Village de la Justice : Ce rapport englobe l’enquête interne de tout type, que ce soit celle liée plutôt à la « compliance » que celle dite « en droit social » (harcèlement, discrimination) etc. : pensez-vous que tous les types d’enquête puissent suivre les mêmes règles ?
Stéphane de Navacelle : « Le recours à l’enquête interne répond souvent au besoin de (r)établir une vérité fondée sur des éléments tangibles et objectifs, tenant compte du vécu des personnes impliquées d’une façon ou d’une autre dans les faits objets de l’enquête. La méthodologie est donc toujours la même. Dans mon exercice d’ailleurs, les enquêtes liées à des questions de conformité et de droit social représentent évidemment une part très importante des enquêtes menées et nous appliquons toujours une même méthodologie.
Outre une communauté de règle, de façon grandissante, l’objectif recherché par mes mandants est de plus en plus de prévenir un contentieux entre parties, soit parce qu’elles ont investi dans un projet commun, soit parce qu’elles ont conclu une transaction qui a pu mal tourner. Ce peut être dans le cadre d’une joint-venture [1], un conflit entre actionnaires ou au sein d’un organe de direction ou encore des soupçons de manquements du cédant nés lors de due diligences [2] ou provenant d’une alerte post-acquisition dans un deal de private equity. [3] »
Raphaël Gauvain : « Oui, il existe nécessairement un corpus commun en matière d’enquêtes internes notamment pour conduire les entretiens ou exploiter les documents. Il est toutefois essentiel de faire preuve de discernement et de proportionnalité dans l’application de ce cadre pour chaque situation.
Par expérience, je constate que la manière de conduire une enquête en tant qu’avocat ne dépend pas tant du domaine concerné (fraude, compliance, social, etc.) que de l’ampleur et de la gravité des faits reprochés, ainsi que du niveau d’exposition au risque pour l’entreprise et des personnes impliquées. »
VJ : Comment expliquez-vous que dans un pays comme la France, où peu de choses ne sont pas légiférées, l’enquête interne soit aussi peu encadrée ?
SN : « Il est vrai qu’en France, on pense souvent avoir traité un sujet dès lors qu’on a légiféré.
Si aucune loi n’est venue encadrer l’enquête interne à proprement parler, la Commission a fait le constat que de nombreuses organisations, autorités de poursuite et de régulation ont déjà émis des normes, guides ou attentes qui sont autant d’enseignements et d’étalons de mesure de la qualité d’une enquête interne. L’Ordre des Avocats de Paris a inclus un vade-mecum dans son Règlement intérieur dont la seconde version date de décembre 2019 (la première version datait de 2016). Enfin, la jurisprudence des ordres judiciaires et administratifs se fait de plus en plus abondante sur le sujet des enquêtes internes.
Le défaut de texte législatif peut sans doute s’expliquer par la difficulté à trouver un consensus dans ce domaine qui a pris son essor ces dernières années. La Commission, au terme de ses travaux, a estimé qu’un encadrement législatif trop strict n’était pas souhaitable. Elle a donc proposé une définition légale de l’enquête interne à introduire dans le Code du travail ainsi que des principes intangibles. Elle encourage pour le reste la mise en œuvre des guides pratiques existants et à élaborer.
La Commission a débattu de la possibilité d’insérer cette définition dans le Code pénal ainsi que dans le Code du travail. Les auditions menées ont permis de constater que la situation la plus difficile était celle des personnes entendues dans le cadre de leur contrat de travail, puisqu’il y a un sous-lien de subordination avec l’employeur. Ce dernier pouvant être soit l’auteur direct de l’enquête, soit le mandant de cette enquête menée par son conseil. »
RG : « C’est précisément cette question qui était soumise à la commission : faut-il légiférer pour garantir davantage les droits des salariés lorsqu’ils sont confrontés à une enquête interne menée par leur employeur ? À mon sens, nous y avons apporté une réponse équilibrée, à la fois opérationnelle pour les entreprises et protectrice des droits des salariés.
Nous avons refusé un encadrement trop strict, qui consisterait à importer dans le champ de l’enquête interne les règles du Code de procédure pénale. En revanche, nous proposons une intervention ponctuelle du législateur, visant à définir clairement ce qu’est une enquête interne ; et, encadrer plus rigoureusement le cas particulier dans lequel une enquête interne est menée en parallèle d’une enquête judiciaire. »
V.J : Vous plaidez d’ailleurs dans ce rapport pour ne pas prévoir un encadrement strict de l’enquête interne : cette souplesse n’est-elle pas risquée, au vu des sujets extrêmement sensibles auxquelles les enquêtes internes touchent ?
SN : « Le recours à une enquête interne peut se présenter dans bien des circonstances, et au-delà même de la vie sociale ou économique. Des sujets extrêmement sensibles peuvent donc être évoqués au cours d’une enquête interne. Les travaux de la commission ont mené à la conclusion qu’un encadrement législatif trop strict risquerait de freiner le développement des enquêtes internes en France et d’entraver leur efficacité.
La commission a donc rappelé le secret professionnel dont bénéficie le client de l’avocat et la nécessité de proportionnalité de l’enquête interne aux allégations. Elle encourage également la mise en œuvre d’une méthode auditable par un encadrement et la promotion d’engagements garantissant ex ante les standards applicables. Cela va dans le bon sens. »
RG : « Je ne pense pas qu’une réglementation trop rigide serait souhaitable. Une structuration excessive de cette pratique conduirait, à terme, à son abandon par les entreprises. C’est une conclusion largement partagée par les personnes auditionnées par la commission.
Il faut rappeler qu’un cadre juridique existe déjà : il a été dégagé par la jurisprudence, consolidé par les pratiques des autorités administratives. Et si une entreprise venait à abuser de sa position dans la conduite d’une enquête à l’encontre de l’un de ses salariés, elle s’exposerait inévitablement à des sanctions. Il nous semble donc préférable de poursuivre dans cette voie et de responsabiliser les entreprises, plutôt que de les contraindre par une réglementation inadaptée. »
V.J : Vous évoquez dans vos recommandations l’idée d’insérer certaines dispositions dans le Code du travail, d’autres dans le Code de procédure pénale… Ne faudrait-il pas plaider pour un code à part entière de l’enquête interne, qui rassemblerait aussi les jurisprudences et la soft law qui y sont liées ?
SN : « Les enquêtes internes ne peuvent être enfermées dans un code dédié sauf à ce que ce code soit transverse à de très nombreux domaines du droit ! Ceci dit, l’idée ne me déplaît pas.
L’enquête interne évoluera sans doute encore. Il me semble que chacun doit continuer à jouer son rôle, il faut continuer à accompagner son évolution et les praticiens doivent continuer à animer le débat sans a priori et en restant à l’écoute. »
RG : « Nous proposons que le législateur consacre une définition de l’enquête interne, intégrant les grands principes déjà posés par la jurisprudence. C’est un premier pas important. Il aura à mon sens un effet performatif important qui favorisera le développement de cette pratique en France. »
V.J : Le rapport évoque principalement, pour exercer la fonction d’enquêteur, les avocats. Est-ce une façon de dire qu’ils sont selon vous les mieux placés pour les mener ? Pourquoi ne pas envisager la création d’une profession réglementée à part entière pour mener ces enquêtes ?
SN : « Je ne connais pas de statiques sur la répartition des professions assumant la fonction d’enquêteur. Il est certain que les enquêtes internes menées par les avocats sont une infime partie de l’ensemble. L’essentiel des enquêtes internes sont menées au sein des organisations publiques et privées par des acteurs internes dédiés.
Votre question soulève justement l’enjeu du nombre considérable d’acteurs plus ou moins formés et/ou compétents qui ont investi l’activité d’enquêteurs. Certains ont un profil et parcours sérieux, mais pèchent par manque de méthode, d’autres – et j’en vois de plus en plus – sont de très mauvais acteurs d’improvisation dont les actes sont des attaques en règle contre les intérêts de leurs mandants ou des violences contre les personnes impliquées dans l’enquête menée. Le cabinet ramasse souvent les pots cassés. »
RG : « La réalité est que la majorité des enquêtes internes sont menées par les entreprises elles-mêmes. Celles-ci peuvent, dans certains cas, recourir à des conseils extérieurs, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement des avocats. Là encore, je suis favorable à une responsabilisation des entreprises et à ce qu’elles conservent la liberté de choix dans la conduite de ces enquêtes. Rien ne justifie, à mon sens, l’émergence d’une nouvelle profession réglementée en la matière, avec toutes les contraintes que cela impliquerait. »
V.J : Concernant les recommandations du rapport, comment pensez-vous les faire aboutir ?
SN : « Il faut convaincre les utilisateurs de l’enquête interne de l’intérêt d’une pratique mieux cadrée et donc plus protectrice pour chacun. C’est pour cela que le Club des juristes organise une remise du rapport qui sera l’occasion d’un premier échange dont j’espère qu’il sera un prélude à de nombreux autres.
Je compte aussi beaucoup sur le Président de la Commission et mon confrère Raphaël Gauvain ! »
RG : « C’est l’essence même du Club des juristes que de nourrir ce débat. Nos propositions sont désormais sur la table. Il faut à présent les faire vivre dans le débat public. Nous allons probablement nous rapprocher du législateur, notamment de mon ancien collègue Olivier Marleix, pour lui transmettre nos travaux. »
Bien que traitant d’un sujet complexe, ce rapport est très accessible et s’adresse à tous ceux que le sujet intéresse. Vous pouvez le lire en intégralité en PDF ici :
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Et vive le droit mou !