorise l’exportation temporaire d’une œuvre que le Désespéré a pu quitter le territoire national. La manœuvre de contournement aurait consisté en l’établissement d’une convention entre la France et le Qatar au terme de laquelle l’œuvre serait présente alternativement à mi-temps en France puis au Qatar.
Ainsi, cette situation de « garde alternée » aurait été assimilée à une sortie pour une exposition, permettant la sortie du territoire du Désespéré sans qu’il ait été besoin d’en passer par la procédure classique de demande de certificat de libre circulation.
Conclusion.
La situation du Désespéré de Courbet nous éclaire sur les failles d’une législation qui se veut pourtant protectrice du patrimoine culturel national.
Ce tableau, au regard de sa qualité et de sa notoriété, aurait obligatoirement dû en passer par la sollicitation d’un certificat de libre circulation pour pouvoir sortir du territoire.
Dans la mesure où il entre d’évidence dans la catégorie des trésors nationaux, l’administration aurait alors dû, après avoir refusé la délivrance de ce certificat de libre circulation, proposer d’acquérir ce tableau au prix du marché (ce qu’elle n’avait probablement pas les moyens de faire) ou bien, à défaut, le classer Monument Historique, ce qui en aurait définitivement interdit toute sortie du territoire national.
Bien évidemment, ce classement MH n’aurait pas manqué de froisser les autorités qataries propriétaires du tableau.
Et c’est ainsi qu’entre la préservation des intérêts économiques et la préservation du patrimoine culturel national, l’administration a favorisé la première en mettant en place un système de garde alternée du tableau entre la France et le Qatar qui se fonde sur une interprétation plus qu’audacieuse du texte permettant la sortie temporaire des trésors nationaux dans le cadre d’une manifestation culturelle.
Il est évidemment très regrettable de constater que les autorités qui sont chargées de protéger notre patrimoine culturel commun, le sacrifient en réalité sur l’autel d’intérêts autres.
Et cela est d’autant plus désespérant (sans mauvais jeu de mot !) que l’on sait, au surplus, que soumettre une œuvre comme le Désespéré à un système de garde par rotation entre deux pays revient à lui imposer de fréquents transports, ce qui lui fait courir le risque de subir des dégradations de ce fait [10].
Espérons que le tollé suscité par la révélation de l’existence de cette convention suffira à éviter que cette situation ne puisse servir d’exemple et demeure un cas isolé.



