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L’irresponsabilité de l’administrateur de forum. Par Laurent Feldman, Avocat.
Parution : mardi 28 avril 2015
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L’administrateur d’un forum de discussion sur Internet est, en droit français, actuellement tenu à des obligations insuffisantes ou parfois même inexistantes, confondant administration et hébergement technique. Pourtant, un forum est un support on ne peut plus accessible au public, et notamment au consommateur.

« Celui qui me filoute ma bonne renommée me dérobe ce qui ne l’enrichit pas et me fait pauvre vraiment  » (Shakespeare, Othello, acte 3, scène 3).

Selon M. Onfray, « Ces belles âmes refusent qu’on effectue le signalement d’un pédophile sous prétexte qu’il s’agirait de délation, mais communient dans la religion d’Internet qui ne vit que de délation ressentimenteuse et non citoyenne : l’anonymat fait la loi sur la toile, ce qui permet de dénoncer ce qui n’a pas eu lieu, de calomnier, de salir, de diffamer, de dénigrer sous pseudonyme ».

L’administrateur d’un forum de discussion sur Internet est, en droit français, actuellement tenu à des obligations insuffisantes ou parfois même inexistantes, confondant administration et hébergement technique. Pourtant, un forum est un support on ne peut plus accessible au public, et notamment au consommateur.

A titre d’exemple (parmi tant d’autres), un des forums de discussions administré par une association de consommateurs a dédié en 2013 un seul sujet relatif à une société de vente à distance de chaussures qui a reçu 114 848 consultations et 250 messages à ce jour. De plus, les termes « arnaque », « fraude », « escroquerie », entre autres, y sont récurrents.
Actuellement, en droit français, il n’y a aucun outil permettant d’arrêter une discussion sur Internet.
De plus, aucunes sanctions des administrateurs de forums ne sont prévues, alors même que ces administrateurs, dans l’exemple ci-dessus, orchestrent des opérations de délation exécutées par des vrais ou faux consommateurs qui visent d’innombrables sociétés de vente à distance. Ces opérations de délation reposent sur le principe des milices où, le consommateur, personne privée, est chargé de remplacer la police, personne publique, en dénonçant les sociétés « délinquantes » qui ont réellement ou fictivement dépassé les délais de livraison ou débité illégalement des comptes bancaires.

Ainsi, devant son écran d’ordinateur, le vrai consommateur ou le concurrent peut aisément et gratuitement user de propos virulents à l’égard d’une société de vente à distance sans être vu et sans que l’orchestrateur de cette opération de délation, l’administrateur d’un forum de discussion, ne soit puni par le droit français.
En droit français, l’administrateur d’un forum de discussion est actuellement tenu à des obligations insuffisantes ou inexistantes, en raison de la responsabilité en cascade prévue par la loi du 29 juillet 1982 (I) et de la qualification unique d’hébergeur selon la LCEN (II).

I – La loi du 29 juillet 1982 : un système de responsabilité en cascade déresponsabilisant l’administrateur d’un forum

L’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle a, sur le modèle de la responsabilité « en cascade » de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, institué un régime dérogatoire de responsabilité pénale en matière audiovisuelle attribuant cette responsabilité au directeur de la publication (lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public) ou, à défaut, à l’auteur du message incriminé, ou à défaut, au producteur.

Or, cette loi de 1982, trop ancienne, n’a pas pu prévenir le risque relatif aux messages dénigrants et diffamants postés sur Internet sous pseudonyme, notamment sur les forums de discussions. En effet, ce risque est parfois créé par les créateurs-administrateurs de ces forums qui organisent des opérations de délation des sociétés de vente à distance, et les auteurs des messages litigieux, s’ils ne sont pas les administrateurs eux-mêmes, ne seraient que des victimes du forum qui suivent ces opérations de dénonciation de ce qui a ou n’a pas eu lieu.

La loi HADOPI du 12 juin 2009 a ajouté un dernier alinéa à l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, en vertu duquel, « lorsque l’infraction résulte du contenu d’un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message ».
Ce nouvel alinéa instaure un régime allégé de responsabilité du directeur de la publication, sans suppression de la notion de producteur visée à l’alinéa 2 de l’article 93-3. Mais cet article ne comporte pas de régime allégé applicable au producteur. Toutefois, la Cour de cassation a résorbé cette carence, alignant ainsi le régime du directeur de publication sur celui du producteur [1].

Au lieu de restreindre, à la manière du Conseil constitutionnel [2], la responsabilité pénale du producteur qui met à la disposition du public des messages adressés par des internautes au seul cas où ce producteur avait connaissance du message avant sa mise en ligne, la chambre criminelle de la Cour de cassation a élargi la responsabilité pénale du producteur créateur de forum de discussion au cas où ce dernier n’a pas eu connaissance du message avant sa publication, ce qui concerne tous les cas [3].

En effet, la Cour de cassation a censuré au visa de cet article 93-3 un arrêt qui avait condamné du chef de diffamation publique le créateur d’un forum de discussion, en sa qualité de producteur, à la suite de la publication de messages émanant d’internautes, alors qu’ « il n’était pas établi qu’il en avait eu connaissance avant leur mise en ligne, ou qu’il s’était abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment où il en avait eu connaissance » [4].

Ainsi, la Cour de cassation, contrairement au Conseil constitutionnel, s’est éloignée de l’approche classique du droit de la presse retenant la responsabilité des seules personnes qui peuvent connaître, avant sa diffusion, le contenu du message incriminé. La transposition de cette approche classique dans le cas des forums de discussions aurait été inadaptée et incongrue, le principe même d’un forum de discussion ne permettant pas à son administrateur de contrôler un message avant qu’il soit posté à la différence d’un directeur de journal, ou d’une station de radio.
Or, cette responsabilité de l’administrateur du forum en tant que directeur de publication, uniquement retenue en cas de modération a priori, et donc impossible à retenir, est la première responsabilité à rechercher selon le régime de responsabilité en cascade prévu par la loi du 29 juillet 1982, et la responsabilité en tant que producteur est la dernière à rechercher après celle de l’auteur des messages.
Cette responsabilité en cascade, inadaptée à la responsabilité de l’administrateur de forum, devrait donc être inversée afin que le producteur, seul responsable en cas de modération a posteriori du forum, soit le premier responsable avant l’auteur des messages qui ne fait que suivre une opération de délation orchestrée par l’administrateur.

II - La qualification d’hébergeur selon la LCEN : une qualification déresponsabilisant l’administrateur de forum

L’administrateur de forum a la qualité d’hébergeur au sens de la LCEN, puisqu’il « met à la disposition du public, par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services » [5]. Ainsi, l’administrateur-hébergeur d’un forum bénéficie d’un régime de responsabilité limitée excluant une responsabilité du fait des messages postés par les internautes.
Pourtant, cette notion d’hébergeur renvoie à la seule activité de stockage, ce qui ne saurait être le cas de l’administrateur d’un forum, celui-ci ayant obligatoirement tous les pouvoirs de modération a posteriori des messages postés. Donc l’administrateur de forum exerce à la fois une activité de stockage et de modération.
Malgré ce constat pragmatique et dépourvu de transcendance, la jurisprudence française n’est pas allée dans ce sens, en raison de la présence unique de textes législatifs inadaptés au cas d’espèce.

En effet, dans un arrêt récent, le TGI a rejeté la qualification d’éditeur à l’administrateur de forum en retenant que le fait que l’association concernée « organise le forum en thèmes de discussion dont l’immobilier, ne signifie pas que celle-ci organise le contenu ou contrôle le contenu des messages postés » [6].

Or, si un administrateur organise un forum, alors il a inévitablement les pouvoirs d’organiser et de contrôler le contenu des messages postés, ces pouvoirs étant consubstantiels à la fonction d’administrateur de forum et insusceptibles d‘être délégués.
Le TGI poursuit en ne respectant pas la lettre de l’article 6,I,2° de la LCEN qui prévoit une responsabilité de l’hébergeur en cas de contrôle a priori et même a posteriori des messages postés, en estimant qu’ « aucun élément ne permet de dire que l’association ne peut bénéficier du statut d’hébergeur d’autant qu’elle ne régule le site que sur signalement […], et aucun contrôle du contenu des messages postés par les internautes n’est fait a priori par l’association ».
Ainsi, le TGI retient la qualification d’hébergeur concernant l’administrateur de forum en raison du fait qu’il n’exerce aucun contrôle a priori des messages. Cette solution, qui n’est pas fausse, ne prend pas en compte le fait que l’administrateur de forum exerce un contrôle a posteriori des messages et cumulerait ainsi les qualifications d’hébergeur et d’éditeur.

Dans un autre arrêt, une Cour d’appel a estimé que « la responsabilité de l’association […] ne peut la viser qu’en qualité d’hébergeur et non d’éditeur, dès lors que l’objet même du site est de mettre en ligne, sans opérer de tri et donc en restant neutre dans leur stockage, les messages des internautes » [7].
Cette solution manque de clarté, et évoque l’opération de « tri » au lieu d’évoquer l’opération de « modification » des contenus, cette opération étant consubstantielle à la qualité d’administrateur de forum et d’éditeur de contenus.
De plus, le fait qu’une association administrant un forum « reste neutre dans le stockage des messages des internautes » est une notion floue. Il ne fait pas de doute que l’association ne serait pas neutre dans le stockage des messages dès lors qu’elle use de ses pouvoirs de modération des messages dans le but d’éviter des poursuites judiciaires de la part des sociétés dénigrées ou diffamées.

La Cour d’appel poursuit dans l’exonération de l’administrateur du forum en estimant que ce dernier n’est pas responsable puisque l’appelant ne prouve pas que, compte tenu des milliers de messages reçus d’internautes, l’administrateur-hébergeur a pu avoir connaissance des messages litigieux avant qu’ils lui soient notifiés. La Cour poursuit en estimant qu’ « il était pour le moins difficile pour l’intimée […] de déterminer les messages pouvant être qualifiés d’illicites ».
Cette solution exige, pour retenir la responsabilité de l’administrateur, que ce dernier puisse déterminer aisément les messages pouvant être qualifiés d’illicites, ce qui nécessite que les internautes postent peu de messages, car dans ce cas l’analyse des messages sera « facile ».

Or, cette irresponsabilité de principe de l’administrateur de forum avant notification des messages litigieux est problématique, puisqu’il se peut que des messages postés sur des forums subsistent pendant plusieurs années sans que la société dénigrée ou diffamée n’en ait connaissance, soit qu’elle n’a pas employé des chercheurs de messages litigieux, soit que Google n’aurait pas suffisamment référencé lesdits messages (à condition qu’il y ait une présomption d’utilisation de Google par tout internaute).

Enfin, lorsqu’il s’agit d’invoquer la responsabilité civile d’un administrateur de forum selon l’article 1382 du Code civil sur le fondement du dénigrement prétendument subi par des sociétés de vente à distance, la jurisprudence se borne à rejeter les demandes en invoquant hâtivement la liberté d’expression du « consommateur » (l’internaute, anonyme sur Internet, bénéficierait donc d’une présomption de qualité de consommateur, bien qu’il se pourrait qu’il dénigre pour le compte d’une société concurrente), et ce sur le modèle des causes d’irresponsabilité pénale de l’auteur potentiel de propos diffamatoires, parmi lesquelles figurent le débat d’intérêt général suscité par les propos incriminés [8].
Ainsi, la jurisprudence française déresponsabilise totalement l’administrateur omnipotent de forum de discussion organisant des opérations de délation des sociétés de vente à distance.

Telle n’est pas le cas d’autres pays de l’Union Européenne où existe une véritable présomption de responsabilité existant du seul fait de la diffusion exponentielle de toute publication sur internet.
Sera considéré comme responsable même après avoir usé de son pouvoir de modération, l’administrateur de forum lorsque des internautes abusent de leur liberté d’expression.

Maître Laurent FELDMAN

[1Cass. crim., 31 janv. 2012, n° 11-80.010

[2DC n°2011-164 du 16 septembre 2011

[3Cass. crim., 31 janv. 2012, n° 11-80.010

[4Cass. crim., 31 janv. 2012, n° 11-80.010

[5LCEN, art. 6.I.2

[6TGI Paris 22 nov.2012, n°10/17057

[7Paris, 28 janvier 2015, n°13/13818

[8Cass. 1ère civ, 11 mars 2014, n° 13-11706

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