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Affaire Baby-Loup ou la nouvelle question de l’exercice des libertés individuelles en droit du travail. Par Matthieu Bertozzo.
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Parution : jeudi 24 juillet 2014
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Les pouvoirs disciplinaire et règlementaire de l’employeur méritent une analyse attentive en droit du travail parce qu’ils peuvent, tout en légitimant sa faculté de résiliation unilatérale du contrat, justifier le licenciement d’un salarié. Certes, le règlement intérieur d’une entreprise ne fait pas partie intégrante du contrat de travail, mettant fin ainsi à une jurisprudence ancienne [1] ; il interfère néanmoins sur ce dernier puisque c’est ici que l’employeur trouve la source de sa prérogative qui lui permet de sanctionner le salarié qui ne s’y est pas conformé. Toutefois, Montesquieu n’avait-il pas dit que : « le pouvoir le plus absolu est toujours borné par quelque coin » [2] ? Dès lors en termes de pouvoir, celui que confère à l’employeur le règlement intérieur, n’est pas totalement dépourvu de limites. Parmi celles-ci, on retrouve les libertés individuelles du salarié.
Le présent arrêt, rendu par la Cour de cassation en Assemblée plénière le 25 juin dernier, illustre ce point d’achoppement sachant qu’il peut réjouir ou décevoir certains selon l’angle sous lequel on l’aborde. Mme X, épouse Y, était salariée de la crèche Baby-Loup sous contrat de travail à durée indéterminée conclu au 1er janvier 1997. Engagée en qualité d’éducatrice de jeunes enfants et exerçant conjointement les fonctions de directrice adjointe de la crèche, Mme X bénéficia, en mai 2003, d’un congé maternité suivi d’un congé parental jusqu’au 8 décembre 2008. A son retour, alors qu’elle portait un voile, signe distinctif d’une appartenance religieuse, son employeur lui demanda de l’ôter car il contrevenait en cela aux objectifs que s’était donnée la crèche, mentionnés expressis verbis par les dispositions règlementaires de celle-ci. Le refus de la salariée suite à la sollicitation de son employeur le poussa à faire exercice de son pouvoir disciplinaire envers elle, manifesté par une mise à pied conservatoire et l’envoi d’une lettre de convocation à un entretien préalable pour un éventuel licenciement en date du 9 décembre 2008. Estimant qu’il s’agissait d’une faute grave, Mme X fut licenciée le 19 décembre 2008, ceci, avec toutes les conséquences afférentes (aucun droit au délai-congé et aux indemnités de licenciement). Sur le fondement d’une résiliation injustifiée pour motif discriminatoire, Mme X a saisi la juridiction prud’homale le 9 février 2009 en nullité de son licenciement et en paiement de diverses sommes à hauteur de 80 000€. La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) fut également saisie de l’affaire [3]. La justiciable ne reçut droit à ses demandes ni en première instance [4], ni en appel [5]. La Cour de cassation a cependant cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles le 19 mars 2013, alimentant ainsi une importante polémique qui poussa même le Procureur général près la Cour d’appel de Paris à s’opposer à une telle décision de justice par un rapport assez véhément [6]. La juridiction de renvoi (la Cour d’appel de Paris) fit écho à ce dernier car, pour refuser la solution de la Haute juridiction, valida le licenciement, argumentant sur le fait qu’il s’agissait vraisemblablement d’une entreprise de tendance.
Ne comptant pas se satisfaire d’une telle issue à son litige, Mme X s’est à nouveau pourvue en cassation et l’affaire fut portée devant l’Assemblée plénière. Tout juriste connait la portée des arrêts rendus par cette formation. Cependant, tous ne sont pas tenus de l’approuver même s’ils seront plus ou moins amenés à l’appliquer. Le problème juridique consistait à savoir comment le juge, à travers le droit en vigueur, perçoit l’exercice des libertés individuelles du salarié, notamment la liberté de religion, au sein d’une structure de droit privé. En retenant que la crèche poursuivait un objectif d’éveil à l’enfance dépourvu de toute prégnance confessionnelle, les principes de laïcité et de neutralité énoncés dans le règlement intérieur étant justifiés et proportionnés au sens de la loi, la Cour de cassation a suivi la juridiction du fond puisqu’elle a définitivement confirmé le licenciement de Mme X. Elle se range donc par la même occasion du côté du pouvoir de sanction de l’employeur. L’intérêt de cette jurisprudence s’observe à la lumière du contexte dans lequel elle intervient. En effet, la société française, en butte à un climat économique et social tendu, sans passer par une véritable traversée du désert, est en manque de repères. C’est (était) aussi, pour beaucoup, l’occasion de connaitre la conception de la notion de laïcité en droit français.
Il convient donc d’étudier ce que cette solution peut nous apporter. Après avoir fait un constat sur le droit qui s’applique actuellement (de lege lata) concernant les libertés individuelles au travail (I) c’est sur sa concrétisation jurisprudentielle, au regard de cette récente décision, que nous devrons si possible nous prononcer (II).
Sans s’arrêter uniquement sur la question religieuse, les libertés individuelles englobent une multitude de droits plus ou moins reconnus au salarié et auxquels l’employeur ne saurait porter atteinte sans trouver de justification pertinente. Il peut s’agir, entre autres, de la liberté vestimentaire sur le lieu de travail [7], du droit au secret des correspondances [8] ou encore du droit d’expression [9] .
La loi encadre les restrictions qui peuvent être apportées (A) celle-ci étant corroborée parfois par la jurisprudence (B).
A. La loi, cadre légal de l’exercice et des restrictions aux libertés individuelles.
L’arrêt de l’Assemblée plénière regorge de sources légales et ce, à plusieurs niveaux.
En effet, sont invoqués successivement et dans les différents moyens du demandeur au pourvoi, la Convention Européennes de Sauvegarde des Droits de l’Hommes et des Libertés Fondamentales du 4 novembre 1950, la Convention de New-York relative à la protection de l’enfant du 20 novembre 1989, la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne des 7 et 9 décembre 2000 et bien évidemment, les sources internes dont le Code du travail.
On le voit par la diversité des textes existants et invoqués que, d’une part, le sujet revêt un caractère sérieux et d’autre part, que la législation, tant nationale que supranationale, est en quête d’une protection qui soit la plus efficace possible. En l’espèce, sont plus particulièrement visées les règles concernant la liberté de religion car il s’agissait de savoir si la salariée avait le droit d’en faire l’exercice sur son lieu de travail en la manifestant par le port de son voile.
Viennent à propos les articles 9 de la CEDH et 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne pour la liberté de religion ainsi que l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 qui proclame que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».
On connait la portée de ces textes grâce à la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour ce qui a trait à la valeur du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 [10], mais aussi en vertu de la Constitution elle-même, celle-ci conférant valeur supérieure aux traités internationaux et européens sur la loi nationale [11].
En dehors de ces constats, ce sont les articles du Code du travail qui nous intéressent car c’est là que se trouve la justification des restrictions à apporter aux libertés du salarié de manière général en droit du travail.
En effet, les articles L1121-1 et L1321-3 2° dudit code disposent que les libertés individuelles du salarié peuvent être restreintes à partir du moment où la mesure est justifiée par la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. Ce cheminement fut long puisque ce n’est qu’à partir des années 1980 que l’on a véritablement commencé à parler de l’exercice de libertés individuelles dans le monde du travail [12]. Conditions cumulatives au demeurant, une disposition du règlement intérieur ne saurait être trop générale et donc, manquer de précision lorsqu’il s’agit de contenir l’exercice des droits fondamentaux d’un salarié [13]. Protectrice dans son principe, elle démontre qu’aucune liberté individuelle n’est absolue. De surcroit, on ne peut mesurer son application qu’au cas par cas de sorte que certaines grandes questions de société demeurent parfois sans réponse.
Outre le fait que les libertés au travail soient protégées par des lois ou traités (par ailleurs, récemment adoptés ou signés), la jurisprudence avait quant à elle développé, en parallèle de ce cadre légal en germe, un concept qui, de loin ou de près, se confrontait à l’exercice des libertés individuelles du salarié.
B. Les entreprises de tendance (ou de conviction), marque de fabrique de la jurisprudence.
Bien que le juge n’est pas (plus [14]) le législateur en France, sa jurisprudence constitue parfois une source indéniable en droit, notamment lorsque la décision fait montre d’une certaine autorité acquise au terme de sa constance.
C’est ainsi que le demandeur au pourvoi essaie dans un premier temps de faire échec à une jurisprudence reprise par la cour d’appel en novembre 2013 et qui se réfère à une solution bien établie en droit du travail.
En effet, lorsque le juge a été confronté à la question de l’exercice des libertés individuelles sur le lieu de travail, il fut amené à se prononcer sur des affaires sans forcément pouvoir s’appuyer sur un fondement juridique adéquat.
Toutefois, sous peine d’un déni de justice [15], sanctionné par la loi, le préteur doit rendre une décision à un litige porté à sa connaissance. Dans ce contexte naquit la notion « d’entreprise de tendance » ou « de conviction », construction jurisprudentielle venant justifier le pouvoir règlementaire de l’employeur dans certaines situations a priori contestables. Le licenciement d’une institutrice d’un établissement privé d’enseignement catholique fut justifié en raison d’un remariage après son divorce [16]. Il en fut de même pour un sacristain travaillant dans la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet licencié pour son homosexualité [17].
En réalité, le juge a retenu que toutes ces entreprises avaient pour objectif de promouvoir une idéologie précise, de sorte que les convictions du salarié devenaient substantielles pour la poursuite de son contrat de travail. Ce qui est fort intéressant en ce domaine, c’est que le droit européen a pris en compte certaines exigences professionnelles et les a matérialisées dans une directive communautaire 78/2000/CE du 27 novembre 2000. On peut ainsi lire à l’article 4 que : « en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée » ou encore que « dans le cas des activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation ». Cette directive du droit européen fut transposée ensuite en France par la loi du 16 novembre 2001, mais surtout pour ce qui concerne la discrimination [18].
En revanche, il n’en a pas été de même pour les « exigences professionnelles » de certaines entreprises, ce qui laisse subsister un vide législatif en la matière.
Nous sommes donc en présence d’une clause de standstill (de gel) qui exige normalement que l’Etat la transpose et encadre légalement la disposition communautaire. Manifestement, le législateur français a pensé que la question était suffisamment régie par la jurisprudence mais n’a pas pour autant validé quoi que ce soit par l’intermédiaire d’une loi. Manque de diligence ou calcul de sa part, on ne peut que se perdre en conjecture.
Toujours est-il que la Cour Européenne des Droits de l’Homme admet tout de même une marge de manœuvre aux Etats membres en matière de restrictions apportées aux salariés concernant le port de signes religieux [19] ; argument que la défense s’est d’ailleurs empressée d’invoquer.
On peut donc apprécier par ce développement toute la contribution qu’apporte le juge dans la construction d’un système de protection des libertés et droit fondamentaux des individus [20] et combien celle-ci peut s’avérer importante, particulièrement au regard de ses conséquences, lorsqu’elle touche des domaines tels que le droit du travail.
En définitive, les libertés individuelles au travail sont consacrées par la loi, qui, en assurant leur protection, n’écarte pas définitivement toute justification objective aux atteintes qui peuvent leur être portées. Elles sont donc en ce sens toutes relatives.
Néanmoins, chaque cas étant par nature particulier, et au combien cela est avéré dans un domaine aussi vivant que le droit du travail ; les juges ont conceptualisé une issue de secours qu’ils peuvent emprunter lorsque le sujet touche à des questions sociétales délicates telles que les convictions philosophiques, religieuses ou politiques.
Tout ceci relevant par leur essence même de la sphère intime de chacun d’entre nous, l’employeur ne devrait pas être en mesure d’exercer son pouvoir règlementaire en la matière parce que celui-ci ne peut que concerner la vie professionnelle de ses employés et nécessite également une source de légitimité et partant de légalité, à travers la licéité d’une disposition du règlement intérieur. L’entreprise de conviction n’écarte pas ce qui vient d’être dit mais l’assouplit. Un employeur trouvera plus facilement grâce auprès des juges lorsque son entreprise s’est fixée pour objectif de promouvoir ou défendre une certaine éthique. C’est l’état du droit actuel mais quid de tout ceci après l’issue donnée par la Cour de cassation à l’affaire de la crèche Baby-Loup ?
Au regard du droit applicable, on ne peut que déplorer la solution apportée par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation car, s’il n’y a pas vraiment de hiérarchie entre les libertés individuelles que peuvent exercer les salariés, il y en a une qui bénéficie d’une attention toute particulière, la liberté de religion. Celle-ci, parce qu’elle innerve d’autres principes tels que la neutralité et la laïcité, fait débat aujourd’hui. Les faits de l’affaire de la crèche Baby-Loup ne sont donc pas sans résonance et suscitent même la polémique.
La Cour de cassation conforte, éclaire puis rejette une notion, l’entreprise de tendance (A) mais achoppe sur la question du libre exercice de la religion d’un salarié du secteur privé (B) à laquelle beaucoup de personnes, et en premier lieu, les professionnels du droit, auraient aimé obtenir des réponses. Le problème serait-il bien plus profond que ce simple constat ?
A. L’entreprise de tendance, un argument rejeté par la Haute juridiction.
Toute l’argumentation du demandeur au pourvoi aura été de démontrer, parmi les vingt-deux moyens avancés, que la crèche n’était pas une entreprise de tendance (ou de conviction) car elle n’exprime, selon ses statuts, « aucune adhésion à une doctrine philosophique ou religieuse » (moyens 1°, 2°, 4°).
En effet, on ne peut pas dire qu’une entreprise qui demande à ses salariés de rester neutre face au public qu’elle accueille (tant les enfants que les parents) et invoque la laïcité, instaure une quelconque « éthique » à défendre ou promouvoir ; d’autant que toute l’activité de la crèche était d’accompagner les enfants dans leur phase d’éveil, ce qui est d’ordre pédagogique, et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes, ce qui relève du domaine socio-professionnel. Le milieu dans lequel évoluait professionnellement Mme X ne pouvait donc en aucun cas interférer sur ses convictions d’ordre religieux et réciproquement. La confession de la salariée n’était donc pas substantielle pour son contrat de travail. On en revient ainsi à l’exercice du pouvoir règlementaire de l’employeur, qui ne saurait sanctionner ce qui relève de la vie privée et personnelle de ses salariés (en l’occurrence, les croyances religieuses). Et quand bien même cela serait réfuté par la Haute juridiction, il retient que l’entreprise de tendance est néanmoins soumis aux règles du Code du travail nécessitant une justification pour une éventuelle restriction à une liberté individuelle (moyen 10°).
Le règlement intérieur, en l’espèce, ne pouvait en aucun cas limiter la liberté de religion de ses salariés car cela n’est ni justifié ni proportionné (moyen 14°), la portée trop générale de ses dispositions applicables à l’ensemble des salariés de l’entreprise rend ses dernières illicites. Par ce truchement, l’avocate de Mme X parvenait également à enlever tout caractère fautif au comportement de la salariée qui refusa volontairement, on le rappelle, de retirer son voile. Effectivement, comment cela pouvait-il constituer une faute grave susceptible d’un licenciement disciplinaire à partir du moment où les stipulations règlementaires n’avait aucun effet juridique ? D’où provenait la source de la prérogative de l’employeur lui permettant de punir disciplinairement le comportement de l’une ses salariés qu’il juge pourtant fautif ? Il n’était pas si évident que la Cour de cassation aille dans le sens de ces assertions car la Cour Européenne des Droits de l’Homme a retenu, dans une affaire similaire, qu’une telle restriction, en matière de religion, pouvait se justifier de par le fait que les jeunes enfants sont plus facilement influençables que ceux plus âgés [21].
La même juridiction ne repousse pas l’idée que la laïcité en tant que telle, pouvait être considérée comme étant une conviction philosophique au même titre que la liberté religieuse [22]. Par conséquent, l’argumentation du demandeur aurait pu être rejetée.
Pourtant, la Haute juridiction juge que la motivation de la cour d’appel de renvoi était erronée et donne prééminence à la mission que poursuivait la crèche concernant les enfants et l’égalité d’insertion professionnelle. La neutralité et la laïcité étaient en quelque sorte les moyens de parvenir à cette fin mais ne suffisaient pas pour qualifier la crèche d’entreprise de conviction.
C’est donc sur la finalité de la mission de l’entreprise que se base la Cour de cassation pour qualifier celle-ci ou non d’entreprise de tendance. La laïcité n’étant pas une fin en soi selon les statuts de la crèche, elle n’était donc pas à même de constituer une éthique que celle-ci se donnait pour objectif de défendre. Voilà qui a le mérite au moins de mettre un terme au questionnement du Professeur Cyril Wolmark, spécialiste en droit du travail, qui pensait que la qualification de la crèche en entreprise de tendance, aurait pour effet de modifier la conception juridique de la notion de laïcité [23]. Si modification il doit y avoir, ce n’est pas dans ce cadre qu’elle aura lieu. Mais alors, dans lequel est-ce ?
B. L’exercice de la liberté de religion sur le lieu de travail, une décision d’espèce.
Cette décision s’attèle à deux domaines juridiques qui se regroupent en une problématique : la liberté de religion au travail (libertés et droits fondamentaux) à travers la licéité du règlement intérieur (pouvoirs règlementaire et disciplinaire de l’employeur).
La décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013 avait reconnu que le principe de laïcité, issu de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, ne s’applique qu’à la première personne morale de droit public, autrement dit l’Etat, et non pas à une entreprise de droit privé [24]. Dans la conception libérale de ce que sont les libertés et droits fondamentaux et comment ils doivent être exercés, il convient de s’imaginer deux dimensions parallèles que constituent l’Etat d’une part et la société civile d’autre part.
Le premier doit interférer le moins possible dans la seconde de sorte que tout ce qui s’applique à lui ne s’applique pas forcément à elle. La crèche relevant de la société civile, la laïcité et la neutralité, imposées à l’Etat via le service public, ne la concernent normalement pas. Ce sont d’ailleurs les moyens invoqués par le demandeur au pourvoi (moyens 5° et 6° tout particulièrement). Par conséquent, on ne peut pas imposer la neutralité et la laïcité à ses salariés au sein d’une personne morale de droit privé car cela nuit à l’exercice de leurs libertés individuelles à moins que cela soit justifié et proportionné au sens de la loi. Considéré tout d’abord comme bien trop général et imprécis [25], la Haute juridiction a cru bon de modifier cette approche, car manifestement séduite par l’argumentation de la juridiction d’appel.
En effet, elle souligne que les juges du fond ont bien constaté qu’au regard des conditions dans lesquelles la crèche employait ses salariés, les principes qui s’appliquent a priori à l’Etat pouvait s’introduire dans la sphère de droit privé par le biais des dispositions de type règlementaire, l’association étant « de dimension réduite » et « n’employant que dix-huit salariés » le règlement intérieur avait donc vocation à s’appliquer dans un périmètre limité. Hormis le fait que cette logique puisse être contestable (les juges considèrent que dix-huit salariés représentent une communauté restreinte mais d’après quel(s) critère(s) fondent-t-ils leur décision ?) elle n’a pas vocation à se poser en véritable principe puisqu’il est clairement souligné que la Cour d’appel de renvoi a pu déduire cela en appréciant « de manière concrète » les conditions de travail de la crèche. On peut même renchérir ce qui vient d’être avancé : l’indétermination de la base sur laquelle le nombre dix-huit fut arrêté, nous pousse à croire qu’il pourrait être différent dans un litige quelque peu similaire. Est-ce parce que les salariés sont amenés à être en contact avec des enfants et leurs parents ? Mais alors qu’entendre par enfant ? Quel est l’âge à retenir ? On ne peut donc pas s’y fier en toute sécurité.
A la lecture de cette décision, on reste mal à l’aise en raison du sujet dont il est question (l’exercice de la liberté religieuse) mais aussi et surtout à cause du vide législatif qui subsiste en la matière [26], conséquence de l’inertie du législateur. Les traités eux-mêmes nous le disent ; à considérer par exemple, et entre autres, l’alinéa 2 de l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Par l’attendu de la Cour de cassation, on peut comprendre en filigrane qu’il est temps qu’une « initiative légiférante » vienne répondre à une question qui est déjà d’ordre politique au regard de la conjoncture actuelle et sinon au moins d’ordre juridique, ne serait-ce que pour règlementer la pratique religieuse des salariés au sein des établissements de droit privé et par la même, se prononcer sur l’exercice des droits fondamentaux dans le monde du travail, le contour des limites actuelles n’étant plus satisfaisant.
Tout bien considéré, cet arrêt déçoit par l’issue qu’il donne à cette affaire qui a animé d’âpres débats. On attendait une décision favorable au salarié, elle est tout au contraire au profit du pouvoir disciplinaire de l’employeur. On espérait une décision de principe, elle ne demeure qu’un arrêt d’espèce. On voulait être éclairé sur le concept de laïcité au sein des entreprises de droit privé, on reste malheureusement dans le flou le plus total. Une chose toutefois peut être soulignée, l’amalgame entre l’exercice des libertés individuelles d’une salariée portant le voile dans l’exercice de son emploi et le poids de ce signe compris comme étant une pression communautaire dans le monde du travail. En outre, le principe de laïcité est fortement rapproché de celui de neutralité. Bien qu’il est inscrit de la sorte et en premier lieu dans le règlement intérieur de la crèche, ni les juges du fond, ni la Cour de cassation ne reviennent sur cette syntaxe, de peur peut-être d’en dénaturer les dispositions (art. 1134 du Code civil).
Ces deux notions restent imperturbablement liées. Par conséquent, on donne la primauté au versant négatif de la laïcité telle qu’elle trône déjà actuellement en France. Tirant son étymologie de la langue grecque « laikos » qui signifie « peuple », ce terme s’était progressivement appliqué aux membres des congrégations religieuses qui avaient vocation, pour certains (ceux n’ayant pas prononcé leurs vœux ou membres du clergé séculier), à vivre bien ancrés dans les réalités de la société et au milieu de tous. Ainsi, originairement, la laïcité n’est pas le fait de dissimuler sa confession mais de l’exercer en toute liberté dans le respect bien évidemment de toutes les autres croyances [27]. Aujourd’hui, avec la montée des nationalismes, le rejet des communautarismes et de toute forme d’intégrisme, la laïcité tend à se confondre avec le principe de neutralité qui au départ concerne avant toute chose les convictions politiques et/ou philosophiques. On exclut ainsi toute expression marquant un signe distinctif d’appartenance à une religion. Tout est fait acte de prosélytisme. Tout devient sectaire et conséquemment suspect.
Si la langue française est suffisamment châtiée pour employer deux notions différentes, cela n’est-il pas la marque d’une distinction qu’il nous faut opérer ? Que dire alors des libertés individuelles des salariés sur le lieu de travail, sacrifiées volontiers sur l’autel de la crise d’identité nationale au beau milieu d’une autre crise, économique cette fois-ci et dont nous peinons à nous sortir depuis plus de cinq années ? Beaucoup disent qu’il faut régler le problème par une loi [28], introduire les crèches dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF) [29]. D’autres encore que c’est la liberté d’association qui doit prévaloir (la crèche étant exploitée sous forme d’association régie par la loi du 1er juillet 1901) la décision allant par ailleurs, consciemment ou non, en ce sens [30].
La sénatrice Françoise LABORDE avait pourtant bien déposé une proposition de loi en 2011 visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures de droit privé en charge de la petite enfance. Au-delà de la forme et du fond du texte, c’est sur la procédure qu’il convient de discuter. Adoptée en première lecture au sein de la Chambre haute en janvier 2012, son dépôt eut lieu en juillet de la même année à l’Assemblée nationale. Depuis, vraisemblablement fondu dans la masse de textes qui lui sont soumis et ayant vocation à s’additionner à l’édifice que constitue déjà « l’inflation législative », plus aucune nouvelle de la proposition. En définitive, c’est le statu quo ante. Cette décision, pour le peu de progrès qu’elle apporte, restera néanmoins marquante pour le droit du travail et sera sans doute commentée dans le Rapport Annuel rendu par la Haute Cour chaque année, ce qui fera peut-être, espérons-le, sortir le législateur de son état léthargique dans lequel il se trouve. Cette affaire fera encore parler d’elle, dans les débats publics, sur les bancs de l’université et au sein des cours de justice [31]. Sera-t-elle toutefois comprise par tous ? De toute évidence, le débat qui s’y rattache demeure quant à lui complexe et pas seulement pour les professionnels du droit.
Sources :
« Droit du travail, droit vivant 2013/2014 » de Jean-Emmanuel Ray paru le 5 septembre 2013.
« Droit du travail » (manuel) de Gilles Auzero et Emmanuel Dockès aux éditions Dalloz paru le 18 septembre 2013.
« La laïcité - Problèmes d’hier, solutions d’aujourd’hui » de Michel Miaille paru aux éditions Dalloz le 5 février 2014.
« Droits fondamentaux et droit social » aux éditions Dalloz paru en décembre 2004 sous la direction d’Antoine Lyon-Caen et Pascal Lokiec.
« Libertés publiques : L3 M1 M2 » de Patrick Wachsmann 7e ed. Dalloz paru le 16 octobre 2013.
« Conservatisme impossible » de François Huguenin aux éditions Tempus paru en 2006.
www.legifrance.fr
Arrêt de la Cour de cassation – Ass. Pl. – 25 juin 2014.
Arrêt de la Cour de cassation – Chambre sociale – 19 mars 2013.
Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 novembre 2013 => http://www.eurel.info/IMG/pdf/ca-paris-27-novembre-2013.pdf
www.dalloz.fr
http://www.doctrinal.fr/
http://eur-lex.europa.eu/homepage.html?locale=fr
[1] Cour de cassation – 1ère Chambre civile 14 février 1866 (arrêt dit « des sabots »)
[2] Charles Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu, « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence » (1734)
[3] La HALDE a condamné la crèche pour discrimination en mars 2010, analyse confirmée par son service juridique le 2 novembre 2010 déclarant le licenciement illégal. Cette Autorité Administrative Indépendante (AAI) est aujourd’hui fondue avec le Défenseur des droits (cf. article 71-1 de la Constitution du 4 octobre 1958)
[4] Conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010
[5] Cour d’appel de Versailles, le 27 octobre 2011.
[6] Rapport de François FALLETTI, Procureur général près la Cour d’appel de Paris en date du 15 octobre 2013.
[7] Cour de cassation - Chambre sociale Bermuda 02-40.273 Arrêt n° 1507 du 28 mai 2003
[8] Cour de cassation - Chambre sociale Nikon 99-42.942 Arrêt n° 4164 du 2 octobre 2001, Chambre sociale, « déclassification » des correspondances privées du salarié pourvois n° 09-72449 et 09-72450, Première chambre civile Facebook Arrêt n°11-19.530 du 10 avril 2013
[9] Article L2281-3 du Code du travail
[10] Conseil constitutionnel, DC 16 juillet 1971, Liberté d’association
[11] Articles 55 et 88-1 et s. de la Constitution de la Ve République, Cour de Cassation, Chambre MIXTE, du 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre 73-13.556, Publié au bulletin, Conseil d’Etat, Assemblée, du 20 octobre 1989, Nicolo 108243, publié au recueil Lebon
[12] Conseil d’Etat ass, 1er février 1980, Ministre du travail c/ Société des peintures Corona, Rec p. 59
[13] Sur la question des droits fondamentaux en droit du travail, lire « Droits fondamentaux et droit social » aux éditions Dalloz paru en décembre 2004 sous la direction d’Antoine Lyon-Caen et Pascal Lokiec
[14] Articles 10 et 13 de la loi du 16 et 24 août 1790
[15] Article 4 du Code civil
[16] Cour de Cassation, Assemblée plénière, du 19 mai 1978, 76-41.211, Publié au bulletin
[17] Cour de Cassation, Chambre sociale, du 17 avril 1991, 90-42.636, Publié au bulletin
[18] Art. L1134-1 du Code du travail
[19] CEDH, 15 janv. 2013, n° 48/42010, Eweida
[20] Conformément à l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. »
[21] CEDH, 15 févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab
[22] CEDH, 15 févr. 2001, n° 42393/98, Dahlab
[23] Cyril Wolmark : « L’arrêt Baby-Loup peut changer notre conception de la laïcité » paru au journal La Croix le 28 novembre 2013
[24] Arrêt n° 536 du 19 mars 2013 (11-28.845) - Cour de cassation - Chambre sociale : « Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public »
[25] Arrêt n° 536 du 19 mars 2013 (11-28.845) - Cour de cassation - Chambre sociale : « ce dont il se déduisait que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail et que le licenciement, prononcé pour un motif discriminatoire, était nul »
[26] Il n’y a aucun texte législatif qui encadre les crèches alors qu’il en est autrement par exemple des écoles primaires, collèges et lycées (loi du 15 mars 2004 codifiant l’article L141-5-1 du Code de l’éducation + circulaire du 18 mai 2004 considérée comme étant proportionnée à l’objectif d’intérêt général poursuivi, qui est d’assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics par le Conseil d’Etat par un arrêt du 8 octobre 2014 Association Union Française pour la cohésion nationale)
[27] Pour davantage d’approfondissement, lire « La laïcité : Problèmes d’hier, solutions d’aujourd’hui » de Michel Miaille aux éditions Dalloz paru le 5 février 2014
[28] 84 % des Français se disaient favorables à une loi interdisant les signes religieux ou politiques dans les entreprises privées (sondage BVA) en octobre 2013 tandis que 87% soutiennent la crèche dans cette affaire
[29] Guylain Chevrier, membre de la mission laïcité du Haut Conseil à l’Intégration (2010-2013), formateur en travail social et chargé d’enseignement à l’université, docteur en histoire
[30] In Actualités Sociales Hebdomadaires, Robert LAFORE, Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux
[31] La salariée envisage de saisir le Cour Européenne des Droits de l’Homme tandis que cette dernière a rendu une décision le 1er juillet 2014 s’agissant de la loi française qui interdit le port du voile intégrale, reconnue comme étant légitime.
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Monsieur Matthieu Bertozzo,
Je tiens tout d ’abord à vous remercier pour le plaisir que vous avez procuré à nos yeux de lecteur par cette analyse profonde et rationnelle de l’arrêt Baby loop du mois de juillet dernier, qui comme vous le mentionniez dans votre article, a laissé les professionnels et les travailleurs du secteur privé sur leur faim.
Vous avez à juste titre évoqué la jurisprudence Marceaux du Conseil d’Etat de 2004 qui proscrivait déjà le port de signes religieux dans les services publics. Ceci, vous l’avez aussi rappelé, se justifiant par l’obligation de neutralité, même religieuse des agents publics conformément au statut général de la fonction publique.
Cependant, sans vouloir offenser quiconque, je pense que la décision de la cour de cassation s’inscrit dans une logique indéniable.
Tout a commencé en 2010 par l’adoption de la loi proscrivant le voile intégral dans les lieux publics. Ici, on pressentait déjà un élargissement de la jurisprudence Marceux qui ne saurait tarder à atteindre la sphère privée. Certains ont considéré qu’il s’agissait d’un complot contre la religion musulmane, cela dit, je n’entrerai pas dans ce sujet.
Ensuite comme vous l’avez dit, l’obligation de neutralité dans les services publics a tout son sens dans la sphère privée car le principe de laïcité garanti par notre constitution ne concerne pas que le secteur public. Le conseil d ’Etat avait d’ailleurs envoyé un signal d’alarme en décembre dernier dans une décision du 23 décembre 2013 lorsque dans son principal considérant, il rappelait que, si l’interdiction des signes religieux à l’école ne s’étend pas en principe aux parents venant accompagner leur enfants (le périscolaire), le directeur de l’établissement peut discrétionnairement étendre cette interdiction auxdits parents. On voit donc que progressivement, la laïcité déteint sur la sphère privée.
Enfin, et c’est peut être le point le plus important à souligner ici, tout ce panel de jurisprudence ne dénote pas une atteinte à la liberté d’opinion religieuse comme vous semblez le mentionnez, mais plutôt un encadrement de cette liberté. Car n’oublions pas qu’une liberté non encadrée devient liberticide et n’est oeuvre que de libertaires et non de libéraux. Ces jurisprudences, il faut le rappeler, ne constituent que l’interdiction des signes religieux OSTENTATOIRES tant dans les services publics, que dans la sphère privée et aussi dans les écoles, collèges et lycées. Le voile étant donc un signe ostentatoire, il faut conclure que la cour de cassation s’inscrit ici dans une simple cohérence avec la jurisprudence publique.
Je terminerai en rappelant que le principe de laïcité est une valeur chère à notre république et tout citoyen conscient et soucieux de la marche de notre république, doit donc s’y conformer, fut-ce au détriment de nos propres valeurs. C’est aussi cela le contrat social.
Cordialement
Je tien a vous féliciter aussi par ce beau texte bien écris et tres bien expliqué cette grande affaires qui est l’affaire babyloup et montrer que cette laicité est tres important pour la france et sa démocratie