Lourds dégâts et auteurs non identifiés.
Ces derniers jours, les manifestations des « gilets jaunes » ont donné lieu à des déchaînements de violence rarement vus, notamment aux abords de l’Arc de Triomphe et dans les rues avoisinant la place de l’Etoile. Il en est malheureusement résulté de lourds dommages : voitures incendiées, vitrines et immeubles dégradés, échafaudages démantelés...
Peu d’auteurs directs ayant cependant été interpellés, la possibilité pour les victimes d’agir en responsabilité du fait personnel (« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage… ») en déposant une plainte avec constitution de partie civile apparaît donc assez illusoire.
Pour la majorité des victimes, ces dégâts seront heureusement pris en charge par leurs assurances, à condition cependant, s’agissant par exemple des véhicules, que ceux-ci soient assurés tous risques ou au tiers avec une garantie incendie ou, pour les commerçants, que ceux-ci aient souscrit une garantie spécifique pour perte d’exploitation. A défaut, les propriétaires de véhicules pourront déposer un dossier auprès de la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions (Civi). L’indemnisation est cependant versée sous conditions de ressources et plafonnée à 4.750 euros.
Responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements et des rassemblements.
Les victimes non assurées (et les assureurs par action récursoire) pourront envisager d’engager la responsabilité de l’Etat du fait des préjudices causés par les attroupements et les rassemblements sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure (auparavant codifiées à l’article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales) qui dispose :
« L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes soit contre les biens. Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée. »
L’intérêt de ce régime de responsabilité de l’Etat est qu’il n’impose pas d’établir l’existence d’une faute (sachant qu’en matière de services de police et de maintien de l’ordre, il doit s’agir d’une faute lourde en raison des difficultés de la mission en question, qu’il s’agisse des comportements actifs [1] ou des défauts d’intervention [2].
Dans le cas des manifestations des « gilets jaunes », l’existence d’une faute simple de l’Etat serait d’ailleurs très discutable en raison de l’ampleur des manifestations et de la mobilisation, selon le Ministère de l’Intérieur de tous les effectifs de police disponibles.
Des conditions d’application restrictives.
Ce régime de responsabilité sans faute de l’Etat est toutefois loin d’être évident à mettre en œuvre puisqu’il doit en effet s’agir de dommages :
commis à force ouverte ou par violence ;
résultants de crimes et délits ;
causés par un attroupement ou un rassemblement.
Ces deux premières conditions n’ont pas posé de réelles difficultés en jurisprudence, si ce n’est que le lien avec les crimes et les délits doive être direct et certain [3] et que les dommages doivent résulter d’un comportement intentionnel des manifestants, le juge administratif écartant l’application de ce régime de responsabilité lorsque les dégâts étaient fortuits [4].
Des dommages causés à l’occasion d’un attroupement ou d’un rassemblement.
La troisième condition qui n’est pas définie par le législateur est cependant la plus difficile à appréhender d’autant qu’elle fait l’objet d’une interprétation particulièrement restrictive voire même contradictoire par les juridictions administratives.
Il doit ainsi s’agir d’un groupe agissant de manière collective et relativement spontanée. Sont ainsi exclus les dommages résultant de violences commises volontairement, par exemple par des hooligans, par un commando déterminé à endommager le siège de RFO à Fort-de-France [5] ou encore par des faucheurs volontaires ayant saccagé des parcelles de cultures transgéniques [6].
Concernant spécifiquement les dommages résultant de violences urbaines, le juge administratif n’applique pas uniformément ce critère. Ainsi, les violences urbaines survenues à Meaux en 1991 après la noyade d’un jeune homme fuyant les forces de police ont conduit à engager la responsabilité de l’Etat du fait des attroupements [7]. A l’inverse, le juge administratif a refusé d’engager la responsabilité de l’Etat sur demande des assureurs des collectivités territoriales et de plusieurs collectivités locales pour les dégradations survenues quelques jours après le décès accidentel de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur à Clichy-sous-Bois ayant déclenché la vague de violences urbaines de 2005 [8].
Le juge administratif a en effet considéré de manière discutable et le plus souvent sans s’appuyer sur aucun élément de fait probant que s’agissant des dégâts ultérieurs, il y avait eu préméditation des délits commis. In fine, la responsabilité sans faute de l’État au titre des attroupements et rassemblements n’a été reconnue que :
pour les dommages causés par des actes ayant suivi immédiatement (quelques heures voire quelques jours) la mort accidentelle des deux jeunes ;
lorsque les dégradations pouvaient être rattachées à un rassemblement identifiable ;
lorsque le mode opératoire permettait de faire échapper l’acte en question à la qualification d’action commando destinée à saccager et détruire.
Les dégâts commis à l’occasion des dernières manifestations des gilets jaunes pourraient parfaitement répondre aux conditions pourtant restrictives posées par la jurisprudence
En l’espèce, les dégâts survenus à l’occasion des dernières manifestations des « gilets jaunes » (voitures incendiées, vitrines et immeubles dégradés, échafaudages démantelés) paraissent avoir de sérieuses chances de permettre d’engager la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements et des rassemblements à partir du moment où :
ils se rattachent effectivement de manière directe aux manifestations qui se sont (pour le moment) déroulées les samedi 24 novembre et 1er décembre 2018 ;
ils sont survenus de manière fortuite à l’occasion d’une action revendicative ayant dégénéré.
Gageons cependant qu’en ces temps de disette budgétaire, le juge administratif fera preuve d’une particulière rigueur dans l’étude de ces dossiers de demande d’indemnités et que seules les demandes les mieux argumentées pourront aboutir devant la juridiction administrative.
Concrètement, une telle action devra être engagée devant le Tribunal administratif territorialement compétent après demande préalable obligatoire [9] et en recourant impérativement aux services d’un avocat [10].