Le sommet européen de Versailles prend acte de l’état de dépendance énergétique de l’UE, notamment vis-à-vis de la Russie, et invite la Commission européenne à présenter un plan visant à garantir la sécurité de l’approvisionnement et des prix de l’énergie abordable avant la fin du mois de mars. L’affaire Alexeï Navalny, la hausse des prix de l’énergie et la guerre en Ukraine ont progressivement mis au cœur de l’espace médiatique la problématique de la dépendance au gaz russe.
Emmanuel Macron évoquait cet état de dépendance le 11 mars : « Tout à l’heure, le président Poutine s’est exprimé et a affirmé que la Russie continuerait à en fournir. Jusqu’à quand, en fonction de quoi… Nul ne le sait. Et c’est ça une dépendance, une vulnérabilité. Nous devons donc nous préparer à tous les scénarios » [1].
Cela a longtemps été un instrument de pression utilisé par le Kremlin pour maintenir et exploiter la division entre les Etats membres, dont les bouquets énergétiques et le degré de dépendance au gaz russe peuvent s’avérer radicalement différents.
Il s’agit tout d’abord de recontextualiser notre propos. Rappelons pour cela quelques chiffres et quelques éléments historiques.
Le taux de dépendance énergétique de l’Union européenne s’élève à 60,7%. Elle importe par exemple l’essentiel de son gaz naturel depuis une triade de pays : Russie (41%), Norvège (16%) et Algérie (8%).
Les relations entre les Etats européens et la Russie pour l’approvisionnement gazier datent des années soixante. Des contrats sont conclus entre l’Union soviétique et l’Autriche en 1968 et avec la République fédérale d’Allemagne en 1973. Ce sont alors des contrats à long terme « type Take or Pay » qui garantissent une certaine stabilité aux deux parties [2]. Après l’éclatement de l’Union soviétique, Gazprom succède au ministère soviétique de l’industrie gazière.
La libéralisation du secteur de l’énergie intervient au début des années deux-mille et entraîne une évolution des relations gazières entre Gazprom et ses partenaires historiques européens : notamment par l’adaptation concurrentielle des contrats à long terme « Take or pay » et l’augmentation des volumes échangés sur les places de marchés européennes.
Dans ce nouvel environnement libéralisé, Gazprom met en place une « stratégie d’intégration vers l’aval [3] » pour pénétrer dans les secteurs du transport, de la distribution et de la fourniture [4]. Cette implantation, à la fois dans les secteurs régulés et concurrentiels européens, questionne la potentielle influence de l’Etat russe dans les comportements économiques de l’entreprise, dont le Kremlin est actionnaire majoritaire.
Le ressort politique, longtemps marqué par de fortes dissensions nationales au regard des politiques énergétiques, n’a pas été en mesure jusqu’alors de se positionner franchement au regard de la dépendance de l’Union européenne au gaz russe. C’est sur le terrain juridique que sont apparus les freins au pouvoir de marché de Gazprom : notamment le régime juridique des réseaux gaziers (I) et le droit de la concurrence (II). La guerre en Ukraine redistribue les cartes et, sur le fondement des Traités européens, il est aujourd’hui crucial que les Etats membres prennent véritablement leur destin énergétique en main de façon coordonnée (III).
- I. Le régime juridique des réseaux gaziers : premier frein au pouvoir de marché de Gazprom dans un environnement gazier libéralisé.
La Directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil a consolidé les règles concernant la séparation des activités (ou « unbundling ») afin de poursuivre l’ouverture à la concurrence du secteur gazier européen. Une entreprise exerçant une activité de production ou de fourniture de gaz ne peut pas « exercer un contrôle direct ou indirect ou un quelconque pouvoir sur un gestionnaire de réseau de transport ou un réseau de transport » (Article 9, (1), b), i et ii). Cette règle est directement contraignante pour Gazprom, entreprise verticalement intégrée ayant développé un important réseau de gazoduc sur le territoire européen, qui a ainsi été contraint de céder des participations dans des entreprises de fourniture [5].
Par ailleurs, au regard du droit d’accès des tiers codifié à l’article 32 de la Directive 2009/73/CE, le refus d’accès au réseau peut constituer un abus de position dominante par application de la doctrine des facilités essentielles [6]. Gazprom a, sur ce fondement, été contraint de libérer 50% des capacités du gazoduc Opal selon un programme de cession afin de permettre l’ouverture à la concurrence [7].
Enfin, l’article 11 de la Directive 2009/73/CE, intitulé « Certification concernant des pays tiers » [8], impose une procédure impliquant l’autorité de régulation ainsi que la Commission pour la certification d’un propriétaire ou gestionnaire de réseau au terme de laquelle « l’État membre concerné a le droit de refuser d’octroyer la certification si cela met en péril la sécurité de son approvisionnement énergétique ou la sécurité de l’approvisionnement énergétique d’un autre État membre ». Cette clause a d’ailleurs été contestée par la Russie au titre de l’article 2.1 de l’Accord Général sur le Commerce des Services interdisant les traitements discriminatoires. Le groupe spécial de l’OMC a finalement conclu en faveur de l’Union européenne sur ce différend [9].
La présentation succincte de ces trois dispositions et mécanismes de droit de l’Union européenne est une illustration des limites existantes en droit, indépendamment du ressort politique, ayant eu pour effet de contenir, ou a minima de limiter, la dépendance énergétique de l’Union européenne au gaz russe jusqu’à aujourd’hui.
- II. Le droit de la concurrence : second frein au pouvoir de marché de Gazprom dans un environnement gazier libéralisé.
La Commission européenne identifie que la part de marché de Gazprom est comprise entre 70% et 100% dans huit Etats membres sur le marché de la fourniture en amont [10]. Des inspections inopinées ainsi qu’une enquête, au titre de l’article 17 du Règlement n°1/2003, sont menées par la Commission et révèlent que différentes pratiques de Gazprom sur les marchés identifiés pouvaient être constitutives d’abus de sa position dominante : notamment une stratégie globale de segmentation du marché, des restrictions territoriales, la pratique de prix excessifs et le conditionnement de la fourniture de gaz à des engagements concernant des infrastructures de transport en Bulgarie. La Décision sur les engagements de la Commission du 24 mai 2016 vise alors à abolir les barrières à la libre circulation mises illégalement en place par Gazprom (notamment les clauses de destination [11]) et imposer à celui-ci de prendre des mesures positives favorisant la libre circulation et la diversification des approvisionnements.
C’est donc également au regard des règles de concurrence que, par l’intervention de la Commission européenne, la dépendance au gaz russe s’est trouvée contenue.
Ainsi, même en l’absence de volonté politique franche de s’affranchir de la dépendance au gaz russe jusqu’à aujourd’hui, des règles de droit européennes se sont présentées comme des freins à une implantation anarchique de Gazprom sur le marché gazier européen libéralisé et donc, in fine, à la dépendance au gaz russe.
Cependant, les limitations par le droit des effets de la dépendance ne sont pas suffisantes, seule une décision politique franche et coordonnée des 27 peut amorcer le chemin de l’indépendance.
- III. Le principe de solidarité énergétique comme fondement d’une réelle politique énergétique européenne coordonnée.
Si le Traité de Lisbonne consacre l’énergie au rang des politiques européennes et apporte un fondement juridique, il n’en reste pas moins que les Etats membres ont inséré une « réserve de souveraineté [12] », à l’article 194 paragraphe 2 du TFUE, selon laquelle les mesures de l’Union européenne ne peuvent affecter « le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ». L’article 192, paragraphe 2, TFUE renforce encore la souveraineté pour la procédure législative dans le domaine de l’énergie : l’unanimité est requise au Conseil pour les mesures comportant des dispositions fiscales ou les « mesures affectant sensiblement le choix d’un État membre entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».
Cependant, la référence à l’ « esprit de solidarité entre les Etats membres » dans le cadre de la politique énergétique de l’Union européenne, entérinée à l’article 194§1 TFUE, revêt un caractère particulier. Le principe de solidarité imprègne en effet le droit de l’Union européenne : il se retrouve au préambule du TUE [13], à la liste des valeurs fondatrices de l’Union consacrées à l’article 2 du TUE et à la liste des objectifs de l’Union consacrés à l’article 3 du TUE. Il régit entre autres l’action extérieure de l’Union [14], la politique étrangère de sécurité commune (PESC [15]) ou encore la politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures [16]. La question qui en résulte, au regard de l’omniprésence des références à la solidarité pour les aspects extérieurs, est de déterminer si ce principe peut devenir la pierre angulaire d’une réelle politique énergétique commune des Etats membres.
L’affaire « Allemagne contre Pologne et Commission » a ainsi précisé la portée à donner au principe de solidarité dans le domaine de l’énergie. Le Tribunal de l’Union européenne, dans un arrêt du 10 septembre 2019, avait estimé que le principe de solidarité énergétique impliquait pour les Etats membres « d’éviter de prendre des mesures susceptibles d’affecter les intérêts de l’Union et des autres États membres, s’agissant de la sécurité de l’approvisionnement, de sa viabilité économique et politique et de la diversification des sources d’approvisionnement ou de l’approvisionnement [17] ». Cette solution a été confirmée par la Cour de justice dans un arrêt du 15 juillet 2021 [18].
De cette injonction négative, pourrait-il émerger une injonction positive à l’action coordonnée des Etats membres sur le terrain de l’approvisionnement et de la production énergétique européenne ? La voie avait déjà été tracée par la Commission en octobre dernier, proposant un « système d’achat groupé » dans sa communication sur les prix de l’énergie. La récente proposition REPowerEU de la Commission met pour sa part en évidence la nécessité d’accélérer le développement du biométhane en Europe par un doublement des objectifs du paquet « Fit for 55 », soit la production de 35 milliards de mètres cubes de gaz pour 2030, ainsi que le déploiement de la filière de l’hydrogène vert en doublant également les objectifs (10Mt en 2030).
Qu’il s’agisse du développement des énergies renouvelables ou de l’approvisionnement extérieur, le principe de solidarité énergétique pourrait guider l’action des Etats membres, afin que ceux-ci s’engagent fermement dans la voie de l’indépendance énergétique. La lutte contre le changement climatique et la capacité de l’Union européenne à réagir le plus efficacement possible à la politique expansionniste du pouvoir russe sont tous deux dépendants de la concrétisation d’une politique énergétique coordonnée à l’échelle de l’Union européenne.