Pour pallier ce type de comportement, les États peuvent se doter de mesures coercitives destinées à sanctionner des agissements contraires au droit international, qu’ils émanent d’États, de groupes ou d’individus. Ces mesures, dites restrictives, trouvent leur fondement principal dans l’article 41 de la Charte des Nations Unies, qui autorise le Conseil de sécurité à prendre des sanctions non militaires afin de maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Toutefois, cette architecture juridique montre aujourd’hui ses limites. Parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité figure en effet la Fédération de Russie, partie au conflit en Ukraine, qui bloque systématiquement toute tentative de sanction dirigée contre elle-même ou contre ses ressortissants. Dans ce contexte de paralysie institutionnelle inédite, l’UE s’est imposée de facto comme un acteur central dans l’élaboration et l’adoption de sanctions ciblées à l’encontre de la Russie, assumant un rôle de premier plan dans la réponse juridique et politique à la violation des normes internationales.
Depuis le 24 février 2022, l’UE a déployé une palette inédite et particulièrement étendue de sanctions à l’encontre de la Russie, visant à entraver le financement et le déroulement de la guerre en Ukraine. Ces mesures, d’une ampleur inégalée, englobent des sanctions économiques sectorielles (énergie, finance, transports), des restrictions à l’exportation et à l’importation, des sanctions individuelles, ainsi que des mesures diplomatiques et des interdictions de visas. L’UE a également exclu plusieurs banques russes du système SWIFT, interdit tout investissement dans les secteurs stratégiques russes et renforcé ses dispositifs contre le contournement des sanctions.
Au fil du conflit, ces mesures ont évolué pour s’adapter aux nouvelles formes d’ingérence, incluant la désinformation, les cyberattaques, ou encore l’instrumentalisation de partenaires étrangers. L’Union a ainsi étendu son arsenal à des États alliés de Moscou (tels que la Biélorussie ou l’Iran), interdit certains médias pro-Kremlin et autorisé pour la première fois l’utilisation des revenus générés par les avoirs russes gelés pour soutenir l’Ukraine.
Parmi l’arsenal de sanctions adopté par l’UE en réponse à l’agression russe contre l’Ukraine, le gel des avoirs s’est imposé comme l’un des instruments les plus puissants et les plus emblématiques. Il permet d’immobiliser les fonds et ressources économiques de près de 2 400 personnes physiques et morales, en interdisant à tout opérateur européen de mettre des fonds à leur disposition et en privant ainsi l’élite politique, économique et militaire russe de l’accès à ses avoirs situés dans l’UE. En mars 2025, les avoirs russes bloqués en Europe se composaient principalement de 210 milliards d’euros d’actifs appartenant à la Banque centrale de Russie et de 24,9 milliards d’euros d’avoirs privés russes [1] .
Derrière cette efficacité apparente, le gel appelle toutefois un examen juridique attentif. Selon Jean Salmon, professeur émérite de droit international à l’Université libre de Bruxelles, il s’agit d’une mesure par laquelle « des biens ou crédits détenus par des ressortissants étrangers sur un territoire donné, ou par ses nationaux, sont rendus temporairement inaccessibles » [2]. Le gel ne constitue donc pas une simple immobilisation technique, mais bien une mesure coercitive, susceptible de heurter certaines garanties fondamentales telles que le droit de propriété ou le droit à un recours effectif.
Le 21 mai 2024, le Conseil de l’UE et le Parlement européen ont adopté de nouvelles règles concernant le gel et la confiscation des capitaux d’origine criminelle, décidant de mobiliser les bénéfices des avoirs russes gelés, avec 90% affectés à la Facilité européenne pour la paix et 10% à la Facilité pour l’Ukraine. Parallèlement, une résolution votée en mars 2024 par le Parlement européen a exprimé la volonté d’utiliser ces fonds immobilisés pour financer le soutien militaire à l’Ukraine. Si cette évolution reste formellement distincte d’un transfert de propriété, elle soulève de vives interrogations sur sa compatibilité avec les principes de l’État de droit. Sur la scène internationale, des pays comme la Chine ou l’Arabie Saoudite, détenteurs de titres européens, perçoivent cette démarche comme un précédent préoccupant, risquant de fragiliser la sécurité juridique et de réduire la confiance des investisseurs étrangers dans la zone euro, ce qui rend la discussion sur la légalité de ces mesures encore plus tendue, dans un contexte international déjà marqué par des rivalités croissantes.
Ainsi, à mesure que le gel des avoirs se transforme en un instrument stratégique de politique européenne, les tensions juridiques entre les impératifs géopolitiques et les principes fondamentaux du droit se trouvent exacerbées. Ce glissement appelle une réflexion approfondie sur les limites juridiques de ces mesures et sur les équilibres qu’elles mettent à l’épreuve.
Comment les mesures de gel des avoirs sont-elles transposées et mises en œuvre en droit français ? Sont-elles compatibles, en tant que contre-mesures, avec les exigences des droits fondamentaux, des immunités souveraines et de l’État de droit ? Peut-on considérer la confiscation des revenus produits par les avoirs gelés comme une mesure juridiquement fondée au regard du droit international et européen ?
Si l’articulation entre la souveraineté nationale et la coopération européenne permet d’assurer une mise en œuvre coordonnée du gel des avoirs russes (I), il convient toutefois d’examiner les tensions inhérentes à la conciliation des impératifs politiques avec les exigences de protection des libertés fondamentales (II), puis l’analyse se poursuivra avec l’examen du passage à un niveau d’ingérence supérieur qu’incarne la confiscation, dont la portée irréversible soulève des enjeux encore plus sensibles de compatibilité avec les droits individuels et les principes de l’État de droit (III).
I. Le régime français de gel des avoirs : articulation entre souveraineté et coopération européenne.
Comment le droit français articule-t-il ses dispositifs de gel des avoirs avec les exigences du droit international et européen, notamment au regard du conflit ukrainien ?
A. Un cadre juridique à plusieurs niveaux : entre obligations internationales, européennes et choix nationaux.
Les mesures de gel des avoirs en France s’inscrivent dans un cadre juridique complexe et hiérarchisé, impliquant des décisions prises à l’échelle internationale, européenne et nationale. Elles constituent un instrument essentiel de lutte contre le financement du terrorisme, la prolifération d’armes de destruction massive et les violations des droits fondamentaux. Toutefois, leur mise en œuvre soulève des questions cruciales quant à leur portée sur les droits fondamentaux et la souveraineté des États.
D’un point de vue international, les sanctions financières, y compris les gels d’avoirs, sont principalement mises en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies, conformément aux articles 39 et 41 de la Charte des Nations Unies. Ces mesures, qui n’impliquent pas l’usage de la force, permettent de répondre à des menaces contre la paix et la sécurité internationales [3].
Depuis 1966, plus d’une trentaine de régimes de sanctions ont été instaurés, visant des États, des organisations terroristes ou des individus impliqués dans des activités illicites. Les résolutions adoptées sont contraignantes pour les États membres, qui doivent les transposer en droit interne. Néanmoins, l’application effective de ces sanctions varie selon les législations nationales et les mécanismes de contrôle mis en place.
Dans ce cadre, l’UE joue un rôle déterminant en matière de sanctions financières, en adoptant des mesures restrictives tant pour transposer les décisions onusiennes que de manière autonome, dans le cadre de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Ces sanctions sont prévues par l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et poursuivent divers objectifs : lutter contre le financement du terrorisme et la prolifération nucléaire, sanctionner les violations graves des droits de l’homme, réagir aux actes portant atteinte à la souveraineté d’un État, comme l’annexion d’un territoire ou une agression militaire. Cette approche multilatérale vise à garantir une action concertée et cohérente entre les États membres.
L’adoption de ces mesures suit un processus structuré - une décision du Conseil de l’UE est prise en vertu de l’article 29 du Traité sur l’Union européenne (TUE) - puis elle est mise en œuvre par des règlements, qui sont d’application immédiate dans tous les États membres. Ce mécanisme assure une harmonisation des sanctions au sein de l’Union, renforçant ainsi leur effectivité.
Parallèlement, en complément des obligations internationales et européennes, la France a mis en place des dispositifs internes permettant d’adopter des mesures de gel de manière autonome. Ainsi, le Code monétaire et financier (CMF) prévoit à cet égard, trois mécanismes :
1. Le mécanisme de gel des avoirs en matière de lutte contre le terrorisme : prévu à l’article L562-2 CMF.
Introduit par la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme, ce mécanisme permet aux ministres de l’Intérieur et de l’Économie de geler sans délai les fonds et ressources économiques de personnes ou entités impliquées dans des activités terroristes. Cette mesure trouve son fondement dans la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui impose aux États de se doter de dispositifs rapides pour empêcher le financement du terrorisme.
Les mesures de gel sont appliquées pour une durée de six mois, renouvelables en pratique indéfiniment, si la menace persiste [4].
Depuis 2015, leur utilisation a été intensifiée, notamment à la suite des vagues d’attentats en Europe, marquant une évolution vers une approche plus proactive de la lutte contre le terrorisme.
2. Le mécanisme de renforcement unilatéral des sanctions : prévu à l’article L562-3 CMF.
Le mécanisme de renforcement unilatéral des sanctions prévu à l’article L562-3 permet, quant à lui, à la France de compléter les régimes de sanctions internationaux ou européens en gelant les avoirs de personnes ou d’entités non expressément visées par les résolutions de l’ONU ou les règlements européens. En agissant de manière autonome, l’État français se dote ainsi d’un levier supplémentaire pour adapter sa réponse aux enjeux géopolitiques et sécuritaires nationaux.
Néanmoins, ce mécanisme reste peu utilisé en raison des risques de divergence avec les régimes de sanctions existants et des potentielles contestations juridictionnelles sur la base d’atteintes aux libertés fondamentales [5].
3. Le mécanisme d’application immédiate des sanctions de l’ONU : prévu à l’article L562-3-1 CMF.
Introduit en 2020 par ordonnance, ce mécanisme vise à garantir la mise en œuvre immédiate des sanctions financières adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il permet aux autorités françaises d’appliquer directement toute nouvelle résolution onusienne imposant un gel des avoirs sans nécessiter une adaptation législative nationale préalable, renforçant ainsi l’efficacité et la réactivité des dispositifs de sanctions.
Ces trois mécanismes permettent ainsi à la France de mettre en œuvre des mesures de gel des avoirs, tant de manière autonome que concertée avec les engagements internationaux et européens. Ils assurent ainsi une certaine flexibilité et réactivité, tout en s’inscrivant dans un cadre juridique national structuré, garantissant la conformité aux règles européennes et internationales.
B. Le cas russe : une mise en œuvre à grande échelle du régime du gel des avoirs.
Dans le cadre spécifique des sanctions adoptées contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, la France a principalement mobilisé le mécanisme d’application des règlements européens (d’application directe), tout en ayant recours aux dispositifs prévus aux articles L562-2 et L562-3 CMF pour les gels des avoirs supplémentaires ou spécifiques.
En effet, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, l’UE a progressivement adopté des sanctions financières ciblant des individus, des entreprises et des institutions russes. Ces sanctions se sont intensifiées en 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine, avec l’adoption de mesures restrictives sans précédent, comprenant le gel des avoirs de la Banque centrale russe et de nombreux oligarques.
En France, ces mesures sont mises en œuvre par la Direction générale du Trésor, en lien avec l’Autorité des marchés financiers et la Banque de France.
Le gel des avoirs russes repose sur plusieurs mécanismes :
- L’application des règlements européens directement contraignants pour la France.
- Les décisions nationales de gel, notamment en vertu des articles L562-2 et L562-3 CMF.
- La saisie et le blocage d’actifs appartenant à des entités russes sur le territoire français, incluant des biens immobiliers, des comptes bancaires et des participations dans des entreprises.
En pratique, la France a gelé plusieurs milliards d’euros d’avoirs russes depuis 2022, dont des yachts, des propriétés de luxe et des comptes bancaires d’oligarques. Toutefois, ces mesures posent des défis juridiques et économiques, notamment en ce qui concerne les voies de recours des personnes concernées et les moyens de contournement mis en place par certains acteurs pour échapper aux sanctions.
Le régime juridique français du gel des avoirs s’articule autour d’un équilibre entre engagement international, mise en œuvre européenne et initiatives nationales. Si ces mesures constituent des outils essentiels pour préserver la sécurité internationale et lutter contre des menaces transnationales, elles doivent être conciliées avec les principes fondamentaux du droit, notamment en matière de protection juridictionnelle des personnes visées.
La jurisprudence européenne abondante, notamment celle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) [6] joue un rôle clé dans le contrôle de la légalité et de la proportionnalité des sanctions financières (v. infra).
L’avenir du régime de gel des avoirs pourrait ainsi être marqué par une réflexion approfondie sur les garanties procédurales offertes aux personnes concernées, afin de concilier efficacité des sanctions et respect des droits fondamentaux.
En somme, la procédure de gel des avoirs en France illustre une articulation complexe entre engagements internationaux, droit européen et dispositifs nationaux. Le cas russe, emblématique par son ampleur et ses implications géopolitiques, montre la capacité d’adaptation du cadre juridique français face à des situations de crise, tout en soulignant les tensions potentielles entre efficacité opérationnelle et respect des droits. Ces mesures, bien qu’indispensables dans un contexte de sécurité internationale, ne sont pas exemptes de controverses. Elles soulèvent des interrogations majeures quant à leur compatibilité avec le droit international, la protection des droits fondamentaux et les principes de l’État de droit.
C’est précisément cette dialectique entre impératif de sanction et exigences juridiques que nous aborderons dans une seconde partie, consacrée à la recherche d’un équilibre entre légitimité des mesures de gel et respect des normes fondamentales.
II. La recherche délicate d’un équilibre entre la compatibilité des sanctions avec le droit international, les droits fondamentaux et l’État de droit.
Dans quelle mesure les sanctions unilatérales adoptées par l’UE en réponse à des crises internationales peuvent-elles être qualifiées de contre-mesures légitimes au regard du droit international public ? Ces mesures, bien qu’orientées vers la défense de la paix et de la sécurité, peuvent-elles être mises en œuvre sans porter atteinte aux droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique européen ? Plus largement, comment l’Union peut-elle articuler efficacité des sanctions, respect du droit international, garanties des droits fondamentaux et exigence de l’État de droit, sans affaiblir la légitimité de son action sur la scène internationale ?
A. Le gel d’avoirs, une question de licéité des contre-mesures en droit international.
En réponse à l’agression russe en Ukraine, l’UE a adopté une série de mesures restrictives, au premier rang desquelles figure le gel des avoirs. Cette mesure pourrait être qualifiée de contre-mesure au sens du droit international, visant à réagir à des actes illicites commis par un État.
Une contre-mesure désigne, en droit international, une mesure exceptionnelle adoptée par un État victime d’un acte illicite afin de contraindre l’auteur de ce comportement à réparer le préjudice subi ou à cesser la violation. Ce concept, intrinsèquement lié au jus gentium tel que défini par l’humaniste et juriste hollandais Hugo Grotius dans L’origine du droit de la guerre, trouve sa légitimité dans la sentence arbitrale de 1978 relative à l’interprétation de l’accord aérien du 27 mars 1946, qui a affirmé la licéité de mesures unilatérales lorsqu’elles visaient à répondre à une violation grave du droit international.
À ce titre, ces mesures doivent respecter certaines conditions posées notamment dans la Convention sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de 2001 : ne pas porter atteinte à certaines obligations fondamentales (art. 50, comme l’interdiction de recourir à la force ou de violer des droits fondamentaux), être proportionnée (art. 51) et notifiée au préalable (art. 52).
De ce fait, le gel des avoirs peut se voir comme une contre mesure adaptée à la violation du droit international de la Russie. Mais sa licéité internationale peut-elle être établie en tant que telle ? Par ailleurs, si les avoirs gelés devaient être utilisés pour financer l’Ukraine, une telle action ne pourrait être considérée comme licite qu’à la condition d’être elle-même qualifiée de contre-mesure, ce qui soulève alors une seconde question : celle de la licéité de cette utilisation.
Toutefois, l’application de telles contre-mesures n’est justifiée que lorsqu’un acte illicite a été commis par l’une des parties. Se pose alors la question cruciale de la preuve de cet acte illicite : doit-elle résulter d’un jugement rendu par une Cour internationale reconnue ou doit-elle émaner d’une organisation internationale ? Dans le cas présent, la preuve de l’acte illicite commis par la Fédération de Russie repose notamment sur la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies [7] qui réaffirme que “nulle acquisition territoriale obtenue par la Russie sur la base d’une menace ou de l’emploi de la force ne sera reconnue comme légale”. Bien que cette décision ne soit pas juridiquement contraignante, elle confère une valeur probante indéniable quant au comportement illicite de l’État russe et, en ce sens, légitimise l’adoption de contre-mesures telles que le gel d’avoirs pour répondre aux faits en cause.
Dans ce contexte, le gel des avoirs apparaît comme une contre-mesure adaptée aux faits illicites, sa prétendue illicéité étant écartée par la finalité spécifique qu’elle poursuit. En l’espèce, la réaction face à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, susceptible d’être qualifiée de crime d’agression, s’inscrit dans la perspective de l’interdiction absolue de l’usage de la force énoncée par la Charte des Nations Unies, cette qualification reposant sur la définition adoptée lors de la conférence des États parties au traité de Rome instituant la Cour pénale internationale à Kampala en 2010, laquelle reprend les éléments essentiels de la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1974. Ainsi, l’invasion ukrainienne par la Fédération de Russie peut être interprétée comme la “planification, la préparation, le lancement ou l’exécution d’un acte d’agression” [8] constituant une violation flagrante des obligations internationales.
Après avoir établi la licéité des contre-mesures en droit international, il convient de s’interroger sur la légitimité de leur mise en œuvre par un acteur autre que la victime directe de l’acte illicite. Peut-on, en effet, admettre que des sanctions soient imposées par un État tiers, alors que, selon le principe général, seul l’État directement lésé - en l’occurrence l’Ukraine - dispose de la prérogative d’adopter des contre-mesures en réponse à une violation de ses droits souverains ?
Selon ce principe, la réaction adéquate à une violation doit émaner de la partie directement affectée, garantissant ainsi le respect de la souveraineté nationale. Toutefois, la doctrine et la jurisprudence offrent des nuances à cette règle. Certains auteurs [9] soutiennent que, dans des circonstances exceptionnelles, le gel d’avoirs peut-être qualifié de contre-mesure légitime destinée à répondre aux faits illicites imputables à la Fédération de Russie. Il est cependant important de noter que la licéité d’une telle contre-mesure unilatérale repose en principe sur son adoption par l’État victime de la violation, afin d’éviter de légitimer des interventions injustifiées de la part d’États tiers susceptibles de commettre des violations graves du droit international.
Néanmoins, des exceptions à ce principe existent. Comme l’indiquent les professeurs Daillier, Forteau et Pellet dans leurs travaux sur le droit international public, « dans une mesure limitée, on est venu à reconnaître que tous les États intéressés à la défense d’intérêts collectifs - y compris, en particulier, lorsque sont en jeu les intérêts fondamentaux de la communauté internationale dans son ensemble - peuvent invoquer la responsabilité de l’auteur du fait internationalement illicite et en tirer des conséquences » [10]. Cette approche doctrinale ouvre ainsi la voie à la possibilité pour des entités supranationales, telles que l’Union européenne, d’imposer unilatéralement des sanctions.
En intégrant ainsi ces considérations, il apparaît juridiquement admissible que, dans le cadre d’enjeux d’intérêt collectif, l’UE puisse recourir à des sanctions - notamment par le biais du gel d’avoirs - comme moyen de contre-mesure à l’encontre des agissements illicites de la Fédération de Russie, tout en respectant les principes fondamentaux du droit international.
Cependant, la question de l’utilisation des avoirs gelés se pose aussi en tant que contre-mesure. La confiscation ne servirait pas uniquement de mesure dissuasive, mais participerait également, de manière dynamique, au soutien de l’Ukraine dans la lutte contre l’agression russe. Si la licéité internationale du gel d’avoirs semble relativement établie, celle de la mobilisation des avoirs, du fait de l’importance stratégique mais aussi de l’étendue de la mesure du fait de la confiscation, paraît plus difficile à constituer. C’est ainsi que, vis-à-vis de la confiscation des avoirs gelés, la seule option paraît être celle de considérer l’utilisation des avoirs comme une contre-mesure. De plus, une contre-mesure a pour obligation d’être réversible et temporaire, ce qui suscite des débats parmi les experts en droit [11]. Autrement dit, la Fédération de Russie devrait pouvoir, en vertu des principes applicables aux contre-mesures en droit international, déclarer son intention de mettre fin à la violation, de réparer le préjudice causé, notamment par le versement de réparations, et, en contrepartie, obtenir la levée des mesures restrictives, y compris la restitution des avoirs gelés.
Outre la question de la licéité en tant que contre-mesure de ces décisions, ces mesures doivent respecter le droit international et, plus spécifiquement en France, s’inscrire dans le cadre des valeurs fondamentales constitutionnelles et du droit européen. Le durcissement et l’élargissement du gel des avoirs à travers le 16ᵉ paquet de sanctions est, additionnellement, un symbole fort de la nécessité de respecter ces valeurs fondamentales dans le cadre de mesures particulièrement restrictives. Au sein de ces mesures la liste des personnes et entités sanctionnées par l’Europe s’est particulièrement élargie. Or, afin de déterminer les destinataires de ces sanctions, l’UE utilise une définition particulièrement large permettant d’englober une grande quantité de personnes. L’utilisation d’un critère semble subjective et unilatérale, offrant à l’Union européenne une marge d’action critiquable.
En effet, le 16ᵉ train de sanctions ajoute un nouveau critère d’inscription sur la liste pour les personnes et entités qui font partie du complexe militaro-industriel russe, qui le soutiennent ou qui en bénéficient [12].
Cette définition n’offrant pas de critère clair et précis donne une large marge d’appréciation et un caractère quasiment arbitraire des décisions de sanctions dans la détermination des personnes concernées. Ainsi, la problématique de l’arbitraire de ces décisions de gel d’avoirs, face à une définition relativement floue, pose la question de la constitutionnalité au niveau de l’application de ces mesures par la France mais aussi de leur conventionnalité au niveau international et des recours possibles à leur encontre.
B. Le gel des avoirs : une sanction internationale confrontée aux exigences des droits fondamentaux garantis par les textes constitutionnels et conventionnels.
Le gel des avoirs, en tant qu’instrument de politique internationale, soulève d’importants enjeux juridiques. Il est en effet nécessaire de s’interroger sur l’encadrement juridique de ces mesures, sur les voies de recours ouvertes aux personnes affectées, ainsi que sur les équilibres délicats à maintenir entre impératif de sécurité et respect de l’État de droit. Dès lors, comment concilier l’efficacité des mesures de gel des avoirs avec les garanties fondamentales assurées par les ordres juridiques constitutionnels, européens et internationaux ?
1. Les exigences constitutionnelles françaises en matière de gel des avoirs.
Sur le plan constitutionnel français, l’application du gel des avoirs doit non seulement respecter les garanties de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) - notamment son article 17 [13] - mais aussi s’inscrire dans le cadre strict défini par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989 [14] met en exergue « l’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière », réservant ainsi la compétence du juge judiciaire pour trancher le contentieux de l’indemnisation.
Toutefois, cette logique est remise en question lorsque les avoirs visés, comme ceux de la Banque centrale de Russie, relèvent de biens mobiliers. Dans ce contexte, il apparaît envisageable de dégager ces actifs du champ du contentieux judiciaire traditionnel, ce qui risquerait d’affaiblir le contrôle effectif de l’État sur des mesures potentiellement arbitraires. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel exige qu’en cas de désaccord sur la fixation du montant de l’indemnisation, l’exproprié dispose d’une voie de recours appropriée [15]. Toutefois, il semble opportun de limiter cette exigence aux situations où il s’agit de déterminer le montant d’une indemnisation, sans que celle-ci ne s’étende à la contestation du bien-fondé même du gel [16]. L’absence d’un dispositif procédural adapté, garantissant à chaque justiciable affecté la possibilité de contester la légitimité de la décision, risquerait d’engendrer une insécurité juridique majeure. Cette dérive compromettrait non seulement la protection effective du droit de propriété, mais aussi la confiance dans l’État de droit, ouvrant la voie à une multiplication des contentieux et à une potentielle responsabilisation accrue de l’État pour les atteintes commises.
Mais au-delà de l’ordre juridique interne, c’est aussi au niveau de l’Union européenne que se joue la question de la légalité des mesures de gel. En effet, de telles décisions, souvent prises dans le cadre de la PESC, s’inscrivent dans une logique politique d’action extérieure qui complexifie leur justiciabilité. Dans ce cadre, quelle est la place du juge européen pour garantir un équilibre entre efficacité diplomatique et respect des droits fondamentaux ?
2. Le contrôle juridictionnel européen des mesures de gel dans le cadre de la
PESC : entre immunité et justiciabilité.
La PESC, cadre de la décision de gel des avoirs, est un moyen d’action de l’UE permettant aux 27 Etats membres de parler d’une seule voix sur la scène internationale et d’agir sur la politique extérieure de l’Union européenne. Parmi les nombreux exemples de positions et d’actions communes, l’UE a imposé des sanctions économiques et diplomatiques aux régimes russe, biélorusse, iranien, syrien ou encore birman. Ces décisions, du fait de leur importance et de leur aspect particulièrement politique, sont restreintes dans leur possibilité de contestation.
En application de l’article 19 §1 TUE, la Cour de justice dispose d’une compétence générale en matière de contrôle juridictionnel. Toutefois, ce principe connaît des exceptions prévues par les traités. Ainsi, l’article 24 TUE introduit une exclusion spécifique s’appliquant aux dispositions relevant de la PESC. L’article 275 TFUE va dans le même sens, en énonçant une immunité juridictionnelle pour les « dispositions relatives à la PESC [et aux] actes adoptés sur leur base ».
Néanmoins, cette exclusion comporte elle-même deux exceptions (appelées “claw-backs”), dans lesquelles la CJUE retrouve sa compétence en matière de PESC. Premièrement, en tant que gardienne de l’Etat de droit européen, celle-ci peut vérifier le respect de l’article 40 TUE, qui établit une frontière entre les actes relevant de la PESC et ceux ressortissant au « droit commun » de l’Union. Deuxièmement, la Cour est habilitée à exercer un contrôle de légalité sur certaines décisions mentionnées au second alinéa de l’article 275 TFUE. Il s’agit en particulier des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, adoptées par le Conseil dans le cadre du titre V, chapitre 2 TUE. Cette seconde dérogation consacre la jurisprudence issue de l’arrêt Kadi [17], par lesquels la Cour avait admis la possibilité de contrôler juridiquement les mesures restrictives fondées sur des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’arrêt contribue à poser les bases d’une exigence de contrôle juridictionnel des actes de l’Union, y compris dans le cadre de la PESC, dès lors qu’ils sont susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux garantis par l’ordre juridique de l’Union.
La question de la justiciabilité des actes relevant de la PESC, ainsi que l’articulation entre l’article 24 TUE et l’article 275 TFUE, a également été abordée par l’arrêt Rosneft [18], lequel a estimé que :
« les articles 19, 24 et 40 TUE, l’article 275 TFUE ainsi que l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer à titre préjudiciel (...) pour autant que la demande de décision préjudicielle porte soit sur le contrôle du respect de l’article 40 TUE par cette décision, soit sur le contrôle de la légalité des mesures restrictives à l’encontre des personnes physiques ou morales ».
Ainsi, la justiciabilité des actes adoptés dans le cadre de la PESC suscite des débats, par exemple avec l’extension de la compétence de la Cour de Justice aux actes de gestion du personnel des missions liées [19]. Toutefois, les mesures de gel des avoirs, en tant que sanctions individuelles visant des personnes physiques ou morales, apparaissent comme certainement susceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel par le juge de l’Union. Néanmoins, même renforcé, le contrôle de la Cour de justice ne saurait suffire à lui seul. La garantie des droits procéduraux et du droit de propriété appelle également l’intervention d’une autre juridiction internationale : la CEDH, dont les exigences en matière de procès équitable et de protection des biens viennent compléter le dispositif.
3. L’encadrement du gel des avoirs par la Cour européenne des droits de l’homme : vers une exigence accrue de garanties procédurales.
Du point de vue de la Convention européenne des droits de l’homme, la problématique se cristallise autour du respect du droit à un procès équitable et de la protection de la propriété, garanties respectivement par l’article 6 [20] et l’article 1 du Protocole n°1 [21]. L’arrêt Al-Dulimi [22] de la Grande Chambre illustre avec force que le gel des avoirs doit être assorti de garanties procédurales permettant aux personnes sanctionnées de démontrer le caractère injustifié de leur inscription sur les listes de sanctions. L’absence de voies de recours effectives, en particulier lorsqu’une mesure restrictive est définitive et unilatérale, constitue une atteinte en soi aux droits procéduraux et risque de compromettre l’équilibre entre l’efficacité des sanctions économiques et la protection des droits individuels. Si l’évolution de la jurisprudence de la CEDH devait tendre vers une exigence de contrôle judiciaire renforcé [23], il en résulterait une responsabilisation accrue des États membres quant à la légalité de leurs mesures de gel.
À terme, cette dynamique pourrait imposer aux législateurs de revoir en profondeur les mécanismes de recours disponibles, afin de garantir que les sanctions ne se transforment pas en instruments de pression arbitraire, mais restent des mesures proportionnées, respectueuses du cadre procédural et des droits fondamentaux des justiciables. Ce renforcement des garanties contribuerait à prévenir les abus potentiels et à instaurer une confiance renouvelée dans l’action étatique en matière de sanctions internationales, tout en assurant un équilibre optimal entre exigences de sécurité et respect des libertés individuelles.
Cette recherche d’un équilibre fragile entre efficacité des sanctions, respect des droits fondamentaux et conformité au droit international met en lumière les tensions sous-jacentes qui traversent le régime de sanctions actuel. Or, ces tensions s’exacerbent encore davantage lorsqu’il ne s’agit plus seulement de geler des avoirs, mais bien d’en envisager la confiscation. Alors que le gel des avoirs russes constitue une mesure juridique bien balisée, s’inscrivant dans le cadre classique des sanctions économiques, l’idée de leur confiscation marque un tournant bien plus délicat. Elle opère un glissement significatif en passant d’une immobilisation temporaire et réversible à une privation définitive de propriété.
III. La confiscation des avoirs gelés : tensions entre protection des droits fondamentaux et impératifs d’efficacité des sanctions.
Le passage du gel des avoirs à leur confiscation ne constitue pas une simple évolution technique, mais bien un changement de nature qui soulève de profondes interrogations juridiques. Comment qualifier cette mesure sur le plan du droit de la propriété ? Relève-t-elle d’un régime pénal ou administratif ? Et surtout, peut-elle être légitimée sans compromettre les garanties fondamentales du droit international et européen ?
A. Distinction entre gel et confiscation : un enjeu de droit de la propriété.
Depuis le début du conflit en Ukraine, l’UE a gelé environ 190 milliards d’euros d’avoirs russes, principalement déposés auprès d’Euroclear, société belge de gestion d’actifs. Jusqu’à présent, seuls les revenus générés par ces actifs - essentiellement des dividendes - ont été mobilisés pour financer le soutien militaire à l’Ukraine via la Facilité européenne pour la paix [24].
Toutefois, à ce jour l’UE s’est abstenue de toute confiscation du capital de ces avoirs. La distinction entre les dividendes et le capital est essentielle dans le cadre des sanctions internationales, notamment pour éviter les obstacles juridiques liés à l’immunité des États et à la protection du droit de propriété.
D’un point de vue juridique, les dividendes correspondent aux revenus générés par un actif, tandis que le capital représente l’actif lui-même. Cette distinction est cruciale lorsqu’il s’agit de mesures restrictives telles que le gel et la confiscation des actifs. Selon la CJUE, le gel des actifs est une mesure temporaire et conservatoire qui empêche le propriétaire de disposer librement de ses biens sans en affecter la propriété [25]. En revanche, la confiscation des actifs est une mesure définitive qui modifie le droit de propriété, privant l’ancien détenteur de ses biens au profit de l’État.
L’UE s’est jusqu’à présent limitée à l’utilisation des dividendes gelés, c’est-à-dire les revenus issus des actifs russes immobilisés, sans toucher au capital initial, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, l’immunité souveraine des avoirs de la Banque centrale russe protège les actifs d’un État étranger contre des mesures coercitives. Ensuite, l’utilisation des seuls dividendes constitue une atteinte moindre au droit de propriété que la confiscation du capital, ce qui facilite le respect du principe de proportionnalité. Enfin, il est juridiquement plus simple de créer une taxe ou une contribution spécifique sur les revenus issus des actifs gelés que de saisir directement ces actifs.
B. Le cadre juridique de la confiscation : pénal ou administratif.
1. La confiscation pénale, une solution limitée.
En ce qui concerne la confiscation proprement dite, deux approches juridiques ont été envisagées. La première, plus conforme aux principes de l’État de droit, est celle d’une approche pénale, où les avoirs russes pourraient être saisis au titre d’infractions pénales, telles que la violation des sanctions économiques imposées à la Russie. Dans cette perspective, la directive (UE) 2024/1260 du 24 avril 2024 [26] renforce l’efficacité du cadre européen en matière de gel, de gestion et de confiscation d’avoirs criminels. Elle introduit notamment la confiscation sans condamnation pénale préalable dans certains cas exceptionnels, étend le champ de la confiscation élargie à de nouvelles infractions, y compris la violation des sanctions de l’UE, autorise la vente anticipée des biens gelés et impose aux États membres de créer des bureaux spécialisés dans la gestion des avoirs. Elle s’articule avec le règlement (UE) 2018/1805 [27], qui assure la reconnaissance mutuelle des décisions de gel et de confiscation entre États membres.
Cette approche permettrait de garantir que toute saisie soit ordonnée par une autorité judiciaire, respectant ainsi les principes du droit à un procès équitable et de séparation des pouvoirs, protégés par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Elle limiterait aussi les risques d’accusation d’atteinte arbitraire au droit de propriété, puisque la confiscation interviendrait à l’issue d’un processus contradictoire et légalement encadré.
Toutefois, cette voie présente des limites pratiques, notamment en raison de la lenteur des procédures pénales, des exigences probatoires élevées, et du fait que seuls certains actifs, identifiables comme liés à des infractions pénales, pourraient effectivement être saisis [28]. Dès lors, la majorité des avoirs russes gelés - notamment ceux appartenant à la Banque centrale de Russie - resteraient hors de portée, à moins d’établir un lien direct avec des violations du droit.
2. La confiscation administrative, une solution plus adaptée.
Une autre approche, plus audacieuse sur le plan juridique, serait celle de la confiscation administrative directe des avoirs gelés, qui pourrait permettre à ses Etats-membres de saisir une grande partie des actifs russes sans avoir besoin de passer par une procédure pénale [29]. Cependant, cette option soulève de sérieuses préoccupations. Tout d’abord, elle manquerait de fondement juridique solide sur la scène internationale. En effet, les mesures actuelles de gel des avoirs russes reposent sur une initiative unilatérale de l’UE, sans l’appui d’une résolution contraignante du Conseil de sécurité des Nations unies. Cela contraste avec des sanctions passées contre des régimes comme celui de Saddam Hussein, qui avaient été légitimées par une résolution onusienne (les sanctions actuelles ne reposent pas sur une résolution du Conseil de sécurité, mais sur une initiative unilatérale de l’UE via les articles 24 TUE et 215 TFUE) [30], l’absence de ce fondement international rend toute confiscation des avoirs russes juridiquement risquée, car elle pourrait être perçue comme une violation des principes de souveraineté de l’État russe et de non-ingérence dans les affaires internes d’un autre État.
C. La légitimité de la confiscation administrative dans le cadre de la réparation et de la justice internationale.
C’est dans ce contexte que certains juristes avancent une justification fondée sur le droit international de la responsabilité des États. L’agression de la Russie contre l’Ukraine constitue un fait internationalement illicite engageant la responsabilité de l’État russe. Conformément à l’article 31 de la Convention sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, l’État responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice, ce qui peut inclure la restitution, l’indemnisation ou la satisfaction (art. 34). La confiscation des actifs gelés pourrait donc être vue non pas simplement comme une sanction, mais comme une mesure de réparation - une réponse proportionnée à un acte de guerre ayant causé des dommages massifs.
En outre, cette confiscation pourrait aussi être analysée comme une contre-mesure licite, telle que définie par les articles 49 à 52 de la même convention. Dans ce cadre, la confiscation pourrait être légitimée comme un moyen de pression diplomatique, inscrit dans une logique de rétablissement du droit (cf. II. A.).
Enfin, la confiscation des actifs russes gelés présente également un intérêt concret en matière de justice réparatrice. Ces ressources pourraient être directement affectées à la reconstruction de l’Ukraine, renforçant ainsi la légitimité morale et politique de la mesure. Il ne s’agirait plus seulement d’une sanction ou d’une contre-mesure, mais d’un acte de réparation tangible, aligné avec les principes de solidarité internationale. À cet égard, la Résolution CE/RES/2023/3 sur le registre élargi, adoptée par le Conseil de l’Europe, ouvre la voie à l’utilisation des actifs gelés en vue de la reconstruction ukrainienne, consolidant la légalité procédurale et la finalité humanitaire du processus.
D. Les risques juridiques liés à la confiscation administrative.
Si la confiscation administrative des actifs russes reste possible, elle est susceptible d’être contestée devant les juridictions nationales et internationales. Le droit international, en particulier le principe d’immunité souveraine, protège certains actifs des États étrangers contre les saisies coercitives, comme l’a rappelé la Cour internationale de justice dans plusieurs décisions relatives aux biens d’États étrangers [31]. L’immunité des avoirs de la Banque centrale russe, par exemple, pourrait être invoquée pour contester toute saisie de ses actifs, même dans le cadre de mesures contre un État responsable d’agression. De plus, la confiscation administrative pourrait également porter atteinte à la protection du droit de propriété, un principe fondamental du droit européen et international.
D’autres risques juridiques existent également, notamment la question de la conformité de la confiscation avec les règles de l’UE sur la libre circulation des capitaux et les droits fondamentaux des entités russes concernées. Par exemple, une taxation excessive ou une saisie déguisée des dividendes gelés pourrait être perçue comme discriminatoire, ce qui violerait l’article 63 TFUE. En effet, toute taxe imposée spécifiquement sur les dividendes issus d’actifs russes pourrait être jugée incompatible avec le principe de non-discrimination et d’égalité devant la loi.
Une confiscation directe des biens gelés sans la consultation judiciaire d’un tribunal pourrait également porter atteinte aux droits fondamentaux, en particulier au droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. En effet, selon ces textes, toute saisie de biens devrait être ordonnée par un juge, garantissant ainsi une procédure impartiale et équitable. Or, en l’absence d’un contrôle judiciaire préalable ou concomitant à la mesure de confiscation, une procédure purement administrative pourrait être qualifiée de contraire aux exigences d’un procès équitable.
Il convient toutefois de relever que la Fédération de Russie, ayant cessé d’être Partie à la Convention européenne des droits de l’homme depuis le 16 septembre 2022 [32], n’est plus soumise à la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme pour les faits postérieurs à cette date. En conséquence, les personnes physiques ou morales de nationalité russe ne peuvent plus utilement invoquer les dispositions de la Convention, notamment son article 6, devant les juridictions nationales ou européennes pour des mesures adoptées après cette échéance. Néanmoins, l’article 47 de la Charte de l’UE demeure pleinement invocable dès lors que la mesure contestée relève du champ d’application du droit de l’Union, ce qui est le cas des régimes de sanctions restrictives. Ainsi, même en l’absence d’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’Homme, les entités russes peuvent continuer à se prévaloir des garanties procédurales de la Charte dans le cadre du contentieux des sanctions devant les juridictions de l’Union.
De plus, la confiscation pourrait mettre en péril des accords bilatéraux d’investissement entre la Russie et certains États membres de l’UE, ce qui constituerait un conflit avec les engagements internationaux de ces États.
Il conviendra peut-être, à l’avenir, d’envisager des mécanismes multilatéraux de réparation encadrés par les Nations unies, ou de créer un fonds international ad hoc.
Une chose est certaine : sans une base juridique internationale solide, toute confiscation unilatérale comporte un risque élevé de contentieux et d’atteinte à l’ordre juridique international.
Les auteurs :
Thomas Charnotet, Master 1 Droit international des affaires,
Ariadne Coursaris, Master 1 Droit français-allemand,
Louise Brival Hilbert, Master 2 Droit économique de l’Union Européenne,
Zoi Alexandra Mina, Master 1 Droit international des affaires,
Nadja Hallez, Licence 3 Droit.