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L’entreprise face à la procédure judiciaire : l’exemple de la gestion d’une enquête par la SNCF après l’accident de Brétigny-sur-Orge. Par Jean-Baptiste Bousquet, Juriste.
Parution : lundi 28 novembre 2016
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L’organisation de la défense des intérêts de l’entreprise, pendant les phases d’enquête préliminaire et d’instruction, n’obéit à aucun modèle standardisé.
L’accident de train de Brétigny-sur-Orge de 2013 permet de tirer de précieux enseignements sur la stratégie judiciaire de la SNCF et constitue presque un mode d’emploi à l’usage des juristes d’entreprises faisant face à une enquête judiciaire, que l’on peut analyser dans une perspective stratégique en s’appuyant notamment sur un texte classique de la stratégie militaire chinoise.

En ce qui concerne le contexte factuel et procédural de cette enquête, on rappellera qu’un train a déraillé en gare de Brétigny-sur-Orge, le 12 juillet 2013, entrainant la mort de sept personnes et plusieurs dizaines de blessés.
Une enquête de flagrance est aussitôt ouverte, suivie d’une enquête préliminaire à laquelle succède, le 24 juillet 2013, l’ouverture d’une information judiciaire des chefs d’« homicides involontaires » et de « blessures involontaires ». Les 16 et 18 septembre 2014 la SNCF, puis RFF sont mises en examen en qualité de personne morale pour « homicides et blessures involontaires ».

L’anticipation du risque pénal par l’entreprise

a) L’anticipation du risque pénal dès le recrutement des juristes d’entreprise

L’anticipation du risque pénal peut notamment passer par des recrutements de juristes spécialisés disposant en droit et procédure pénale. Un tel choix est facilité pour les structures d’une certaine taille dont la probabilité d’une exposition à un risque pénal est assez élevée. En l’espèce, on soulignera que le directeur juridique de la SNCF est un ancien procureur de la République et que l’une des juristes chargée du dossier est juge de proximité en position de disponibilité au moment des faits, docteur en droit spécialisée en droit pénal. Le risque pénal peut donc s’anticiper très en amont, dès la constitution des équipes de juristes.

b) L’anticipation du risque par l’identification du cadre juridique des investigations judiciaires touchant les entreprises

L’anticipation du risque pénal passe par une identification du cadre juridique de l’enquête.
On rappellera tout d’abord que le champ d’application de l’enquête préliminaire et de l’information judiciaire - ou instruction - sont différents.

D’un point de vue procédural, en matière criminelle, l’instruction est obligatoire mais ce n’est pas le cadre le plus fréquemment lié aux infractions des entreprises et, quantitativement, les enquêtes préliminaires sont bien plus nombreuses que les instructions.
Ces procédures correspondent à des circonstances différentes, ainsi, à Brétigny, l’enquête de flagrance s’expliquait par l’urgence de préserver les éléments probatoires présents sur la scène de l’accident.

D’un point de vue organique, dans l’enquête préliminaire, ce n’est pas le juge d’instruction qui mène l’enquête mais, un ou des officiers de police judiciaire, de leur propre initiative ou sur celle du procureur de la République.
Le juge d’instruction, en application de l’article 81 du Code de procédure pénale, peut accomplir « tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ».
En pratique, l’instruction, comme l’enquête préliminaire, va se caractériser par des auditions, des perquisitions, des saisies, et des expertises mais l’information judiciaire se caractérise par un acte d’enquête qui lui est propre, qualifié dans le Code de procédure pénale d’« interception de télécommunications » appelée également « écoute ».

Dans le cadre de l’accident de Brétigny, il semble que cette faculté des juges de procéder à des interceptions de télécommunications n’ait pas été prise en compte.
On notera également que, bien que cette procédure n’ait pas été utilisée dans le cadre de l’enquête sur l’accident de Brétigny-sur-Orge, la perquisition constitue une procédure d’investigation courante dans ce type d’enquêtes.

c) L’identification de la phase de basse intensité, zone de risques de l’enquête judiciaire

L’enquête préliminaire, comme l’instruction préparatoire, n’obéissent pas à un scénario prédéfini ni séquencé. Juges et officiers de police judiciaire utilisent les outils procéduraux comme ils le souhaitent et dans l’ordre qu’ils choisissent.
Ces procédures se distinguent par leur caractère secret et il n’existe pas de véritable outil d’alerte de cette activité judiciaire de « basse intensité », avant son entrée dans une phase publique. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans le dossier de l’accident de Brétigny, ses protagonistes se sont exprimés aussi librement au téléphone, ne soupçonnant pas qu’ils puissent faire l’objet d’écoutes judiciaires.
Les saisies de documents et les autres « actes utiles à la manifestation de la vérité », au sens de l’article 81 du Code de procédure pénale, se situent ainsi chronologiquement après les phases initiales de l’enquête, souvent utilisées par les enquêteurs pour procéder à des auditions d’acteurs extérieurs à l’infraction présumée, afin de déterminer les responsabilités respectives.

La stratégie des enquêteurs les amène à établir des cercles à partir d’hypothèses, qu’ils vont resserrer progressivement autour de responsables potentiels, au fil des actes d’enquête tels que les auditions, les écoutes et à la suite de l’exploitation des ressources obtenues par des réquisitions et/ou des perquisitions.
Cette stratégie, qui a pour cadre une période qui semble de l’extérieur « atone » sur le plan procédural, est en réalité utilisée pour valider des options de recherches ou en formuler de nouvelles afin de démêler l’écheveau des responsabilités.
On notera qu’il est difficile de prendre des « précautions » quelconques lorsque la saisine de la justice résulte d’actes aussi discrets qu’une plainte, une dénonciation, une initiative des services de police ou du parquet.

I. Les relations entre l’entreprise et les autorités judiciaires : de la collaboration apparente …

En préambule, on soulignera que, par la voix de son président, la SNCF a officiellement reconnu sa responsabilité, dans les médias, dans les heures suivant le drame. Mezzo voce, devant les juges, son directeur juridique a nuancé cette reconnaissance en admettant une responsabilité morale tout en réfutant toute responsabilité pénale [1] dans une attitude que l’on pourrait croire inspirée de la stratégie militaire chinoise et notamment de l’ouvrage anonyme intitulé « Les 36 stratagèmes », datant de la dynastie Ming, entre le XIVe et le XVIIe siècle..

La stratégie suivie par la SNCF se rapproche ainsi de celle décrite sous le nom de « stratagèmes entrelacés » (35ème stratagème), selon lequel « Une victoire résulte souvent d’un plan de bataille circonspect consistant en plusieurs ruses interconnectées ».
Il est toutefois bien difficile de déterminer si l’attitude de la SNCF pourrait être rapprochée du stratagème chinois intitulé « Le scarabée d’or opère sa mue » qui implique de « [faire] usage de faux-semblants pour préserver le secret de [ses] manœuvres (…) » [2] .

1) La collaboration telle que révélée par les écoutes téléphoniques

En pratique, le recours aux écoutes téléphoniques et aux interceptions de courriers électroniques est prescrit par un juge d’instruction, dans le cadre des articles 100 et suivants du Code de procédure pénale, qui lui donnent compétence pour prescrire, « lorsque les nécessités de l’information l’exigent » [3], l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances.
Ces écoutes ont pour cadre des enquêtes en matière criminelle ou correctionnelle, selon un critère lié au quantum de la peine, lorsque celle-ci « est égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement » [4] mais en pratique, le flou entourant cette notion et l’absence de nécessité de sa motivation l’apparentent à un « filet dérivant », qui rassemble indifféremment des éléments judiciaires ou non.

La Cour de cassation [5] a précisé les contours de ces écoutes et enregistrements téléphoniques en indiquant qu’ils pouvaient être effectués à l’insu des personnes qui en faisaient l’objet et qu’ils devaient être obtenus « sans artifice ni stratagème ».

Pour les juristes, la prise en compte du recours à cette procédure implique une maîtrise absolue de l’usage des modes de communication pouvant être interceptés (téléphones fixes et mobiles, fax, courriels, SMS …). Ils vont ainsi devoir alerter les dirigeants ou salariés pouvant être liés, de près ou de loin à une infraction ayant pu être commise par l’entreprise.
La circonspection des juristes pour les télécommunications sous toutes leurs formes ne devrait pas se relâcher dans les contacts téléphoniques avec les avocats.
On rappellera que, si les écoutes des communications d’un avocat sont soumises à un formalisme particulier, celles-ci peuvent n’être que fortuites et la diffusion des informations glanées à cette occasion, même sans être transcrites, peut néanmoins ne pas être sans conséquence pour la procédure et les personnes morales ou physiques qui en sont l’objet.
Dans ces conditions, l’exemple de l’accident de Brétigny montre à quel point le champ des personnes touchées par la mesure est large.

2) La collaboration avec les autorités lors de l’enquête

Toute entreprise est légalement tenue de participer à l’enquête, même si cette obligation est avant tout négative et formulée par référence à une interdiction de l’entraver. Dans certains cas, l’évaluation de ses responsabilités par une entité faisant l’objet d’une enquête peut aboutir à la constatation d’un risque de mise en cause de sa responsabilité pénale.
S’il n’existe pas de possibilité d’échappatoire fondé sur un cas de force majeure, une faute de la victime ou d’un tiers, la pleine collaboration avec la justice comporte le risque de favoriser ou d’aggraver la propre mise en cause de la personne morale ainsi que celle de ses responsables et/ ou représentants légaux.
Dans un tel cadre, deux attitudes contradictoires, entre l’apparente transparence et la discrète dissimulation, doivent être conciliées. C’est précisément cette contradiction qu’a dû affronter la SNCF, dans le cadre de l’accident de Brétigny sur Orge.

3) La collaboration dans le cadre des auditions par les autorités judiciaires

L’entreprise peut considérer qu’une collaboration efficace passe par la formation des salariés soumis à des auditions.
Dans le contexte de l’enquête sur l’accident ferroviaire, la préparation des salariés de la SNCF par son service juridique a fait l’objet de nombreuses critiques de la presse [6].
Leur préparation ne créé pas systématiquement une situation de risque juridique lorsqu’elle se limite à une information précise, objective et conforme au droit qui peut consister en un rappel, tant des règles juridiques (a) que de comportement en audition (b).

a) Le contenu du rappel des règles juridiques de l’audition

Il peut consister en des précisions sur le caractère obligatoire de la comparution dans le cadre d’une audition (enquête préliminaire, enquête de flagrance, information judiciaire), en insistant sur les sanctions frappant le refus de comparaître, de prêter serment ou de déposer [témoigner] [7] devant un juge d’instruction [8]. Il peut être utile d’insister sur le fait que dans ce cadre les enquêteurs n’ont aucun soupçon contre les personnes soumises au statut de témoin [9], - l’existence de soupçons supposant le recours au statut de « témoin assisté » ou de « mis en examen ».
Ce rappel passe enfin par quelques indications sur le cadre de l’audition, laquelle, d’une part, ne saurait excéder le temps strictement nécessaire - dans un maximum de quatre heures – et qui doit, d’autre part, respecter un principe de loyauté interdisant aux juges ou aux enquêteurs le recours au mensonge, au chantage, aux stratagèmes [10], à la provocation [11], à la machination [12] ou à l’hypnose [13].

b) Le contenu du rappel des règles de comportement lors de l’audition

Ce rappel est avant tout dicté par le bon sens. Un philosophe grec, Xénocrate, disait « je me suis souvent repenti d’avoir parlé, jamais de m’être tu ». Ce principe devrait être rappelé aux personnes auditionnées, de même que celui selon lequel on doit limiter ses déclarations à ce que l’on sait, à des éléments factuels, en évitant tout propos de nature à s’auto incriminer.

c) Les obstacles à la collaboration lors des auditions : le secret professionnel

Dans le cadre de l’information judiciaire, la question pourra se poser de savoir si un témoin peut ou non opposer le secret professionnel au magistrat instructeur. Le secret professionnel est un « joker » rarement utilisable car son usage est restreint à certains professionnels (médecins, notaires, experts comptables).

4) L’aide à la rédaction de rapports transmis aux enquêteurs

L’écriture des rapports transmis aux enquêteurs peut être encadrée comme cela semble avoir été le cas, selon la presse, par des juristes de la SNCF [14].
La frontière entre l’aide à la rédaction et la constitution d’un faux est toutefois fragile.
Le recours aux faux, en dehors de toute considération morale ou juridique, peut constituer une stratégie. Il en est ainsi fait mention dans le recueil précité des « 36 stratagèmes » dont le 25ème consiste à « commettre de graves falsifications, substituer le faux au vrai ».
On précisera qu’au sens de l’article 441-1 du Code pénal, les conseils d’un juriste altérant la vérité et de nature à causer un préjudice, dans un écrit ayant un effet probatoire, constituent un faux, lequel présente nécessairement un intérêt probatoire, que ce soit dans son objet ou dans son effet.

5) Quelques exemples de stratégies en cas d’enquête judiciaire

Dans le cadre d’une enquête, les directions juridiques sont libres d’opter pour des stratégies d’opposition dès lors qu’elles ne constituent pas des entraves pour les enquêteurs. La direction de la SNCF semble ainsi avoir développé une stratégie inventive d’étouffement et une autre fondée sur le doute.

a) La stratégie d’étouffement

Cette stratégie d’étouffement, telle que réalisée par la SNCF ne constitue pas pour autant une « entrave » au sens du Code pénal.

b) La stratégie du doute

Cette stratégie correspond à un stratagème déjà évoqué dans l’ouvrage de stratégie militaire chinois, le 19ème, selon lequel il est nécessaire de retirer à l’adversaire ses points d’appui.
En l’espèce, il s’agissait, en premier lieu, de déconsidérer les experts et leur travail. C’est ce que tentera de faire la SNCF au travers de de plusieurs écrits.
En second lieu, il s’agissait de demander, toutes les fois où c’était possible, des compléments d’expertise afin de « semer le doute » chez les enquêteurs [22].
Une autre piste, classique, semble avoir été étudiée par la SNCF afin de reporter des fautes sur des individus [23] .
Décrédibiliser les experts et leurs rapports, contester leur travail [24] sont autant de pistes à la disposition d’une société dont la responsabilité est mise en cause lorsque le fait d’un tiers, le cas de force majeure ou l’acte de malveillance ne peuvent pas être invoqués.

II. ….A l’apparence de collaboration

1) La préparation des auditions

Dans certaines conditions les « préparations » des salariés à des auditions par les juges ou par des officiers de police judiciaire peuvent faire courir des risques aux salariés, tant à ceux qui préparent que pour ceux qui vont être entendus.
Pour ceux qui préparent l’entretien, le danger tient aux conditions d’application de l’article 434-15 du Code pénal qui encadre le délit de « subornation de témoin » qui suppose le recours à des « promesses, offres, présents, pressions, menaces, voies de fait, manœuvres ou artifices au cours d’une procédure » favorisant des déclarations mensongères ou l’absence de déclaration.
La Cour de cassation a jugé que des témoignages obtenus au moyen de menaces de licenciement caractérisaient des faits de subornation de témoin [25].

On précisera que le délit n’est constitué qu’à la condition qu’une contrepartie négative (menace) ou positive (promesse) soit évoquée, faute de quoi le juge ne peut que constater une sollicitation qui ne constitue pas à elle seule le délit [26].
Dans le cadre de la préparation d’un salarié à une audition, à la suite d’un accident par exemple, la personne qui va provoquer des témoignages et des déclarations mensongers engage ainsi sa responsabilité.

2) De la subornation de témoin au mensonge

En parallèle les salariés commettant un faux témoignage s’exposent à une condamnation lorsqu’ils ont la qualité de témoins car ils sont tenus, dans le cadre d’une instruction, de prêter serment.
Soulignons que le « témoignage mensonger » ou « faux témoignage » n’est pas défini par les textes et la jurisprudence en fait une application large, dès lors qu’un témoignage [27] soumis à un serment altère la réalité qu’il décrit lorsqu’il présente un caractère déterminant dans la décision d’un juge.
Du fait de l’exigence de ce serment [28] le témoin « simple » diffère de la personne mise en examen pour laquelle la Cour de cassation a reconnu « le droit de mentir ou celui de rester silencieux » [29] .

3) Les manœuvres d’influence

Les soupçons entourant la subornation d’un expert
Dans le dossier de l’accident de Bretigny, selon la presse, des contacts ont été pris par la SNCF avec un expert dont elle souhaitait s’attacher les services [30].
La démarche n’appelle pas de commentaire et, si elle n’est pas sanctionnable, c’est à la condition de ne pas être l’occasion d’orienter son travail par des « promesses » ou des « avantages » [31] .
Peut ainsi encourir la répression les auteurs d’une corruption, qu’elle soit sollicitée par l’expert ou proposée par un tiers, qu’il soit nommé par une juridiction ou désigné par une partie [32].

4) De la stratégie d’influence au trafic d’influence

La frontière est également ténue entre ces deux stratégies et, selon certaines sources [33] la SNCF aurait tenté d’obtenir des modifications dans la rédaction d’un rapport du BEA TT.
Sans se prononcer sur le fond on notera que l’altération du contenu d’un tel rapport, dans le cadre d’une enquête judiciaire, exposerait ses auteurs à des poursuites sur le fondement du 2° de l’article 433-1, réprimant l’abus d’influence visant à faire obtenir d’une autorité ou d’une administration une décision favorable.

5) Les entraves

a) La dissimulation de preuves

Dans le cadre de l’accident de Brétigny la presse [34], s’appuyant sur des transcriptions d’écoute, a évoqué la disparition de pièces probatoires.
Lorsque dans une entreprise une telle stratégie est choisie la mise en jeu de la responsabilité diffère selon que l’initiative soit attribuable à des salariés ou qu’elle revienne à l’entreprise, par le biais d’une directive qui leur aurait été donnée.
Dans le premier cas, la soustraction « d’objets de nature à faciliter (...) la recherche des preuves ou la condamnation des coupables », expose son auteur aux sanctions fixées à l’article 434-4 du Code pénal.
La question pourrait également se poser de l’existence d’une « complicité par fourniture d’instructions du délit de destruction ou soustraction d’un objet de nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit, la recherche des preuves ou la condamnation des coupables » [35] imputable aux salariés qui auraient conseillé de tels comportements sans y participer directement.
S’agissant de la responsabilité pénale de l’entreprise en tant que personne morale, la Cour de cassation a jugé, en application de l’article 121-2 du Code pénal, que les personnes morales ne peuvent être déclarées pénalement responsables que s’il est établi qu’une infraction a été commise pour leur compte par leurs organes ou représentants [36].

b) Les risques liés à la soustraction de pièces

Dans l’enquête sur l’accident de Brétigny, la presse a rapporté la disparition d’un ordinateur appartenant à un « dirigeant de proximité » du secteur de Brétigny, qui réapparaîtra dans un local de la SNCF, voisin de la gare, après altération de son disque dur [37] .

Sans préjuger des responsabilités dans cette disparition opportune de preuves, comme on vient de le voir, l’article 434-4 du Code pénal punit la soustraction ou l’altération de documents permettant la découverte ou la preuve d’un délit.
La jurisprudence a rappelé l’importance de l’élément intentionnel dans la notion de soustraction de preuves [38], sachant que l’infraction peut viser non seulement ses auteurs mais également ceux qui seront à l’origine de demandes, ordres ou instructions, sur le fondement du délit de complicité par provocation ou instructions [39].

Conclusion

La gestion de la procédure judiciaire par la SNCF peut être appréciée au travers de trois prismes différents : celui de la morale celui du droit et celui de la stratégie.
Seuls les deux derniers nous intéressent, les tribunaux étant incompétents en matière de morale.
Dans une lecture légale on peut considérer que l’obligation des juristes d’entreprise consiste à accompagner leur employeur dans ses litiges et lui apporter les meilleurs conseils. Parmi ces conseils certains peuvent se situer dans une interprétation plus ou moins libre de la légalité, c’est alors une question de stratégie et l’employeur reste seul juge des moyens qu’il souhaite mettre en œuvre in fine, les services juridiques n’ayant pas vocation à contribuer à la « manifestation de la vérité ».

Enfin, ce dossier est l’occasion de constater que, si la palette des options stratégiques des juristes pour faire face à une enquête judiciaire est large, leurs choix sont également soumis aux larges outils d’investigation à la disposition des magistrats, qui n’hésitent pas en faire usage, y compris à l’égard des entreprises.

Jean-Baptiste Bousquet, Docteur en droit, Juriste d'entreprise

[1Médiapart, « Brétigny : un nouveau rapport judiciaire accable la sncf », Yann Philippin, 16 février 2016 ; Médiapart, « Brétigny : pourquoi Guillaume Pepy doit rendre des comptes », Yann Philippin, 25 février 2016.

[2« Les 36 stratagèmes », selon le 21ème stratagème : « A une certaine distance, la dépouille du scarabée ressemble au scarabée lui-même. Celui qui cherche à capturer un scarabée peut être distrait par la dépouille pendant que le scarabée s’enfuit. Ainsi cette maxime met en valeur une méthode d’évasion : maintenir l’apparence de l’inaction pendant que l’on agit en secret. » Un autre stratagème est ainsi décrit : « Dissimuler une épée dans un sourire » et précisé comme suit : «  Pour que tes adversaires soient sereins et sans crainte, dissimule l’hostilité sous l’apparence de l’amitié » (10ème stratagème).

[3En application de l’article 100 du Code de procédure pénale.

[4En application de l’article 100 du Code de procédure pénale.

[5Cass. Crim. 28 octobre 1991, 90-85.342, Crim., 26 novembre 1990, n° 90-84.594 ; voir aussi Crim., 5 novembre 1991, n° 91-84.134.

[6« Brétigny : pourquoi Guillaume Pepy doit rendre des comptes », Yann Philippin, Mediapart, 25 février 2016.

[7Mais cette obligation de témoigner n’existe pas devant les officiers de police judiciaire dans le cadre de l’enquête préliminaire.

[8Article 434-15-1 du Code pénal.

[9L’article 105 du Code de procédure pénale dispose que « Les personnes à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants d’avoir participé aux faits dont le juge d’instruction est saisi ne peuvent être entendues comme témoins ».

[10Cass. Crim. 3 juin 1992 bull. crim. 1992, n°219.

[11Cass. Crim. 11 mai 2006, Bull. Crim. 2006, n°132.

[12Cass. Crim. 27 février 1996, Bull. crim. 1996, n°93.

[13Cass. Crim. 12 déc. 2000, cass. Crim 28 novembre 2001, Bull. n°248.

[14« Accident de Brétigny : la SNCF accusée de brouiller les pistes », Le Figaro, Valérie Collet, 27/01/2016.

[15On retrouve la stratégie militaire développée dans « Les 36 stratagèmes » : le 30ème « Faire que l’invité devienne hôte », ainsi « Dans cette stratégie, il est recommandé à l’invité d’usurper le rôle de l’hôte. » ; en l’espèce la SNCF visait, grâce à sa compétence technique à faire évoluer sa position vers un rôle de partenaire technique, de « sachant » et non plus d’entreprise liée à un accident mortel. Il est ainsi précisé dans cet ouvrage que « Devant la faiblesse de l’hôte, l’invité pourra secrètement subvertir l’autorité de l’hôte et prendre le contrôle de ses troupes. »

[16« Brétigny : la position de la SNCF jugée "indigne" par des victimes », information de l’AFP rapportée par le Point : http://www.lepoint.fr/societe/bretigny-la-position-de-la-sncf-jugee-indigne-par-des-victimes-03-03-2016-2022699_23.php.
Ces expertises complémentaires accordées par le juge et rendues le 15 décembre 2015 n’ont pas eu le résultat escompté par la SNCF en confirmant les conclusions du premier rapport de mai 2014 aboutissant à la mise en cause de sa responsabilité dans l’accident.

[17« Accident de Brétigny : une communication maîtrisée, qui agace », Le Monde, 8 octobre 2013, Ph Jacque.

[18On retrouve là encore une stratégie décrite dans l’ouvrage de stratégie militaire intitulé « les 36 stratagèmes » : « de dessous le chaudron retirer les buches (pour arrêter l’ébullition) », lequel est précisé par ce qui suit : « Retirer à l’adversaire ses points d’appui, ses ressources (…) » (19eme stratagème). Dans le même sens, le 25ème stratagème préconise de « Voler les poutres, échanger les piliers », c’est-à-dire, « user de ruses pour semer le désordre dans la structure ennemie avant de lancer une attaque frontale. » ou encore « oser commettre de graves falsifications, substituer le faux au vrai ».

[19Mediapart, « Brétigny : un nouveau rapport judiciaire accable la SNCF » Yann Philippin, 18 février 2016 ; France Inter, Dépêche justice, samedi 24 janvier 2015.

[20« Brétigny : le complot de la SNCF contre les experts judiciaires », Yann Philippin, 4 mars 2016, Mediapart. On peut retrouver ici aussi une application d’un stratagème issu des « 36 stratagèmes » ; le quatrième « Attendre en se reposant que l’ennemi s’épuise » vise à « fatiguer l’adversaire en mouvement inutiles ; en ménageant ses forces, amuser l’ennemi ».

[21« Catastrophe de Brétigny : un dossier d’instruction accablant pour la SNCF », La Tribune 8 février 2016.

[22« Bretigny : un nouveau rapport judiciaire accable la SNCF », Yann Philippin, 19 février 2016.

[23« Brétigny : le complot de la SNCF contre les experts judiciaires », Yann Philippin, 4 mars 2016, Mediapart. Un stratagème (le 29ème, « sur l’arbre les fleurs s’épanouissent ») décrit une tactique visant tromper l’adversaire, l’intimider ou le distraire… un autre stratagème, (le 7ème « créer quelque chose ex nihilo ») conduit à duper l’adversaire à créer une feinte en faisant devenir réalité ce qui ne l’était pas au départ.

[24« Brétigny : la SNCF contre-attaque », Lionel Steinmann, Les Échos le 26/01/2015.

[25Cass. Crim., 28 juin 2011, n°10-88.795.

[26La Cour de cassation indique ainsi que « la subornation de témoin n’est réalisée qu’autant que le prévenu a usé de promesses, pressions, menaces, voies de fait, manœuvres ou artifices, pour déterminer autrui à faire ou à délivrer une déposition, une déclaration ou une attestation mensongère ; que les pressions s’analysent comme une contrainte de nature à priver le témoin de son libre arbitre ; », Cass. Crim., 2 novembre 2005, n°05-80.085.

[27Cass. Crim. 20 mai 1958, Bull. crim. n°408, Cass. Crim. 18 janvier 1968.

[28L’article 103 du Code de procédure pénale engage les témoins à « dire toute la vérité, rien que la vérité ».

[29De même, elle a reconnu dans le même arrêt qu’elles ont le droit de « se concerter avec [leurs] co inculpés en vue d’une défense commune » à condition de ne pas contrevenir aux dispositions du code pénal en matière de subornation de témoin, Cass. Crim., 25 janvier 1984, n°83-90.646, Bull. Crim, n° 33.

[30« Brétigny : le complot de la SNCF contre les experts judiciaires », Yann Philippin, 4 mars 2016, Mediapart.

[31La corruption d’expert est ainsi définie à l’article 434-9 du Code pénal.

[32En application du 3°de l’article 434-9 du Code pénal.

[33Selon les écoutes auxquelles Mediapart a eu accès, des responsables de la SNCF se seraient demandés s’ils devaient joindre un enquêteur du BEA-TT afin de lui suggérer une modification dans un passage du rapport (voir également le site mobilicités.com « enquêtes sur Brétigny : comment la SNCF a cherché à cacher la vérité » atteignable ici : http://www.mobilicites.com/011-4611-Bretigny-Quand-la-SNCF-cherche-a-etouffer-l-enquete-des-juges.html

[34« Brétigny-sur-Orge : l’enquête pourrait faire trembler Guillaume Pépy, » le 9 février 2016, http://www.europe1.fr/faits-divers/bretigny-sur-orge-lenquete-pourrait-faire-trembler-guillaume-pepy-2665237

[35Cour d’appel d’Orléans, 16 septembre 2008, 07/00862.

[36Cass., crim., 2 décembre 1997, n°96-85.484, Bull. Crim. n°408.

[37« Accident de Brétigny : ce que la SNCF aurait préféré cacher à la justice », Le Figaro, Anne Jouan, 7 Février 2016.

[38Cass., crim., 25 octobre 1995, bull. crim n°319.

[39Cass., crim., 24 déc. 1942, JCP 1944 II 2651 (2ème esp.) 13 janv. 1954 D.1954.128.

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