La preuve des obligations civiles en droit ivoirien.

Par Armande Goulé, Doctorante.

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Explorer : # droit civil # charge de la preuve

Dans le procès civil, la preuve constitue bien plus qu’un simple mécanisme procédural : elle est le levier fondamental de l’accès au droit, de la reconnaissance des obligations, et de la régulation des comportements juridiques. En droit ivoirien, cette fonction cardinale s’inscrit dans une tradition civiliste rigoureuse, héritée du Code civil français, où le principe « actori incumbit probatio », la charge de la preuve incombe au demandeur, structure l’architecture du procès. Toutefois, cette rigueur normative se heurte aux réalités sociales et économiques du terrain : informalité des échanges, absence d’écrit, disparités d’accès aux instruments probatoires. Il ne suffit pas qu’un sujet de droit invoque l’existence d’un droit subjectif pour qu’il soit considéré comme titulaire de ce droit. Il faut encore qu’il soit en mesure de prouver l’existence de son droit.
On dit en latin « Idem est non esse et non probari » : « ne pas pouvoir prouver son droit équivaut à ne pas avoir de droit ». En réalité, l’absence de preuve ne remet pas en cause l’existence du droit, mais empêche seulement son exercice dans les rapports que son titulaire entretient avec autrui. L’adage signifie simplement qu’en matière juridique la simple affirmation est inopérante, et que le titulaire d’un droit est en danger de ne pouvoir l’exercer s’il est hors d’état de le prouver. D’où l’importance capitale des questions de preuve. L’issue de la plupart des actions en justice dépend de problèmes de preuve : même s’il est bien fondé dans son action, celui qui n’arrive pas à prouver l’existence de son droit perdra le procès. Face ces défis, les juridictions ivoiriennes développent une approche pragmatique, fondée sur l’appréciation souveraine des éléments de preuve et l’adaptation aux circonstances concrètes.
Cette tension féconde entre formalisme juridique et souplesse judiciaire soulève une problématique centrale : comment le droit ivoirien des obligations articule les exigences formelles de la preuve avec les impératifs d’efficacité et d’équité dans la pratique judiciaire ? Pour y répondre, il convient d’analyser, d’une part, le cadre juridique formel qui encadre la preuve des obligations (I), et d’autre part, les ajustements pragmatiques opérés par les juridictions ivoiriennes (II).

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I. Le formalisme juridique encadrant la preuve des obligations civiles.

Avant d’examiner les assouplissements jurisprudentiels, il faut comprendre les fondements normatifs qui structurent la preuve en droit civil. Cette première partie s’articule autour des principes directeurs (A) et des modes de preuve reconnus (B).

A. Les principes directeurs de la preuve en droit civil.

Ce premier axe expose les règles générales qui gouvernent la charge de la preuve (1) et la distinction entre les types d’actes juridiques (2), afin de poser les bases du régime probatoire.

1. La charge de la preuve et son fondement légal.

L’article 1315 du Code civil ivoirien dispose que « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». Ce principe consacre une répartition logique du fardeau probatoire : le demandeur doit établir les faits qu’il allègue, tandis que le défendeur doit justifier son exonération. Cette règle protège contre les accusations infondées et structure le déroulement du procès civil. Dans le procès civil, le juge n’a traditionnellement qu’un rôle passif : ce n’est pas à lui d’établir les faits donnant raison à telle ou telle partie. Il doit attendre que les parties apportent leurs preuves, puis il doit trancher le conflit en conséquence. Cependant, il ne faut pas exagérer cette passivité du juge civil : le juge peut quand même intervenir et aider les parties dans l’administration de la preuve, en ordonnant des mesures d’instruction (expertises, enquêtes, déplacement sur les lieux...), en convoquant des témoins, ou en ordonnant à une partie de produire des éléments de preuve qu’elle détient, même si ils peuvent aider au succès de la prétention de la partie adverse.

2. La distinction entre actes juridiques et faits juridiques.

L’acte juridique est une manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit. Cette manifestation peut être unilatérale (comme un testament) ou résulter d’un accord de volontés (comme un contrat). Les effets produits par ces actes juridiques sont variés : constater un droit préexistant (exemple : la reconnaissance d’un enfant, transférer un droit préexistant (exemple : la vente qui transfère le droit de propriété), éteindre un droit préexistant (exemple : la remise de dette qui éteint une créance). Les faits juridiques sont des événements, volontaires ou non, qui produisent des effets de droit indépendamment de la volonté de leurs auteurs d’obtenir ces effets. Un fait juridique peut parfaitement être volontaire sans que les conséquences juridiques aient été recherchées. Par exemple, lorsqu’une personne en blesse une autre lors d’une bagarre, elle a volontairement causé le dommage, mais n’a généralement pas souhaité créer l’obligation de réparation qui en découle automatiquement. D’autres faits juridiques sont totalement indépendants de la volonté humaine, comme une catastrophe naturelle ou le décès d’une personne, mais produisent néanmoins des effets juridiques (ouverture d’une succession, mise en œuvre d’une garantie d’assurance). Le régime de la preuve varie selon la nature de l’événement à prouver. Les actes juridiques (contrats, reconnaissances de dette) doivent être prouvés par écrit, sauf exceptions. Les faits juridiques (dommages, enrichissement sans cause) peuvent être prouvés par tout moyen. Cette distinction est essentielle pour déterminer la recevabilité des preuves non écrites.

B. Les modes de preuve reconnus par le droit ivoirien.

Ce second axe présente les instruments probatoires admis par le droit civil, en distinguant les preuves écrites (1) et non écrites (2), et en soulignant leur hiérarchie.

1. La preuve écrite : acte authentique et acte sous seing privé.

Les preuves écrites sont des documents qui constatent un droit ou un fait, et il en existe deux principaux types à savoir les actes authentiques et les actes sous seing privé. Un acte authentique est un document officiel, établi par un officier public (comme un notaire, un juge ou un commissaire de justice) avec les formalités requises par la loi, et qui bénéficie d’une force probante et exécutoire. Il atteste de la date, du contenu et de l’identité des signataires avec un caractère incontestable, à moins d’une inscription. Un acte sous seing privé est un écrit rédigé et signé par des particuliers, sans intervention d’un officier public. Il est créé par les parties elles-mêmes pour constater un accord ou un fait juridique, comme un contrat de location, une reconnaissance de dette ou une procuration. Contrairement à un acte authentique, il n’est pas soumis à des formalités spécifiques (à part la signature) et a une valeur probante moins forte, mais il est valable et peut être utilisé devant les tribunaux. Établis par les particuliers et signés par eux, ils peuvent être des contrats ou d’autres écrits. L’acte authentique, établi par un officier public, bénéficie d’une force probante supérieure : il fait foi jusqu’à inscription de faux. L’acte sous seing privé, rédigé et signé par les parties, est valable mais soumis à des conditions de forme (nombre d’exemplaires, signature). En matière civile, l’écrit est souvent exigé pour les obligations supérieures à un certain montant.

2. Les preuves non écrites : témoignage, aveu, serment, présomptions.

Ces modes de preuve sont subsidiaires ou complémentaires. Les preuves non écrites sont des moyens de prouver un fait ou un acte juridique qui n’impliquent pas un document écrit. Elles sont généralement considérées comme des preuves imparfaites et incluent notamment les aveux des parties, les témoignages de tiers, le serment, et les présomptions (déductions faites par le juge). Un aveu est une déclaration par laquelle une partie reconnaît un fait qui lui est défavorable. L’aveu judiciaire est celui qui est fait au cours de l’instance devant le juge et s’impose à celui qui l’a émis. L’aveu extra-judiciaire est fait en dehors du tribunal et a une force probante plus faible. Ensuite, le serment est une affirmation solennelle par laquelle une personne s’engage à dire la vérité. C’est une déclaration solennelle sous serment, qui peut être décisoire c’est-à-dire une partie défère la solution du litige à l’autre partie qui doit jurer ou supplétoire qui signifie qu’un juge demande à une partie de prêter serment pour renforcer une preuve existante. La preuve par témoin, ou preuve testimoniale, est une déclaration orale ou écrite faite par une personne qui relate des faits dont elle a personnellement connaissance, afin d’établir leur véracité devant la justice. Elle joue un rôle crucial en matière pénale mais est plus limitée en matière civile, où elle est encadrée par des règles strictes, comme la prohibition du ouï-dire (le témoignage sur la déclaration d’une personne absente). Le témoignage doit être pertinent, sans interprétation personnelle, et le juge l’apprécie souverainement pour former son intime conviction. Les présomptions ou indices sont des déductions que la loi ou le juge tire de faits connus pour établir un autre fait inconnu, reposant sur l’idée de vraisemblance, comme "le possesseur est réellement propriétaire".

II. Le pragmatisme judiciaire dans l’administration de la preuve.

Au-delà des textes, la pratique judiciaire révèle une flexibilité dans l’appréciation des preuves. Cette seconde partie analyse les assouplissements opérés par les juges (A) et les limites de cette approche (B).

A. L’assouplissement des règles probatoires dans la pratique.

Ce premier axe montre comment les juridictions ivoiriennes adaptent les règles de preuve aux réalités du terrain (1), notamment en matière de faits juridiques et d’actes mixtes (2).

1. La liberté de preuve pour les faits juridiques et les actes mixtes.

En matière de faits juridiques, la preuve est libre : tout moyen est recevable. La liberté de preuve pour les faits juridiques signifie que toutes les méthodes de preuve sont recevables devant un juge, comme les témoignages, les présomptions, les aveux ou les documents divers. Le principe de liberté de preuve est particulièrement adapté aux faits juridiques car ils sont souvent imprévisibles et ne peuvent pas être facilement matérialisés par un écrit au moment de leur occurrence. Des limites existent, notamment "Nul ne peut se constituer de preuve à soi-même" : en principe, on ne peut pas fonder une preuve sur un document ou un élément qu’on a créé soi-même unilatéralement. Cependant, une exception existe dans le droit pénal pour les faits juridiques, où l’on peut se constituer des preuves à soi-même si elles ont été obtenues licitement. Les preuves doivent être obtenues de manière licite et loyale. Les preuves illicites, comme celles obtenues en violation de la vie privée, ne sont pas admises.

Pour certains faits juridiques spécifiques, la loi peut imposer des modes de preuve spécifiques. Par exemple, un acte d’état civil est souvent obligatoire pour prouver un lien de filiation, une naissance ou un décès. Pour les actes mixtes (commerçant, non-commerçant), le régime probatoire dépend de la qualité du défendeur. Si le défendeur est commerçant, la preuve est libre ; s’il est civil, l’écrit est exigé. Cette souplesse permet d’adapter le droit aux situations hybrides.

2. Le rôle du juge dans l’appréciation souveraine des preuves.

Le rôle du juge dans l’appréciation souveraine des preuves est de trancher un litige en se basant sur son intime conviction, après avoir évalué librement et indépendamment la crédibilité, la solidité et la cohérence de tous les éléments de preuve apportés par les parties. Cette liberté lui permet d’analyser, de comparer et de pondérer les preuves (témoignages, documents, indices, etc.) pour établir la vérité des faits, sans être strictement lié par une hiérarchie légale de preuve. Le juge ivoirien dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu. Il peut admettre des éléments probatoires non conventionnels (sms, échanges informels) s’ils permettent d’établir la vérité judiciaire. Cette latitude renforce l’efficacité du procès, mais suppose une rigueur dans l’analyse des faits.

B. Les limites du pragmatisme et les enjeux d’une réforme.

Ce second axe interroge les risques liés à l’assouplissement des règles probatoires (1) et les perspectives d’harmonisation avec le droit Ohada (2).

1. Les risques d’insécurité juridique et d’inégalités probatoires.

Les risques d’insécurité juridique et d’inégalités probatoires proviennent de plusieurs facteurs, incluant la complexité excessive des lois, les changements fréquents de législation, les variations dans l’interprétation des juges et l’inégalité d’accès à la justice et aux moyens de preuve. Ces risques se traduisent par l’incertitude sur l’issue d’une affaire, une potentielle atteinte aux droits fondamentaux et des disparités dans la capacité des parties à prouver leurs arguments, rendant le droit moins prévisible et moins équitable. La flexibilité probatoire peut engendrer une incertitude sur les standards applicables. Les justiciables non avertis peuvent être désavantagés face à des adversaires mieux outillés. Le risque de subjectivité dans l’appréciation des preuves non écrites appelle donc à une vigilance accrue.

2. Vers une harmonisation du droit probatoire avec le droit Ohada et le droit comparé.

L’harmonisation du droit probatoire avec le droit de l’Ohada et le droit comparé nécessite de s’appuyer sur les principes d’intégration juridique de l’Ohada, tout en considérant les spécificités des systèmes juridiques nationaux et en intégrant des règles harmonisées et modernes, inspirées du droit comparé. Cela implique de définir un domaine probatoire commun, d’adopter des méthodes d’harmonisation souples, et de renouveler la théorie de la preuve pour l’adapter au contexte africain. Le droit Ohada codifie certaines règles probatoires dans les actes uniformes. Une réforme du droit ivoirien pourrait s’inspirer de ces standards pour renforcer la sécurité juridique tout en maintenant une marge d’adaptation pour les juges. Le droit comparé français et sénégalais offre également des pistes d’équilibre entre formalisme et pragmatisme en matière de preuve. En effet, l’étude des systèmes où les échanges de courriels et de sms sont valorisés peut inspirer une interprétation plus souple de leur valeur probante en droit français, sans pour autant les considérer comme des preuves absolues. Pour équilibrer la liberté de la preuve et le besoin de sécurité, le droit comparé peut proposer des solutions où les exigences formelles sont modulées en fonction du contexte (par exemple, preuve commerciale). L’étude des systèmes qui mettent l’accent sur le droit en action, les résultats et les conséquences plutôt que sur les abstractions et les idéaux juridiques, peut amener à une plus grande flexibilité dans la manière dont les preuves sont reçues et évaluées par les juges.

Conclusion.

La preuve des obligations civiles en droit ivoirien illustre une tension féconde entre exigence formelle et adaptation pragmatique. Si le cadre légal, hérité du Code civil français, garantit la rigueur et la sécurité juridique grâce à des principes clairs comme actori incumbit probatio, la pratique judiciaire révèle une souplesse nécessaire pour répondre aux réalités sociales et économiques du pays. Cette flexibilité, incarnée par l’appréciation souveraine du juge et l’admission de moyens de preuve non conventionnels, permet une meilleure effectivité du droit, notamment dans les litiges familiaux, commerciaux ou informels.

Toutefois, cette dynamique comporte des risques : insécurité juridique, inégalités probatoires entre justiciables, et subjectivité accrue dans l’analyse des faits. Le défi est donc de maintenir un équilibre entre sécurité procédurale et équité substantielle. Une réforme concertée, inspirée du droit Ohada et éclairée par le droit comparé, pourrait renforcer la cohérence du système probatoire ivoirien. Elle devrait viser à codifier les marges d’appréciation du juge, clarifier les régimes de preuve applicables aux actes mixtes, et garantir un accès équitable aux instruments probatoires pour tous les citoyens.

En somme, la preuve ne doit pas être un obstacle à la justice, mais un outil au service de sa réalisation. Le droit ivoirien, en conciliant formalisme et pragmatisme, peut devenir un modèle de souplesse encadrée, adapté aux réalités africaines contemporaines.

Bibliographie.

Textes législatifs et normatifs.
Code civil ivoirien, art. 1315 et suivants.
Ohada, Acte uniforme sur le droit commercial général, Juriscope, art. 13 et suivants.
Loi française du 1ᵉʳ janvier 2025, Simplification et modernisation du droit de la preuve.
Assises de la Justice, Sénégal, Rapport général sur la réforme et la modernisation de la justice, mai-juin 2024.

Doctrine.
(J.) Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, coll. Quadrige, 1997, p. 112.
(E.) Cadou, Introduction au droit, La preuve des droits subjectifs, UNJF, Leçon 8, p. 3.
(S.) Mekki, « Le rôle du juge dans l’administration de la preuve », Gazette du Palais, n° 363, 29 décembre 2015.
(H.) Motulsky, Le droit de la preuve civile, Dalloz, dernière édition, n° 122 et suivants.

Jurisprudence.
Cour de cassation française, Ass. Plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648 et 21-11.330.

Armande Goulé
Doctorante en Droit Privé
Université Alassane Ouattara / Côte d’Ivoire

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