« N’est pas mort ce qui à jamais dort, et au fil des siècles peut mourir même la mort » [2].
Les musées d’ethnologie, héritiers de collections souvent acquises dans des contextes coloniaux, sont confrontés à des dilemmes juridiques et éthiques concernant les restes humains. Ces tensions opposent l’inaliénabilité des collections publiques [3] à l’exigence de respect de la dignité humaine [4] et aux revendications culturelles des communautés d’origine poussée par quelques activistes.
S’inspirant du droit romain, cet article propose de créer un régime juridique sui generis, conciliant la patrimonialité des restes humains avec leur caractère sacré.
Que les esprits chagrins se rassurent : le Droit Romain connaissait déjà au sein des res divini iuris ( « choses de droit divin ») ; les res sacrae (« choses sacrées »), les res religiosae (« choses religieuses ») et les res sanctae (« choses saintes »). La création d’un nouveau statut n’est donc pas une idée récente, et consiste à refaire sien les notions de Droit Romain en créant un nouveau statut.
Cette approche, fondée sur la garde plutôt que la propriété, permettrait de répondre aux impératifs éthiques tout en respectant les droits des communautés concernées.
Les cas récents évoqués dans le chapeau de cet article soulignent l’urgence de repenser leur statut juridique.
Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort : tous les débris formant le corps désagrégé sont respectables, même les cendres. C’est en raison de son humanité que le corps en son ensemble est digne de protection. C’est l’humanité du corps qui lui confère son caractère sacré et le distingue des choses banales.
Les objets du culte, même consacrés, ont été fabriqués par l’homme. Mais l’homme de son côté ne s’est pas fabriqué tout seul. Dès lors son corps ne lui appartient peut-être pas totalement, même s’il s’agit bien d’une chose. Il peut appartenir à Dieu pour certains, à la Nature ou à l’Humanité pour d’autres. Il pourrait faire partie de ces « choses communes qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous » dont parle l’article 714 du Code civil, et qui de ce fait sont retirées en partie du commerce juridique.
Ce paradoxe appelle une réflexion sur la notion de sacré, telle que définie par Régis Debray, qui évoque non seulement la religion, mais aussi ce qui inspire respect, vénération et effroi [5].
Le droit romain, en distinguant les res sacrae (objets consacrés au culte) et res religiosae (dépouilles mortelles et tombeaux) au sein des res divini iuris, offre une piste pour repenser le statut des restes humains. Cet article propose de réintroduire la notion de res sacrae comme catégorie juridique sui generis, fondée sur la garde plutôt que la propriété, pour répondre aux défis éthiques et juridiques contemporains.
- Le cadre historique : res sacrae et res religiosae dans le droit romain.
Dans le droit romain, les res divini iuris englobaient les res sacrae (objets consacrés au culte, comme les autels), les res religiosae (sépultures et dépouilles mortelles) et les res sanctae (lieux ou objets protégés par une sacralité publique). Ces catégories, distinctes des res humani iuris (choses profanes appropriables), étaient hors commerce, leur caractère sacré les soustrayant à la propriété privée ou à l’aliénation. Cette distinction reposait sur l’idée que certaines choses, par leur lien avec le divin ou l’humanité, transcendaient la sphère juridique ordinaire.
Aujourd’hui, cette conception peut éclairer la gestion des restes humains et objets sacrés dans les musées. Les restes humains, par leur humanité, ne sont pas des choses banales mais des objets sacrés, comme le souligne le Code civil : le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Leur caractère sacré, au sens de Régis Debray, réside dans leur capacité à susciter respect, vénération et effroi, les distinguant des biens meubles ordinaires.
Les res sacrae et res religiosae offrent ainsi un cadre pour penser une catégorie juridique intermédiaire, entre la patrimonialité publique et l’inappropriabilité.
- Les tensions contemporaines : patrimoine, dignité et restitution.
Cette tension est manifeste dans la jurisprudence, comme le souligne l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Douai du 24 juillet 2008, qui a privilégié l’inaliénabilité de la tête maorie du musée de Rouen sur le principe de dignité, estimant que le Code du patrimoine prévaut sur le Code civil.
Les restitutions récentes, bien que symboliques, révèlent les limites de ce cadre. Par exemple, le décret n°2025-309 du 2 avril 2025 a ordonné la restitution de trois crânes Sakalave à Madagascar, mais sans respecter la procédure légale de déclassement.
De même, la restitution de 82 crânes à la Finlande par le Karolinska Institute de Suède [6] ou de la tête maorie de Rouen en 2012 illustre une prise de conscience éthique, mais ces gestes sont souvent politisés.
Ainsi, les œuvres culturels rendues en grande pompe au Bénin en 2021 pour des raisons morales ne sont toujours pas exposées, le grand musée censé les accueillir n’étant toujours pas sorti de terre ; ou celui d’un masque kakungu en République démocratique du Congo en 2022 pourtant acheté légalement en 1935, ayant exacerbé des conflits entre les ethnies Yaka, Suku et Teke (300 morts, 160 000 déplacés), montrent les conséquences imprévues de telles initiatives [7].
La commercialisation des restes humains et objets sacrés pose également problème.
Si l’article 16-1-1 du Code civil prohibe leur vente, des pratiques persistent, comme en témoigne l’ordonnance du TGI de Paris du 6 décembre 2013, qui a reconnu que si la vente d’objets cultuels Hopi peut constituer un outrage à la dignité de cette tribu, cette considération morale et philosophique ne donne pas, à elle seule, droit au juge des référés de suspendre la vente de ces masques, qui n’est pas interdite en France.
Dans la mesure où la provenance délictuelle de ces objets n’est pas avérée, la vente n’en est pas interdite.
Le Conseil des Ventes Volontaires applique le règlement de la profession de commissaire-priseur avec plus ou moins de discernement selon la provenance Européenne ou extra-européenne de ces restes humains, les seconds étant in fine moins protégés que les premiers.
Il précise dans son rapport annuel de 2012 que « le corps humain n’est pas perçu de la même manière suivant les lieux et les époques, et par conséquent sur la nécessaire prise en compte de la dimension culturelle de l’élément humain quand il s’agira de déterminer s’il peut être offert à la vente ou non ».
Or, comme vu dans notre précédent article, la dignité d’un crâne papouasien s’efface devant son aspect culturel.
Cette incohérence souligne la nécessité d’un cadre juridique unifié.
- Un régime sui generis inspiré des res sacrae.
Les restes humains relèvent de la catégorie des biens meubles. Mais il conviendrait de différencier selon que ces derniers font partie du domaine public ou sont dans le domaine privé. Ainsi, dans le cadre de restes sacrés (crânes, têtes réduites, poteaux funéraires…) appartenant au domaine public, la notion de res Sacrae serait applicable. Dans le cadre d’objets sacrés appartenant au domaine privé, ces derniers conserveraient la qualification de biens hors commerce.
Qualifié de bien, des restes humains sont autant une chose appropriable (selon leur statut culturel) qu’hors commerce (par l’interdiction de vente). La patrimonialité a cependant pris le dessus sur l’ethique, tant les ventes sont courantes bien que de moins en moins acceptables socialement.
Deux options seraient à envisager, selon le champ de propriété où se trouve le bien concerné.
Domaine public : les restes humains et objets sacrés dans les musées publics seraient classés comme res sacrae, inaliénables et imprescriptibles, mais soumis à une gestion éthique. Cette gestion impliquerait des consultations avec les communautés d’origine, à l’image du Peabody Essex Museum qui sera évoquée plus bas ; et des cartels explicatifs que l’on peut retrouver sur les bronzes du Bénin au musée du quai Branly.
Cependant, excepté quelques mannequins funéraires du Vanuatu, une récente visite au musée du quai Branly ne m’a permis que de voir deux crânes d’ancêtres sur modelés de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une gestion éthique implique de permettre l’accès au public à ces objets pour permettre une meilleure compréhension des cultures.
Domaine privé : les restes sacrés dans le domaine privé resteraient hors commerce, leur usage étant limité par un droit moral, une simili propriété intellectuelle qui serait, dans ce cas, le droit de limiter l’usage du bien conformément aux traditions du peuple qui est à l’origine, à la manière d’un droit d’auteur.
Le régime serait similaire à celui d’un droit d’auteur cédé, mais à qui le droit moral subsiste au profit de l’auteur.
Ce droit moral garantirait le respect des traditions culturelles, comme l’interdiction de la vente sans consentement. Si les vertus de la non-patrimonialité apparaissent évidentes, on en conçoit aisément les limites par le respect du droit de propriété inhérent à la DDHC.
Si cette proposition serait symboliquement forte, elle conserverait des effets limités … qui n’auraient qu’une portée éthique et morale.
S’inspirant de Proudhon, qui définit le domaine public comme appartenant à « l’être moral et collectif que nous appelons le public » [8] et l’état comme un mandataire du dit public, nous proposons que les musées et l’État agissent comme gardiens plutôt que propriétaires.
Cette idée de garde, explorée dans le cadre de l’État culturel, permet de concilier les droits des communautés avec ceux de l’État. Comme l’affirme Fanny Tarlet, seuls les propriétaires publics, assujettis à l’inaliénabilité et à une gestion quasi morale, sont aptes à assurer une possession digne de ces objets.
Les res sacrae doivent être protégée contre les conditions de leur utilisation, et ce par le versant du droit pénal.
La protection des animaux, biens meubles, connaît un versant répressif. Il en est déjà de même pour les atteintes à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, qui sont punies d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende [9].
Cependant, si une transcription de la protection des hommes aux animaux est déjà effectuée (sévices graves, atteintes sexuelles…), un même statut pour des restes humains serait bien plus flou.
Une incrimination spécifique pour atteinte à la mémoire des peuples, comme la profanation culturelle, pourrait être envisagée, s’inspirant du Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA), qui impose des consultations et des restitutions aux tribus par les institutions financées par l’État fédéral.
- Étude de cas : le Peabody Essex Museum.
Au lieu de retourner les objets à leur emplacement d’origine ou les cacher dans les réserves d’un musée, le « Peabody Essex Museum » a trouvé un chemin médian au travers du champ de mines entourant les arts premiers dans les musées occidentaux.
Avant d’accepter la proposition du galeriste Bobbi Hamill concernant la donation de deux poteaux pukamani du peuple Tiwi : le musée a contacté les anciens de la communauté Tiwi et a demandé leur permission d’accepter la donation.
Le musée s’est vu offrir la garde physique de ces objets, tandis que le peuple Tiwi en concerne la possession spirituelle et intellectuelle.
En outre, le Peabody Essex Museum souhaite la venue de l’artiste contemporain Pedro Wonaeamirri, du peuple tiwi, pour effectuer une cérémonie de bénédiction sur les poteaux pukamani nouvellement installés.
Les anciens de la communauté Tiwi ont demandé l’affichage d’un texte présentant les poteaux, indiquant :
“This artwork embodies the collective knowledge of the Tiwi people. It was created by and with the consent of the custodians of this knowledge. The intellectual and cultural property of this work belongs to the artist, the Tiwi people and their ancestors, through long standing living cultural practice”.
« Cette œuvre incarne le savoir collectif du peuple Tiwi. Elle a été créée par et avec le consentement des gardiens de ce savoir. La propriété intellectuelle et culturelle de cette œuvre appartient à l’artiste, au peuple Tiwi et à leurs ancêtres, à travers une pratique culturelle vivante de longue date ».
Le galeriste, localisé en Amérique, a indiqué qu’aucun musée américain n’aurait accepté les pièces dans le climat actuel.
Ce modèle évite les écueils de la restitution pure ou de la conservation aveugle, offrant une voie médiane pour les musées occidentaux.
- Vers une éthique du sacré.
La réintroduction des res sacrae comme catégorie juridique sui generis permet de résoudre le paradoxe entre patrimonialité et dignité. En reconnaissant le caractère sacré des restes humains, ce régime concilie l’inaliénabilité des collections publiques avec le respect des droits culturels des communautés d’origine. L’État, en tant que gardien plutôt que propriétaire, peut assurer une gestion éthique, comme l’illustre le Peabody Essex Museum.
Ce cadre pourrait s’étendre à d’autres objets culturels sensibles, renforçant le rôle des
musées comme dépositaires éthiques. Une réflexion plus large sur le sacré, dans un monde sécularisé, est nécessaire pour repenser notre rapport à l’humanité et à ses vestiges. En redécouvrant la notion de res sacrae, le droit peut offrir une réponse aux défis éthiques et juridiques du XXIe siècle, tout en respectant l’universalité de la dignité humaine.
Cependant, il ne faut pas oublier de prendre réellement en compte l’opinion des tribus concernées, sans s’ériger en modèle de vertu depuis l’Europe. Ainsi, des tribus Asmat de Papouasie-Nouvelle-Guinée ont récemment refusé le retour de crânes d’ancêtres [10], faute de pouvoir réellement déterminer s’il s’agit d’ancêtres ou d’ennemis vaincus au combat… et par crainte que leur retour n’apporte la ruine.