Article initialement paru dans le Journal du Management Juridique d’entreprises n°99 : Management juridique et focus Droit du travail et de la sécurité sociale.
Jusqu’alors la position de la Cour de Cassation obéissait synthétiquement à la règle suivante :
Lorsqu’une preuve était obtenue de manière déloyale, c’est-à-dire lorsqu’elle était recueillie au moyen d’une manœuvre, d’un stratagème ou d’un piège, celle-ci ne pouvait être reçue (Cass. ass. plén. 7-1-2011 nos 09-14.316 et 09-14.667).
Ainsi, désormais, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production de la preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.
Dans l’affaire du 22 décembre 2023, l’employeur avait soumis au juge l’enregistrement audio, obtenu à l’insu d’un salarié, et permettant de démontrer que ce dernier avait expressément refusé de lui fournir le document de suivi de son activité commerciale (C. Cass., Ass. Plénière, 22 décembre 2023, 20-20.648).
La Haute Juridiction n’écarte pas pour autant cet enregistrement audio obtenu de manière déloyale, admettant ainsi sa recevabilité, tout en rappelant qu’un contrôle des juges doit être opéré, dans les conditions rappelées ci-dessous.
1. Contrôle des juges visant à garantir le caractère équitable de la procédure.
Il appartient au juge d’apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance les droits du salarié et le droit de l’employeur à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments obtenus illicitement à la condition que cette production :
1. soit indispensable à l’exercice de ce droit ;
2. et que l’atteinte aux droits du salarié, à la supposer établie, soit proportionnée au but poursuivi.
A. La preuve doit être indispensable à l’exercice du droit de la preuve.
En effet, le droit à la preuve déloyale reste toutefois fragile et très encadré, comme en attestait déjà l’arrêt du 08 mars 2023 (pourvoi n°21-17.802), dans lequel la Haute juridiction a écarté des débats les enregistrements, extraits d’un système de vidéosurveillance irrégulièrement mis en place, qui avaient permis de confirmer des soupçons de vol et d’abus de confiance à l’encontre de la salariée.
En l’espèce, les faits avaient déjà été révélés par un audit qui avait mis en évidence de nombreuses irrégularités concernant l’enregistrement et l’encaissement en espèces des prestations effectuées par la salariée.
En présence d’un audit, non produit aux débats, mais cité dans la lettre de licenciement, les juges estiment donc que la preuve illicite n’était pas indispensable à l’exercice du droit de la preuve, puisqu’il existait un autre moyen de prouver les faits.
Dans l’arrêt du 17 janvier 2024 (pourvoi n° 22-17.474), la Cour de Cassation avait utilisé la méthode de mise en balance, pour écarter l’enregistrement clandestin des membres du CHSCT pour justifier l’existence d’un harcèlement moral.
Devant la cour d’appel, le salarié avait demandé que la retranscription de l’entretien du salarié avec les membres du CHSCT désignés pour réaliser une enquête sur l’existence d’un harcèlement moral de l’employeur, soit déclarée recevable.
Réponse de la Cour de Cassation :
- Justifie légalement sa décision d’écarter des débats un enregistrement clandestin d’une réunion du CHSCT, la cour d’appel, qui a :
d’une part relevé que le médecin du travail et l’inspecteur du travail avaient été associés à l’enquête menée par le CHSCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d’enquête avait été fait en présence de ces derniers ;
d’autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l’enregistrement clandestin des membres du CHSCT n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié.
Rappelons-le, la preuve n’est indispensable que si les autres éléments éventuellement produits aux débats ne sont pas suffisants pour établir la réalité des faits.
Or, en matière de harcèlement moral d’un salarié, le salarié doit présenter au juge « des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement » (l’article L. 1154-1 du Code du travail).
On parle alors de présomption de harcèlement moral.
Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
La position de la Cour de Cassation tient très probablement compte de cette charge de la preuve allégée en matière de harcèlement moral.
Les textes sur le harcèlement et la discrimination étant rédigés sensiblement dans le même esprit, la solution devrait être identique à la production d’une preuve déloyale dans un contentieux relatif à la discrimination.
Autrement dit, celui qui produit la preuve déloyale devra démontrer qu’il n’existe pas d’autres moyens de prouver les faits dont il se prévaut.
Dans l’arrêt du 14 février 2024 (pourvoi n°22-23.073), la Cour de Cassation apporte là encore des précisions sur la recevabilité de la preuve issue d’une vidéosurveillance illicite des salariés.
Dans cette affaire, une pharmacie équipée de plusieurs caméras de vidéosurveillance destinées à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux, avait omis de procéder à l’information préalable de ses salariés, ainsi qu’à une consultation de son CSE sur la mise en place d’un système de vidéosurveillance permettant de contrôler l’activité de ces derniers.
Or, lors d’un visionnage des enregistrements dans le cadre d’un contexte d’anomalies constatées dans les stocks, la dirigeante, s’est rendue compte de nombreux manquements commis par l’une de ses salariés pouvant justifier son licenciement pour faute grave.
Le raisonnement de la Cour de Cassation est le suivant :
- L’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.
- En présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci.
- Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié.
- Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi.
- La Cour d’Appel avait bien mis en balance de manière circonstanciée le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant compte du but légitime qui était poursuivi par l’entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens.
- Et a pu en déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables.
B. L’atteinte à la vie privée du salarié doit être proportionnée au but recherché.
De plus, l’atteinte à la vie privée doit être proportionnée au but recherché.
En effet, la Cour de Cassation a jugé le 4 octobre 2023 (pourvoi no 21-25.452) que l’employeur pouvait se prévaloir des photos partagées sur un groupe « Messenger » pour fonder le licenciement pour faute grave d’une infirmière, qui avait consommé de l’alcool au temps et sur le lieu de travail.
Ainsi, la preuve produite est proportionnée à l’objectif poursuivi, en l’occurrence, la protection de l’employeur au titre de ses obligations à l’égard des patients.
2. Une preuve déloyale ne peut être invoquée s’agissant d’éléments relevant de la vie privée du salarié.
Enfin, un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.
L’arrêt du 22 décembre 2023 (pourvoi n°21-11.330) confirme cette jurisprudence, jugeant le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.
En l’espèce, le salarié a été licencié pour faute grave en raison de propos échangés lors d’une conversation privée avec une collègue au moyen de la messagerie intégrée au compte Facebook personnel du salarié installé sur son ordinateur professionnel.
Or, une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne saurait constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail.