La fascination pour le crime est intemporelle. Le succès planétaire de séries comme Monstre sur Netflix, qui explore la psyché de tueurs en série, en est la preuve la plus récente avec sa saison 3 sur le Boucher de Plainfield, l’américain Ed Gein [1].
Pourtant, si notre appétit pour le macabre n’a pas faibli, les formes médiatiques qui le satisfont se sont radicalement transformées. Au cours du siècle précédent, des « complaintes criminelles » [2] étaient vendues à la criée par des colporteurs sur des feuilles illustrées appelées « canards sanglants », narrant les détails d’un fait divers criminel sur un air connu.
Ces chansons, relayées par voie de presse, qui constituaient un véritable média populaire (et parallèle parfois), ont aujourd’hui totalement disparu. Pourquoi ne chante-t-on plus le crime ? La réponse ne se trouve certainement pas dans un désintérêt du public pour le sujet, mais certainement dans les mailles de plus en plus resserrées du droit de la presse et des médias.
À son apogée, entre 1870 et 1940, la complainte criminelle était un média puissant, un ancêtre de l’audiovisuel qui combinait texte, image et son pour exprimer l’effroi collectif face au crime. Cette pratique bénéficiait d’une relative tolérance, évoluant dans un espace où les limites de la liberté d’expression étaient encore à atteindre.
Le véritable tournant s’opère avec la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ce texte fondateur, toujours en vigueur, consacre la liberté d’imprimer et de publier comme un principe, mais il en définit aussitôt les abus. C’est cet arsenal de régulation qui, progressivement renforcé par les textes et la jurisprudence, a rendu la complainte criminelle juridiquement quasi-impraticable.
Le premier obstacle, est le délit de diffamation. L’article 29 de la loi de 1881 la définit comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ». Une complainte qui décrirait un individu comme l’auteur d’un crime, tomberait sans équivoque sous le coup de cette qualification. Pour se défendre, l’auteur pourrait en théorie invoquer l’exception de vérité (exceptio veritatis), c’est-à-dire prouver que ses dires sont vrais. Mais cette défense pourrait être vouée à l’échec, en cas de publication avant tout procès (ce qui était le cas dans une large majorité de cas, les complaintes étant souvent publiées avant tout procès, dès l’arrestation des suspects), la « vérité » judiciaire d’un crime n’est établie que par une condamnation pénale devenue définitive, même si des exceptions pourraient être admises.
De même, l’excuse de bonne foi, qui suppose un but légitime et une enquête sérieuse, serait balayée face au caractère sensationnaliste et purement affirmatif de la complainte avant tout procès.
À côté, l’injure, définie comme une « expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait » [3], pourrait également être retenue contre les termes dépréciatifs souvent utilisés dans ces chansons. La jurisprudence est d’ailleurs d’une grande sévérité. La Cour de cassation a ainsi récemment jugé que qualifier une personne de « professionnel du crime » ou de « délinquant reconnu » était diffamatoire et portant atteinte à l’honneur [4].
Le deuxième rempart, tout aussi infranchissable, est le respect de la présomption d’innocence. Sanctuarisé à l’article 9-1 du Code civil, ce principe dispose que « chacun a droit au respect de la présomption d’innocence ». Le même article permet à un juge, notamment par la voie rapide du référé (une procédure d’urgence), d’ordonner toute mesure pour faire cesser une atteinte, notamment lorsqu’une personne est « présentée publiquement comme coupable » avant d’avoir été condamnée. Une complainte criminelle, par sa nature même, fait précisément cela : elle désigne un coupable et raconte son forfait, violant de front ce principe fondamental.
Enfin, le droit à l’image et le respect de la dignité humaine ont achevé de cadenasser la représentation des personnes mises en cause. Si, à l’époque des « canards sanglants », il s’agissait principalement de gravures sur bois souvent grossières, l’avènement de la photographie de presse n’a fait que renforcer ces protections juridiques. L’image photographique, par son réalisme et sa puissance d’évocation, est soumise à un contrôle encore plus strict, comme en témoigne l’interdiction de diffuser l’image d’une personne menottée, issue de la loi du 15 juin 2000 dite Guigou [5].
Plus largement, le Code pénitentiaire soumet la diffusion de l’image d’une personne détenue à son consentement écrit, et pour les prévenus, à l’autorisation du magistrat en charge du dossier [6]. Une exception notable demeure cependant dans le droit français : la caricature.
Protégée au titre de la liberté d’expression, elle autorise une certaine déformation de l’image et une critique acerbe, à condition de ne pas verser dans l’attaque personnelle gratuite et de conserver une intention humoristique ou satirique. La jurisprudence récente continue de tracer cette ligne délicate. Toutefois, ce droit à la satire, traditionnellement appliqué au débat politique ou social, trouverait difficilement à s’appliquer pour dépeindre un simple « suspect » dans une affaire criminelle, où l’atteinte à la dignité et à la présomption d’innocence serait jugée certainement disproportionnée.
Face à cet arsenal juridique, les éditeurs et les médias sont contraints à une prudence extrême. Le droit de la presse a instauré un mécanisme de « responsabilité en cascade », qui désigne comme responsables successifs le directeur de la publication, puis à défaut l’auteur (souvent anonyme en l’espèce), puis l’imprimeur, et qui permet de remonter la chaîne jusqu’au propriétaire du média [7]. Ce risque financier a engendré un puissant phénomène d’autocensure. Aucun éditeur ne prendrait aujourd’hui le risque de publier une complainte criminelle, dont le contenu serait quasi-systématiquement attaqué et condamné par les tribunaux.
La disparition de la complainte criminelle n’est donc pas le fruit du hasard ou d’un simple changement de goût. Elle est le résultat direct de plus d’un siècle de construction juridique marquant le passage d’une forme de sentence populaire à la primauté de la justice et de la présomption d’innocence, un processus visant à équilibrer la liberté d’expression et la protection des droits fondamentaux de la personne. Là où le « canard sanglant » offrait un spectacle public et une condamnation populaire quasi-immédiate, le droit moderne impose le temps de la justice, le respect de la défense et la protection de la dignité de chaque individu, qu’il soit victime ou accusé. La narration du crime s’est déplacée vers des formats plus contrôlés, comme le documentaire judiciaire ou la fiction inspirée de faits réels, qui, par la distance qu’ils instaurent, parviennent à naviguer dans ce champ de mines juridique. Le crime se raconte toujours, mais il ne se chante plus en plein vent.
En définitive, la plus grande vigilance reste de mise pour que le traitement médiatique d’une affaire pénale ne se transforme pas en un procès public, au mépris du principe fondamental de la présomption d’innocence.



Discussions en cours :
Cher Monsieur,
merci d’avoir cité mon ouvrage "Chanter le crime", et de vous y référer dans votre communication. Il est bien certain que je n’ai pas vos compétences en droit, et que cet aspect des choses est sans doute sous-évalué dans mes travaux.
Toutefois, je n’ai trouvé que fort peu de plaintes & jugements contre des canards. Un cas qui me revient : une affaire de demande de délocalisation dans le sud de la France, car le défenseur explique qu’une complainte abondamment diffusée pourrait influencer les jurés. Mais peu de cas de plaintes en diffamation (on s’en plaint parfois dans la presse, mais on n’en reste là, on ne va pas en justice)
La disparition s’amorce par l’absence petit à petit de l’identité des victimes & suspects dans le texte de la complainte (pour les familles des deux "camps", une telle mention était un grave préjudice pour leur patronyme). Sans aller jusqu’au procès, on voit apparaître quelques heurts avec les vendeurs de complaintes, mais sans nom cité dans les couplets, il n’y a plus matière...
Le goût du public de l’entre-deux-guerres favorise le raccourcissement des complaintes devenues chansons, pour qu’elles se "fondent" dans le répertoire des chanteurs des rues. Dès lors leurs qualités narratives sont réduites. Seul l’aspect musical, le fait qu’elles soient chantées dans l’espace public leur garde un attrait en des temps où la musique enregistrée diffusée dans les rues est encore balbutiante.
À mon sens, c’est vraiment la radio qui porte le coup de grâce, succédant à la presse imprimée : ni l’image, ni le propos narratif, ni la musicalité ne constituent désormais une originalité du canard, on n’a qu’à tourner le bouton pour tout recevoir, ou consulter la presse. D’où la "fin des canards" à la Libération, passé Oradour.
Mais merci encore de vous pencher sur cette littérature populaire, désormais bien oubliée.
Cher Monsieur,
Je vous remercie vivement pour votre retour attentif et nuancé, ainsi que pour l’intérêt que vous portez à ma contribution.
Je partage pleinement votre analyse concernant l’importance de l’évolution des médias dans la disparition progressive de la complainte, et notamment le rôle décisif de la radio, puis, plus largement, de la médiatisation moderne dans le bouleversement du régime de diffusion de l’information criminelle. Votre analyse sur la transformation du goût du public, la standardisation musicale et la disparition progressive des noms propres est tout à fait pertinente.
Permettez-moi toutefois d’insister sur un autre levier de cette mutation, évoqué dans ma contribution, moins visible peut-être, mais que mes recherches sur le sujet m’ont conduit à explorer, celui du droit. Il est vrai, comme vous le soulignez avec justesse, que les poursuites judiciaires contre les éditeurs de complaintes demeurent peu nombreuses voire inexistantes. Cependant, l’impact du droit ne se mesure pas uniquement à l’aune du contentieux. L’évolution des normes juridiques, de la jurisprudence, notamment la consécration progressive du droit à la vie privée, de la présomption d’innocence comme principe fondamental, et plus généralement d’un encadrement juridique renforcé de la liberté d’expression, a participé à l’effacement progressif de cette forme de littérature populaire.
En d’autres termes, sans procès retentissants, le cadre juridique a pu suffire à instaurer un climat de prudence, voire d’autocensure, chez les auteurs ou les éditeurs de complaintes. Le fait que les noms propres disparaissent progressivement témoigne sans doute d’un infléchissement imposé par le cadre juridique, plus que d’un simple changement de goût. Il reste néanmoins certaines complaintes, certes plus rares, qui conservent un haut degré de précision narrative.
Je vous remercie encore pour votre analyse et pour l’importance que vous accordez à ces textes passionnants de notre patrimoine culturel.
Bien à vous,
Victor Cabras