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Le préjudice d’anxiété : demande croissante pour les conseils de Prud’hommes. Par Joumana Frangie Moukanas et Corinne Potier, Avocats.
Parution : jeudi 27 mars 2014
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La Cour de cassation a récemment été saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant le tribunal compétent pour accorder une indemnisation aux salariés partis en préretraite amiante. La demande a fait l’objet d’un non-lieu à renvoi le 12 mars 2014.
En effet, depuis l’arrêt rendu par la Cour de Cassation le 11 mai 20101, les employeurs font face à une demande croissante de salariés et/ou d’anciens salariés qui sollicitent la réparation d’un préjudice dit d’anxiété, en lien avec une exposition professionnelle à l’amiante.

La frontière entre la simple inquiétude et l’anxiété pathologique est difficile à cerner.

Pour rappel, « l’anxiété se définit comme un trouble émotionnel qui se traduit par un sentiment indéfinissable d’insécurité. Il peut s’agir d’une simple inquiétude ou d’une anxiété généralisée » (Larousse Médical).

Les demandes de réparation d’un préjudice dit d’anxiété en lien avec une exposition professionnelle à l’amiante sont formulées devant le Conseil de Prud’hommes de manière forfaitaire, par des salariés invoquant « une inquiétude face au risque de développer une maladie liée à l’amiante ». Les demandeurs ont fait le choix d’alléguer une simple inquiétude. Ils échappent ainsi à l’application des dispositions des articles L461-1 et suivants du Code de la sécurité sociale et à la compétence du Tribunal des affaires de sécurité sociale. En effet, le salarié qui se prévaut d’une lésion physique ou psychologique, en lien avec ses conditions de travail, doit régulariser une déclaration de maladie professionnelle qui sera instruite par les caisses primaires. Les demandeurs ont ainsi opéré un glissement de la notion « d’anxiété pathologique » vers la simple « inquiétude permanente ».

Le 11 mai 2010, la Chambre Sociale de la Cour de cassation consacre la notion de préjudice spécifique d’anxiété définit comme « une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante…  » [1]. La Cour de cassation admet ainsi l’existence d’une anxiété non pathologique relevant de la compétence des Conseils de Prud’hommes.

La Cour de Cassation admet la réparation d’un risque de préjudice.

Le 25 septembre 2013 [2], la Chambre sociale de la Cour de cassation réaffirme cette définition.

Le préjudice spécifique d’anxiété est caractérisé lorsque le salarié se trouve « par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, qu’ils se soumettent ou non à des contrôles ou examens médicaux réguliers ».

Si la notion de « préjudice spécifique d’anxiété » n’est pas nouvelle, [3] la Cour de cassation franchit une étape. Elle admet la réparation d’un risque de préjudice. En effet, si la contamination par un virus conduit au développement de la maladie, rien ne permet d’affirmer avec certitude que le salarié exposé à l’amiante contractera une pathologie. La survenance d’une maladie liée à l’amiante reste hypothétique, l’exposition au risque ne valant pas contamination. En doctrine et en jurisprudence, un préjudice éventuel n’est pas susceptible d’être réparé. Le préjudice doit être actuel et certain [4]. Le risque de préjudice n’est pas indemnisable en droit commun
 [5]. La Cour de cassation facilite en outre la preuve du préjudice d’anxiété. Le salarié est en effet dispensé de justifier des contrôles ou examens médicaux réguliers [6].

Doit-on en conclure que la Cour de cassation s’affranchit des principes du droit commun de la responsabilité civile ?

Il est permis de le redouter lorsqu’on voit la Chambre sociale admettre la réparation d’un préjudice objectif. Cette orientation est critiquable. Les demandeurs qui se fondent sur le droit commun [7], doivent prouver l’existence et l’étendue de leur anxiété. On ne peut se contenter de demandes forfaitaires totalement arbitraires, alors surtout que ce préjudice est subjectif et dépend notamment du ressenti de chacun. Plus généralement, la simple inquiétude peut-elle donner lieu à réparation, alors même qu’elle est inhérente à toutes activités socio-professionnelles ?

Se pose la question du champ d’application de cette jurisprudence : est-elle limitée aux salariés ayant travaillé dans un établissement « classé amiante » ?

Actuellement, elle vise exclusivement « les salariés qui avaient travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel pendant une période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante ».

Les dispositions de la loi du 23 décembre 1998 permettent aux salariés qui ont travaillé dans un établissement « classé amiante », de bénéficier d’un départ anticipé en préretraite, à l’âge de 50 ans, avec une allocation à hauteur de 65 % de leur salaire de référence. La Cour de cassation souligne le caractère « spécifique » de ce préjudice des salariés exposés à l’amiante. Il existerait un lien systématique entre le classement ACAATA de l’établissement et la réparation du préjudice d’anxiété.

Mais il existe de nombreux agents cancérogènes répertoriés dans les tableaux de maladies professionnelles. Les demandeurs pourraient invoquer un manquement de leur employeur à son obligation de sécurité issue du contrat de travail en se fondant sur les règles de droit commun de la responsabilité civile. Il leur appartiendra alors de rapporter la preuve de l’exposition au risque, du préjudice et du lien de causalité.

Saisie d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’Appel de Lyon [8] qui avait jugé que « dans la mesure où le salarié, (qui n’avait pas travaillé dans un établissement classé), s’est placé dans le champ de la responsabilité contractuelle, il doit rapporter la preuve de la réalité, de la certitude et de l’étendue des préjudices dont il réclame l’indemnisation ». La Cour de Cassation doit se prononcer prochainement.

Il faut espérer que la Cour de cassation revienne à une stricte application du droit commun de la responsabilité civile et restreigne le champ d’application de cette jurisprudence. Le recours à la notion de contamination, à l’origine du préjudice d’anxiété, pourrait permettre de limiter la portée de cette jurisprudence tant la preuve de cette contamination est médicalement incertaine.

Joumana Frangie Moukanas & Corinne Potier, Avocats à la Cour, Flichy Grangé Avocats Pôle Sécurité & Santé au travail

[1Cass.Soc., 11 mai 2010, 09-42.241

[2Cass.Soc, 25 septembre 2013, n° 12-12883 et n°12-20157

[3Elle a été admise en jurisprudence à propos de la contamination accidentelle par une affection évolutive telle que le virus du VIH et l’hépatite C. (Civ.1 9 juillet 1996, 94-12868 ; 12 juillet 2007,06-14180).)

[4Civ.2 12 novembre 1986 n°85-14486

[5Cass.Soc. 5 octobre 2011n°11-40052 : la Cour de Cassation à propos du dispositif ACAATA juge que « la situation du salarié procède du choix qu’il a fait de mettre en œuvre un dispositif légal facultatif destiné à la réparation forfaitaire d’un risque de
préjudice qui ne pourrait donner lieu à réparation équivalente par la voie du droit commun
 ».

[6Cass. Soc. 4 décembre 2012, n° 11-26294 ; confirmé le 25 septembre 2013. Loi n°98-1194 du 23 décembre 1998 modifiée par la loi n°2012-1404 du 17 décembre 2012.

[7article 1147 du Code civil

[8Cour d’appel de Lyon, 19 octobre 2012 RG 12/00859

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