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Jugement homophobe du Conseil de Prud’hommes de Paris : le cheminement d’une motivation. Par Patrick Le Rolland.
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Parution : mercredi 13 avril 2016
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Tout le monde tombe à bras raccourcis sur le Conseil de Prud’hommes de Paris ! Il n’est pas inintéressant d’essayer d’analyser comment un Conseil de Prud’hommes peut arriver à une motivation critiquée et critiquable le taxant d’homophobie.
Un jeune coiffeur s’est vu notifier la rupture de son contrat de travail en période d’essai. Celle-ci est en effet libre et dénuée de formalisme (L.1231.1 du Code du travail). D’aucuns en ont rêvé récemment, même au-delà de la période d’essai !
Mais bien sûr, si l’employeur n’est pas tenu d’alléguer les raisons qui le conduisent à mettre fin à la période d’essai, il ne peut la rompre pour un motif illégal ou contraire à l’ordre public. Or, dans cette affaire, le salarié a fait valoir un SMS dont il a été destinataire par erreur dans lequel sa manager s’exprime ainsi : « Je ne le sens pas, je ne le garde pas, c’est un sale PD, ils ne font que des tours de pute ». À lire entre les lignes, le sale tour serait une absence d’une journée quoique médicalement justifiée. Malade en période d’essai, ce n’est jamais très bon !
L’affaire arrive ainsi devant le Conseil de Prud’hommes de Paris. Où a été logiquement plaidée la nullité de la décision de l’employeur puisque intervenant sur des motifs discriminatoires (L.1132.1 du Code du travail). Nullité, lorsqu’elle est reconnue, qui entraine des conséquences juridiques allant bien au-delà de la sanction d’une (simple) rupture abusive ou licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou encore licenciement irrégulier (L.1235-3, L.1235.5 du Code du travail).
En cas de nullité, l’acte juridique qu’a été le licenciement n’a plus d’existence ni d’effets. Le salarié est en droit de réintégrer l’entreprise aux conditions antérieures. Et d’obtenir réparation du préjudice qu’il a subi au cours de la période qui s’est écoulée entre son licenciement et sa réintégration dans la limite du montant des salaires dont il a été privé (Cass. soc, 3 juill. 2003, n° 01-44.717). Au bas mot, un an de salaire puisque la rupture de la période d’essai a été notifiée le 8 octobre 2014 et que l’affaire a été jugée à l’audience du 16 décembre 2015. Ceci pour un petit mois de présence. La sanction serait dissuasive. 27 000 € ont été demandés à ce titre, somme associant des dommages et intérêts pour la rupture (12 000 €) et la réparation d’un préjudice moral (15 000 €).
La nullité d’un licenciement est la hantise du patronat. Lors du délibéré, les deux conseillers du collège des employeurs, soucieux des intérêts de leurs pairs, au moins autant que les salariés le sont de ceux de leurs mandants, auront donc fait barrage à un jugement constatant cette nullité de la rupture et donc la discrimination, l’une allant nécessairement avec l’autre.
En face, les deux conseillers du collège des salariés ont en général moins d’états d’âme. Encore qu’ils ne soient pas forcément indifférents aux conséquences sur la survie financière de l’entreprise en cas de condamnation. Ici, ce n’est en effet pas forcément une politique des ressources humaines de l’entreprise qui est appelée à être sanctionnée mais la faute individuelle d’une manager. Elle-même peut être salariée et donc potentiellement passible d’un licenciement pour faute grave en raison des conséquences financières pour l’entreprise et du trouble que cela provoque.
Si lors du délibéré les vues restent diamétralement opposées et les conflits de logiques trop inconciliables, l’affaire sera refilée au juge départiteur, magistrat professionnel. Lequel se débrouillera comme il peut et tranchera comme il veut. C’est souvent une solution de facilité pour les patates chaudes.
Mais si les quatre conseillers prud’hommes entendent dégager eux-mêmes une solution juridique (à la majorité de trois au moins) comme leur mission naturelle le leur commande, il leur faut bien se concerter et négocier. Au risque d’aboutir, comme c’est le cas ici, à une décision brinquebalante. Donnant, donnant. C’est la partie plus obscure du fonctionnement de la justice prud’homale puisque nul ne doit jamais savoir, ni chercher à savoir, ce qui se dit lors du délibéré. Mais c’est l’essence même de son fonctionnement, avec son petit air de lutte des classes.
Dans le jugement dont la motivation emballe les médias, on lit que les juges se sont contentés d’accorder au salarié des dommages et intérêts pour préjudice moral. Réparation d’un montant toutefois assez significatif (équivalente ici à 3 ou 4 mois de salaire) si on la compare aux pratiques habituelles des Conseils de Prud’hommes, assez pingres sur le montants alloués aux salariés de très faible ancienneté. Cette décision collégiale ne saurait s’expliquer autrement que par le fait que les conseillers (employeurs comme salariés) ne pouvaient faire totalement l’impasse sur le contenu du SMS. Lequel, à défaut de les amener sur une nullité de la rupture du contrat de travail a quand même caractérisé à leurs yeux un préjudice… moral.
Il restait ensuite à motiver le jugement de manière aussi politiquement correcte que possible. Raté !
On imagine les 4 conseillers rédiger et motiver collectivement. Rien de plus faux ! Lors du délibéré, les conseillers ne s’attachent qu’à s’accorder collectivement sur le sort des demandes qui leur ont été présentées à la barre et de chiffrer les éventuelles indemnités. Reste ensuite à mettre tout ça sur le papier avec la motivation qui va bien. A Paris, l’usage est que le président de l’audience s’y colle seul. Dans la pratique la plus courante, ses écrits ne feront même pas l’objet d’une relecture par les autres conseillers. Et le greffier (ou la greffière) qui signe le jugement se sera contenté de vérifier que les décisions (le dispositif du jugement) sont bien conformes dans leur libellé et leur montant à ce qui a été validé pendant le délibéré et prononcé en audience publique.
Quel président d’audience ne s’est jamais ainsi trouvé devant sa feuille blanche à devoir motiver une décision pour laquelle il se rend compte au fur et à mesure de ses écrits qu’il a été accordé ce qu’il ne fallait pas et qu’il a été refusé ce qu’il aurait fallu accorder ?
Au sein du Conseil de Prud’hommes de Paris, les bureaux de jugement ont en outre la fâcheuse habitude de prononcer les décisions publiquement dès l’issue du délibéré mené immédiatement après les plaidoiries. Le rédacteur du jugement ne dispose plus ensuite d’aucune boucle de rattrapage en rappelant ses assesseurs en délibéré, même s’il s’aperçoit que la décision ne rentre pas trop dans les cases des règles juridiques qui s’imposent. Ni même parfois de la seule bienséance. A partir de là, il motive au forcing pour donner une apparence juridique à tout ça, au risque de déraper.
Et c’est ainsi que pour justifier ce qui était difficile à justifier le président d’audience rédacteur (un employeur lors de cette audience) a couché sur le papier cet attendu :
« Le terme employé par la manager ne peut être retenu comme propos homophobe, car il est reconnu que les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles notamment dans les salons de coiffure féminins, sans que cela ne pose de problèmes » (sic).
C’est écrit. Advienne que pourra ! A charge pour la cour d’appel d’y remettre du droit plus pur.
A ménager la chèvre et le chou, ce qui est par nature le propre du fonctionnement des Conseils de Prud’hommes, on arrive à ce genre de chose.
Et puis à décharge (?), avant le rédacteur c’est un avocat – celui du salon de coiffure – qui a avancé ces arguments (cités dans le jugement en tant que moyens de fait et de droit de la partie défenderesse) :
« Le terme utilisé n’est qu’un simple abus de langage entré dans le langage courant et n’a aucun sens péjoratif ou homophobe dans l’esprit de la manager. Il convient de replacer cette affaire dans son contexte car la société évolue dans le secteur de la coiffure, secteur dans lequel la communauté homosexuelle est très représentée. La société est amenée à employer des salariés aux orientations sexuelles divers et variées sans que cela pose la moindre difficulté aux managers ou aux autres employés ».
Personne ne lui tombe dessus, lui ?
Patrick Le Rolland Militant syndical, ancien conseiller prud’homme, contributeur au site www.lelicenciement.fr Auteur d'ouvrages de vulgarisation sur la procédure prud'homale.Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion, plus d'infos dans nos mentions légales ( https://www.village-justice.com/articles/Mentions-legales,16300.html#droits ).
Bonjour,
Très bonne analyse pratique de ce jugement.
La ministre du travail a commenté de manière scandaleuse ce jugement.
On aurait aimé entendre le son de sa voix lorsque des salariés - GOODYEAR- PFEIFFER inspectrice du travail - ont été condamnés injustement par des tribunaux correctionnels.
Michel Desrues, défenseur syndical CGT-35
non, "le juge départiteur ne tranchera pas comme il veut" , juge du siège professionnel, magistrat du TI dans le ressort duquel est situé le CPH, il tranchera le litige conformément aux règles de droit (art 12 al 1 et 2 du CPC : "Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables.
Il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée." ;
Le jugement pourra être déféré, par la voie de l’appel, devant la chambre social de la CA du ressort et l’arrêt soumis au contrôle de la légalité par la voie du pourvoi en cassation devant la chambre social de la Cour de cassation .....
dans un état de droit, les magistrats non professionnels (que sont les conseillers prud’homaux) et professionnels ne font pas ce qu’ils veulent !!!
bien à vous
Ne prenez pas mal mon bout de phrase sur le juge départiteur qui, lorsqu’une affaire vient devant lui, décide comme il veut selon mes propos. Si ma formulation vous offense, prenez-le plutôt comme étant l’affirmation que le juge tranche seul. Avec les faits, le droit, son analyse, son appréciation souveraine et tout et tout. Comme les Conseillers Prud’hommes en fait. Mais seul. Certes, il en censé délibérer avec les Conseillers Prud’hommes (s’ils viennent siéger à l’audience de départage, ce qui n’est pas systématiquement le cas) mais imaginer que le juge départiteur puisse se trouver en minorité avec 3 conseillers sur 4 n’étant que pure hypothèse d’école, c’est bien lui qui a le dernier mot en première instance. Et c’est donc bien lui qui fait seul pencher la balance lorsque les conseillers n’ont pas réussi à dégager une solution. Situation hors sujet ici (mais c’est de ma faute) puisque les 4 conseillers prud’hommes ont dégagé une solution majoritaire (ou unanime mais ça on ne le sait jamais) dans l’affaire à propos de la motivation sur laquelle nous échangeons.
oui ok , dans le sens ou le juge départiteur tranche seul mais votre expression était un petit peu confuse ......or, les juristes aiment la précision.....ce qui est parfois un défaut.....
attendons l’arrêt de la chambre sociale de la CA Paris si appel de la sentence prud’homale a été frappée d’appel par l’une des parties en litige ou du parquet s’agissant d’une question d’ordre public ;
bien à vous
Votre article, d’une grande objectivité, est particulièrement riche d’enseignement concernant le mode de fonctionnement des conseils de prud’hommes : décider d’abord et motiver ensuite. Et, plus précisément en la circonstance, décider collégialement puis motiver tout seul. Ce n’est donc pas, comme on pourrait le croire à la lecture d’un jugement, le dispositif qui découle des motifs, mais exactement l’inverse.
C’est évidemment peu cohérent sur le plan intellectuel et totalement inacceptable sur le plan juridique. Mais du moins faut-il reconnaître la complexité de la tâche du rédacteur du jugement et louer, le cas échéant, son effort de lui donner une apparence de motivation plus substantielle que le traditionnel « attendu que le Conseil estime que … » qui annonce que, "par ces motifs, le Conseil décide que ... (la même chose)"
On comprend alors, par votre description du mécanisme, comment a pu naître ce jugement clairement homophobe dans sa rédaction sous la plume d’un président qui ne l’est pas forcément lui-même mais qui s’est trouvé contraint, puisque telle était la décision préalablement arrêtée, de justifier le caractère non discriminatoire d’une rupture manifestement discriminatoire.
Car le SMS managérial litigieux est édifiant : le garçon-coiffeur est un PD (et même un sale PD), or les PD jouent des tours de putes, donc je ne le garde pas. Bref, la patronne n’aime pas les homosexuels (les termes choisis pour l’exprimer ne font qu’ajouter l’injure à l’homophobie) … outre qu’elle est imprudente dans l’envoi de ses SMS.
Dès lors, l’attendu critiquable (c’est le moins qu’on puisse dire) du jugement s’avère en outre particulièrement incohérent. Car, s’il arrive que des salons de coiffure emploient des homosexuels et si, en effet, cela ne pose pas de problème (et n’a pas lieu d’en poser), il se trouve que, dans le cas d’espèce soumis au CPH de Paris, cela a posé un problème à l’employeur. C’est précisément cela, la discrimination.
Et le fait de recopier, plus ou moins adroitement, les conclusions de l’avocat de l’une des parties, chargé de défendre les intérêts de son client plus que de proclamer des vérités éternelles, ne saurait être, pour le juge impartial, une circonstance atténuante …
Benoît Van de Moortel
Juriste
Le 21 février 2018, la Cour d’appel de Paris a réformé ce jugement du Conseil de Prud’hommes en relevant bel et bien une cause de nullité pour le terme mis à cette période d’essai dans ces circonstances.