La décision du Conseil d’État du 28 novembre 2024 relative à la PMA post mortem a confirmé l’interdiction, pour une femme veuve, de poursuivre un processus de procréation assistée entamé avant le décès de son conjoint. Si le juge administratif reconnaît que cette interdiction constitue une ingérence dans la vie privée, garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, il la justifie au regard de la large marge d’appréciation reconnue aux États en matière bioéthique. Pourtant, en l’espèce, la cohérence du dispositif législatif peut être mise en doute : la loi bioéthique de 2021 ouvre la PMA aux femmes seules tout en la refusant aux veuves.
Une telle incohérence pourrait révéler une inconventionnalité au regard des exigences posées par la CEDH.
I. La large marge d’appréciation des États en matière de PMA post mortem.
On ne rappellera jamais trop que la CEDH est avant tout une juridiction internationale, c’est-à-dire le produit d’un consensus entre États souverains. C’est ce consensus qui conditionne l’office de la CEDH en sa qualité de garante de la Convention européenne puisque plus les États sont en désaccord sur une problématique, plus leur marge d’appréciation est grande :
« En l’absence de consensus parmi les États membres du Conseil de l’Europe – que ce soit sur la valeur relative de l’intérêt en jeu ou sur les moyens les plus appropriés de le protéger –, notamment lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques sensibles, une large marge d’appréciation s’impose » [2].
En matière sociétale, lieu de tous les dissensus, la Cour laisse aux États une liberté totale s’agissant du choix de leur politique.
Il en va ainsi s’agissant de la PMA où il n’existe pas d’approche harmonisée à l’échelle européenne : certains États ont adopté des lois ou des règlements spécifiques pour encadrer le recours à l’AMP, tandis que d’autres s’en remettent à la pratique médicale ou à des directives professionnelles. Et en ce qui concerne précisément la PMA post mortem, la France fait partie des onze États membres de l’UE qui l’interdisent.
Une large marge d’appréciation en cette manière est donc octroyée aux États, comme l’a jugé la CEDH dans l’arrêt Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022 (req. n° 14889/19), écartant toute violation de l’article 8 de la Convention au motif du refus opposé à la requérante d’être fécondée avec le sperme congelé de son époux décédé.
Large marge d’appréciation ne signifie néanmoins pas pouvoir discrétionnaire.
Comme le relève Aurélie Bretonneau : « Le fait que la Cour reconnaisse aux États membres une large marge d’appréciation ne signifie pas qu’elle renonce à tout contrôle de la proportionnalité des atteintes portées dans le cadre de cette marge au droit à la vie privée. Mais, pour autant que l’on puisse systématiser son raisonnement, il semble qu’elle considère alors ces atteintes acceptables lorsque deux conditions sont remplies : si la législation présente des gages de sérieux quant à la prise en compte, en conscience, lors de son élaboration, des intérêts divergents susceptibles d’être en cause (…) ; si la législation est cohérente, c’est-à-dire que les atteintes qu’elles portent à la vie privée ne sont pas discriminatoires ou dépourvues de rapport avec les enjeux bioéthiques délicats, sources de la marge d’appréciation reconnue par la cour, qui ont conduit à l’édicter (…) » [3].
La première des conditions relevées par cette rapporteure publique paraît, s’agissant de l’interdiction de la PMA post mortem, remplie.
C’est après une longue délibération et des débats nourris que les députés ont voté l’article L. 2141-2 du Code de la santé publique interdisant au processus de PMA de se poursuivre en cas de décès d’un des membres du couple.
Trois séries d’arguments ont décidé les parlementaires à légiférer en ce sens.
La première est d’ordre technique : la naissance d’un héritier après le décès de son père aurait posé d’épineuses questions juridiques du point de vue du droit successoral. Les deux autres sont d’ordre psychologique.
Les députés se sont, d’une part, inquiétés de la capacité d’une femme en deuil à prendre une décision éclairée (en l’occurrence celle de poursuivre le processus de PMA). Ils ont d’autre part estimé que l’enfant qui naîtra, orphelin par nature, pourrait être marqué par les conditions de sa création.
Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé en charge du projet de loi, a évoqué cette dernière problématique en ces termes : « Le deuil, brutal, nous semblerait susciter plusieurs risques, en premier lieu pour l’enfant à naître qui aurait à en supporter le poids. L’AMP post mortem ne représente pas du tout le même investissement que celui d’une femme célibataire engagée dans une démarche d’AMP. Il pourrait y avoir une forme de transfert de l’image paternelle vers l’enfant du poids du deuil. Face aux risques qui pourraient peser sur sa construction, nous ne sommes pas certains de pouvoir garantir l’intérêt supérieur de l’enfant qui a été évoqué tout à l’heure » [4].
Si chacun demeure libre d’apprécier la pertinence de ces arguments, il n’en reste pas moins que le choix du Parlement a été fait en connaissance de cause, à l’issue d’un débat approfondi.
Cependant, un tel débat, aussi riche soit-il, ne saurait à lui seul prémunir la loi bioéthique du 2 août 2021 contre tout grief d’inconventionnalité.
Encore faut-il que cette loi fasse preuve de cohérence.
II. Un dispositif législatif de cohérence douteuse.
La loi promulguée le 2 août 2021 se caractérise par le fait qu’elle permet aux couples de femmes et aux femmes seules de recourir à la PMA sans pour autant permettre à la femme veuve de continuer le processus de PMA déjà engagé.
La problématique est la suivante : lors du décès de son partenaire, la femme veuve se voit obligée de faire cesser le processus de PMA enclenché. Il lui est pourtant loisible, dans le même temps, d’enclencher un nouveau processus en tant que femme seule.
Dans ce cas de figure, les embryons (ou les gamètes, en fonction de l’état d’avancée du processus) issus du processus engagé avec le défunt devront être 1°) détruits 2°) donnés à la science ou 3°) donnés à un autre couple en vertu de l’article L2141-4 du Code de la santé publique.
La femme veuve peut donc se faire implanter des gamètes d’un donneur inconnu tout en donnant, à un autre couple, les embryons nés du processus avec son partenaire décédé. Cette situation paraît d’autant plus incohérente qu’il n’est pas à exclure que le donneur inconnu soit, au jour de l’implantation, lui aussi décédé.
Les partisans de l’incohérence du dispositif législatif pouvaient, en outre, s’appuyer sur le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) et plus particulièrement sur son Avis n°40 du 17 décembre 1993 sur le transfert d’embryons après le décès du conjoint (ou du concubin).
Le CCNE avait alors insisté sur la liberté de la femme à disposer de ses propres embryons, qui peut être lue comme composante de la liberté de disposer son propre corps : « la question de la PMA post-mortem ne se pose pas tant en termes de "droit" du couple ou de la femme sur les embryons cryoconservés, qu’en termes de "pouvoir de décision" sur leur devenir ».
Et comme une objection prémonitoire à l’approche du législateur le 2 août 2021, le CCNE s’était également attaché à ne pas tirer de conclusions de l’état de deuil de la femme veuve : « Des motivations multiples peuvent être à l’origine de l’une ou de l’autre de ces décisions [poursuivre ou interrompre le processus de PMA], déterminées par l’ensemble des réactions de la femme à la mort de son conjoint, et à la façon dont elle surmontera la disparition de son couple pendant la période du deuil qui s’ensuit. Compte tenu des incertitudes et des aléas de ce que l’on appelle le "travail de deuil", il n’est pas possible de porter un jugement d’ordre général sur la nature et la valeur de ces motivations. C’est pourquoi il n’existe aucune raison éthique a priori de ne pas respecter la décision de la femme ».
Il est enfin à remarquer que le Conseil d’État (dans ses attributions consultatives) avait lui-même alerté le Gouvernement sur l’incohérence potentielle du dispositif :
« Dans un souci de cohérence d’ensemble de la réforme, le Conseil d’État recommande (…) au Gouvernement d’autoriser le transfert d’embryons et l’insémination post mortem, dès lors que sont remplies les deux conditions suivantes : d’une part, une vérification du projet parental afin de s’assurer du consentement du conjoint ou concubin décédé ; d’autre part, un encadrement dans le temps (délai minimal à compter du décès et délai maximal) de la possibilité de recourir à cette AMP » [5].
Malgré ces différents arguments et ses propres réserves, le Conseil d’Etat, statuant désormais au contentieux, a refusé de considérer le dispositif législatif comme inconventionnel.
Pointant le caractère « constant » de la prohibition dans le temps, il juge que le législateur a délibérément entendu opérer une différence de traitement entre, d’une part, les femmes seules qui ont choisi dès l’origine un projet parental où l’enfant n’aurait qu’une filiation maternelle et, d’autre part, le cas des femmes qui, originellement, souhaitaient s’inscrire dans un projet parental en couple, le consentement des deux membres étant dès lors nécessaire :
« la situation d’une femme, membre d’un couple ayant conçu en commun un projet parental, dont la poursuite est subordonnée au maintien de ce projet, du consentement des deux membres du couple et de leurs liens de couple, interrompu par le décès du conjoint, destiné à devenir parent de l’enfant, est différente de celle d’une femme non mariée qui a conçu seule, dès l’origine, un projet parental à l’issue duquel l’enfant n’aura qu’une filiation maternelle » [6].
La CEDH sera-t-elle sensible à ces arguments ou condamnera-t-elle la France pour incohérence du dispositif ?
Le mystère reste entier.


