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La réparation du trouble de jouissance : attention aux mirages ! Par Bernard Rineau et Amélie Lefebvre, Avocats.
Parution : mercredi 14 septembre 2016
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La réparation intégrale du préjudice constitue l’un des piliers du droit de la responsabilité civile. En principe, le responsable d’un dommage doit réparer tout le préjudice - et rien que le préjudice - causé à la victime. Ce principe de réparation intégrale « oblige à placer celui qui a subi [un dommage] dans la situation où il se serait trouvé si le comportement dommageable n’avait pas eu lieu » [1].

Rappelé constamment par la jurisprudence, le principe de la réparation intégrale l’a conduite à prendre en compte pour une indemnisation globale, non seulement les préjudices matériels mais également des préjudices consécutifs, à savoir les dommages immatériels, dont la constatation et l’évaluation sont plus délicates : c’est le cas d’un trouble de jouissance.

L’expression « trouble de jouissance », non strictement définie par les textes, désigne couramment l’impossibilité d’utiliser un bien, les pertes de loyers ou les pertes d’exploitation pouvant en résulter, ou la dépréciation d’un bien consécutive aux réparations d’un dommage [2].
Le champ d’application du préjudice consécutif dit de jouissance est large puisque apparemment tous les types de biens sont à considérer et donc des domaines du droit très variés : droit des biens, droit des sociétés, droit de l’environnement, droit administratif, etc…

En matière de droit de la construction, du point de vue du maître de l’ouvrage, le trouble de jouissance objet d’une demande de réparation sous forme de dommages et intérêts, semble, à première vue, constituer une manne du plaideur : c’est là un fondement idéal pour parachever la réparation - intégrale… - du dommage causé par des désordres affectant les travaux confiés à une entreprise.

Et pourtant… rien n’est moins sûr !

Comme toujours, la redoutable « appréciation souveraine des juges du fond », que ce soit dans l’appréciation de l’existence même du préjudice ou dans son évaluation, entre en jeu.
Les juges du fond sont effectivement titulaires d’un pouvoir souverain d’appréciation « pour déterminer les modalités de la réparation du dommage causé par des malfaçons et pour en fixer ses limites » (Civ. 3, 31 mars 1971, n°69-14387).

L’appréciation du trouble de jouissance est donc soumise à un aléa judiciaire important : l’analyse de la jurisprudence permet tout au plus d’en cerner les contours.

I- Les critères retenus pour l’évaluation financière du trouble de jouissance.

L’évaluation du trouble de jouissance prend essentiellement en compte l’importance des désordres et la valeur vénale ou locative du bien. Le juge distingue selon qu’il s’agit d’un simple trouble ou d’une véritable privation de jouissance : le montant de dommages-intérêts octroyés sera impacté par cette décision.
Néanmoins, il s’agit toujours, nécessairement, d’une évaluation approximative du préjudice subi.

Critères principaux :

Exemple :

Dans le cas d’une inhabitabilité totale de trente jours pour une famille de quatre personnes, quelle somme accorder au titre du préjudice de jouissance du fait du déménagement des meubles et du relogement de la famille, imposés par la démolition des plafonds et la réfection des plâtreries, cloisons et plafonds, le logement étant devenu inhabitable ? (CA Nancy, 24 février 2014, n°533/2014)

Les juges ont retenu un coût journalier de 50,65 euros par jour et par personne, avec un total de 12.156 euros (soit 50,65 € x 60 [3] x 4 (personnes)).

II- La variété des indemnités accordées.

A priori, il n’existe aucun critère précis qui permette au juge d’évaluer le trouble de jouissance. Les juges du fond apprécient globalement l’indemnisation dudit trouble et, le plus souvent, indiquent que « le préjudice de jouissance subi doit être fixé à la somme de… », sans autre précision (CA Montpellier, 11 décembre 2014, n°11/05109).

Souvent, l’indemnité accordée englobe différentes sortes de préjudices. Ainsi, les juges allouent une certaine somme de dommages-intérêts, « tous autres chefs de préjudice confondus » (CA Limoges, 9 avril 2015, RG n°13/01496).
En matière de construction, les juges du fond peuvent octroyer une indemnité pour perte de jouissance fixée de manière forfaitaire (CA Lyon, 17 janvier 2012, RG n°06/06704).

Le but de l’indemnisation forfaitaire, à peine caché, tend essentiellement à limiter l’indemnité accordée, pour éviter que celle-ci soit anormalement élevée ou insuffisamment précise.
A l’inverse, parfois, le trouble de jouissance peut faire l’objet d’une évaluation plus précise et être quantifié. Les arrêts rendus par les cours d’appel retiennent la durée du trouble comme critère principal.

A titre d’exemples, en matière de droit de la construction, quelques arrêts peuvent être cités pour illustrer la hauteur variable de l’indemnité accordée :

En conclusion, si de prime abord le trouble de jouissance parait permettre d’augmenter facilement la réparation financière accordée à la victime d’un désordre de construction, la réalité est plus nuancée : le préjudice de jouissance invoqué doit être suffisamment démontré tant dans son principe que dans son étendue pour être correctement indemnisé.

Le recours à l’expertise judiciaire peut permettre de faciliter cette démonstration afin d’emporter la conviction des juges saisis ; à défaut, le plaideur s’expose à ce que la réparation de son préjudice au titre du trouble de jouissance soit réduite à une peau de chagrin, notamment par la pratique de l’indemnisation globale et forfaitaire.

[Bernard RINEAU->http://www.rineauassocies.com/index.php?option=com_content&view=article&id=39] Avocat Associé [Amélie LEFEBVRE->http://www.rineauassocies.com/index.php?option=com_content&view=article&id=40] Avocat RINEAU & Associés http://www.rineauassocies.com

[1P.CASSON, Dommages et Intérêts, Répertoire de droit civil, octobre 2015, n°15s.

[2Préjudices immatériels, Dommages, Etudes - Dictionnaire permanent Assurances, Dalloz, n°56s.

[32x30 jours.

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