[Droit comparé] "Shutdown".

Par Raphael Piastra, Maître de Conférences.

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Explorer : # shutdown # droit constitutionnel # séparation des pouvoirs # budget public

Aux États-Unis, un arrêt des activités gouvernementales (en anglais : government shutdown) est une situation politique dans laquelle le Congrès échoue à autoriser suffisamment de fonds pour les opérations gouvernementales.
Les États-Unis depuis cette semaine basculent une nouvelle fois dans le "shutdown". Cela signifie que le pays se trouve paralysé pour la première fois depuis 2018. Les États-Unis sont donc entrés, mercredi 1er octobre, à minuit (heure locale), en situation de "shutdown", signifiant la mise à l’arrêt d’une partie de l’administration fédérale. Plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires vont être mis au chômage technique et de fortes perturbations sont attendues dans l’attente d’une résolution face à l’impasse budgétaire actuelle au Congrès entre les républicains de Donald Trump et l’opposition démocrate.
Cette situation provient très directement du cœur du réacteur du régime présidentiel et la séparation rigide des pouvoirs qu’il institue. Rappelons ce que sont les bases de ce dernier avant de voir comment il génère le shut down, comment celui-ci est surmonté et si cela pourrait se passer en France.

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Rappel sur le régime présidentiel aux Etats-Unis.

Mis en œuvre par les États-Unis en 1787 (et inspiré, comme le régime parlementaire, de Locke et Montesquieu), le régime présidentiel est un régime politique représentatif fondé, de par sa constitution, sur une stricte séparation des pouvoirs, exécutif, législatif, et judiciaire. Le pouvoir exécutif est entre les mains du chef de l’État (le président), généralement élu au suffrage universel. Ledit président est donc à la fois chef de l’État et chef du Gouvernement. Sa responsabilité politique ne peut être mise en cause par les assemblées, mais, réciproquement, il dispose de peu de moyens de contrainte à leur égard. En effet, il ne peut pas les dissoudre et dispose seulement d’un droit de veto sur les textes législatifs qui ne lui conviennent pas [1].
Dans un régime présidentiel, l’exécutif n’est pas responsable devant le corps législatif, contrairement au régime parlementaire. De ce principe, il découle que le gouvernement ne peut être renversé par le parlement. Inversement le pouvoir exécutif ne peut dissoudre le parlement. Il y a donc sources de blocages. Par exemple lorsque le Congrès refuse de voter le budget et que cela conduit à un shut down.

De son côté le pouvoir judiciaire (Cour Suprême) dispose d’une place particulièrement importante, dans la mesure où il peut être conduit à arbitrer les différends entre les deux autres pouvoirs.

L’expression "régime présidentiel" est une source d’ambigüités, car elle laisse entendre que le chef de l’exécutif aurait une prééminence sur les autres pouvoirs dans l’organisation politique et administrative de l’Etat, ce qui n’est pas le cas. Le seul véritable et authentique régime présidentiel est celui des États-Unis d’Amérique, qui a inspiré de nombreuses constitutions du continent américain. Il a aussi influencé en partie le régime russe dans sons sens le plus autoritaire bien entendu. La Constitution de 1958 de son côté contient des ingrédients du régime présidentiel (élection directe du chef de l’Etat, détention de pouvoirs propres) mais comme l’exposait clairement Michel Debré en 1958 devant le Conseil d’État, l’ambition est de « donner à la France un régime parlementaire » [2].

La pratique du régime impulsée par le général de Gaulle et poursuivie par tous ses successeurs (hors cohabitation) fera évoluer le régime vers le présidentialisme [3].

Bien évidemment, interprété de façon stricte, ce régime peut conduire à des blocages. Dès lors, et afin de fonctionner, le régime présidentiel doit prévoir quelques aménagements, généralement dégagés par la pratique, afin de s’assurer que les pouvoirs aient effectivement intérêt à collaborer…
« Si le régime présidentiel aboutit à un gouvernement stable, il n’aboutit pas nécessairement à un gouvernement fort » (M. Duverger). C’est le cas aux Etats-Unis où les rodomontades de Trump ne doivent pas illusionner.

Comment se passe le shutdown ?

Le bureau budgétaire du Congrès estime que, dès le 1er Octobre, quelques 750 000 fonctionnaires seront quotidiennement mis au chômage technique et donc privés de salaire. Le trafic aérien pourrait être affecté tandis que le versement de nombreuses aides sociales devrait être fortement perturbé. Selon les calculs des analystes de la compagnie d’assurance Nationwide, chaque semaine de "shutdown" pourrait réduire la croissance annuelle du PIB américain de 0,2 point de pourcentage. Donald Trump, toujours prompt à dramatiser, évoque des conséquences "irréversibles".

Chaque camp se rejette la faute de l’échec des négociations. Les démocrates "veulent tout fermer, nous ne le voulons pas", a ainsi assuré le locataire de la Maison Blanche. Il a aussi estimé qu’il existait un risque de « licencier de nombreuses personnes », si les démocrates ne finissaient pas par accepter le budget voulu par les républicains [4]. Dans l’absolu, c’est vrai.
On l’a dit, le dernier "shutdown", de fin décembre 2018 à fin janvier 2019, durant le premier mandat de Donald Trump, avait duré 35 jours – un record. Au vu du caractère très impopulaire d’une telle situation, démocrates comme républicains tentent traditionnellement d’éviter cette paralysie fédérale, parfois au dernier moment. Mais en cas d’échec, chacun tente d’en rejeter la responsabilité sur le camp adverse.

Les républicains sont majoritaires au Congrès, mais le règlement du Sénat stipule qu’un texte budgétaire doit être adopté à 60 voix sur 100, nécessitant donc au moins sept voix démocrates. Ces derniers demandent le rétablissement de centaines de milliards de dollars en dépenses de santé (notamment dans le programme d’assurance-santé "Obamacare"), ce que refuse pour l’instant l’administration de Donald Trump. Mais les choses vont évoluer. Du « troc » va se mettre en place. Le président signera ce texte de loi si vous votez ce budget par exemple.

Mais ce qu’on appelle aussi « la diplomatie de couloir » (très connue à l’ONU) non officielle, va jouer au Congrès et un accord va tôt ou tard se trouver.
Dans le pire des cas, des emprunts peuvent aussi être souscrits pour payer les fonctionnaires. Cela s’est déjà produit. De toute façon signe qu’il n’y a aucune gravité, Wall Street est restée de marbre [5].
Il faut savoir que depuis 1976, le gouvernement fédéral des États-Unis a connu un arrêt de ses activités à 21 reprises. Durée moyenne : deux semaines.

En France pas question de shutdown.

M. Barnier, alors locataire de Matignon, avait exprimé ses craintes de « shutdown à la française » en 2024. C’était du pur catastrophisme. En effet, c’est plus qu’improbable au vu de la panoplie d’outils offerts par la Constitution et la Lolf pour assurer la continuité de l’État. Ainsi il y a le « 49-3 ». Vu le contexte de cohabitation hybride, ce serait illusoire. Sébastien Lecornu, plus éphémère premier ministre de la Vᵉ (3 semaines) avait par avance et de façon inappropriée, renoncé au 49-3. S’il avait été bloqué, comment aurait-il fait ? Il aurait pu, il est vrai, déposer avant le 19 décembre un projet de loi spéciale. Dans un cadre assez strict, elle permet à l’État de continuer à percevoir les impôts, de reconduire les crédits, et donc de financer les services publics, sur la même base que l’année précédente. Et ce jusqu’au vote d’un nouveau PLF. Une « solution temporaire » qui permet d’éviter « le cauchemar », selon les mots de Pierre Moscovici, actuel premier président de la Cour des comptes. Il faut néanmoins que la loi spéciale soit promulguée avant le 31 décembre.

En revanche pour le projet de budget de la Sécurité Sociales, ce serait plus compliqué. C’est ce qui avait fait dire à Élisabeth Borne que les cartes Vitale cesseraient de fonctionner. En effet dans un rapport sénatorial de novembre 2024, il était dit qu’« aucune disposition constitutionnelle ou organique ne prévoit […] ce qui se passe en cas de rejet du PLFSS par le Parlement ». Et bien l’année dernière, le Parlement avait introduit dans sa loi spéciale un article permettant à la sécurité sociale de continuer à s’endetter jusqu’au vote d’une PLFSS [https://fr.news.yahoo.com].

Si la situation actuelle est exceptionnelle en ce sens qu’elle ne s’est encore jamais produite, les rédacteurs de la constitution de la Vème république ont toutefois envisagé l’hypothèse et donné au gouvernement la possibilité de garantir la continuité financière de l’Etat. C’est ainsi que l’alinéa 3 de l’article 47 de la Constitution dispose que… « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Et rappelons que selon l’article 13 C le président de la République « signe les ordonnances ». Et que c’est aussi lui qui peut suggérer ce scénario.

Les mêmes règles existent (avec des délais différents) pour le budget de la Sécurité Sociale. Un vote négatif sur le budget équivaut à une absence de vote, de sorte que si le Parlement n’adopte pas le budget, soit parce qu’il ne lui est pas soumis dans les délais, soit parce qu’il l’a rejeté, le gouvernement peut promulguer par ordonnance « les dispositions du projet ». Même si ce point est moins clair, il semble en aller de même si une motion de censure a été adoptée parce que le gouvernement aura tenté de forcer le vote de l’Assemblée en invoquant l’article 49 alinéa 3 de la Constitution [6].

Et quid si le budget n’est pas voté ? On a eu un exemple. La censure du budget pour l’année 1980, à la veille de Noël, avait contraint le gouvernement de Raymond Barre à présenter en urgence une loi "autorisant le Gouvernement à continuer à percevoir en 1980 les impôts et taxes existants". A l’époque, c’est le Conseil constitutionnel qui avait déclaré la loi de finances "non conforme" pour une question de procédure. Et pourtant c’est à cette époque que la France connaissait ses derniers budgets équilibrés ! En 1962, une autre procédure d’urgence avait été mise en œuvre à la suite de la censure du gouvernement de Georges Pompidou et à la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République, Charles de Gaulle [7].

Au moment de conclure, il faut dire la chose suivante. Étant donné qu’il y a quelques 5, 5 milions de fonctionnaires à payer et des millions de pensions de retraites à verser, hypothéquer de tels paiements par des blocages partisans sans lendemain serait un risque dément qui pourrait dégénérer en guerre civile. La dette française est abyssale. L’instabilité institutionnelle, inédite, peut être source de graves blocages. Il n’est pas utile d’en rajouter. Il faut que Gouvernement et Parlement en prennent véritablement conscience et que des réformes stucturelles profondes soient enfin décidées.
"Si jamais vous vous retrouvez dans un bateau qui coule, l’énergie pour changer de bateau est plus productive que l’énergie pour colmater les trous." (Warren Buffett).

Raphael Piastra, Maitre de conférences en droit public des Universités.

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Notes de l'article:

[2Discours devant le Conseil d’État, 27 août 1958, https://dgemc.ac-versailles.fr

[3Jean et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, LGDJ Précis Domat, 2025

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