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Le "crowdfunding" européen : quel cadre juridique ? Par Julien Dhermand, Chargé d’enseignement avec Romain Bruno.
Parution : mardi 23 octobre 2018
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En France, l’Ordonnance n° 2014-559 du 30 mai 2014 (l’ « Ordonnance »), entrée en vigueur le 1er octobre 2014, a créé un cadre juridique adapté au "crowdfunding" afin d’en assurer le développement dans des conditions juridiques sécurisées et d’offrir une protection des investisseurs ou des prêteurs. Par suite, le régime a été consolidé par le décret n° 2016-1453 du 28 octobre 2016 (le « Décret ») relatif aux titres et aux prêts proposés. Au niveau européen, il n’existe pas de définition harmonisée du "crowdfunding".

(English version below)

L’hétérogénéité des régimes européens.

Néanmoins, la Commission européenne précise que « le terme "crowdfunding", qui s’est créé sur le terrain, désigne généralement un appel ouvert au grand public afin de collecter des fonds pour un projet spécifique » [1]. En réalité, le terme "crowdfunding" désigne une pluralité de formes de financements. Pour reprendre un travail de recherche élaboré au sein de l’Organisation internationale des commissions de valeurs, « crowdfunding is an umbrella term describing the use of small amounts of money, obtained from a large number of individuals or organisations, to fund a project, a business or personal loan, and other needs through an online web-based platform » [2].

A l’échelle européenne, le "crowdfunding" se caractérise par une grande disparité des législations en fonction des Etats membres et une inadaptation des directives européennes. En effet, certains pays ont fait le choix d’une réglementation souple en publiant des orientations (Allemagne, Pays-Bas, Belgique) tandis que d’autres ont adopté des mesures réglementaires afin de faciliter l’accès à cette forme de financement et assurer une protection des investisseurs (France, Italie, Royaume-Uni, Espagne). D’autres pays ont préféré faire un renvoi aux règles régissant la pratique bancaire et financière, ce qui ne contribue pas a fortiori à favoriser cette forme de financement.

En l’absence de réglementation spéciale, il convient de relever certaines règles communes. Premièrement, le monopole bancaire n’existe pas au plan européen et dépend des droits nationaux.

Ensuite, seuls les établissements de crédit bénéficient de la reconnaissance mutuelle des agréments, communément appelé passeport européen (C. mon. fin., art. L. 547-8). Dans ces conditions, un investisseur en financement participatif (IFP) ou un conseiller en investissement participatif (CIP) (C. mon. fin., art. L. 547-3, I), ne saurait proposer des services de financement participatif en dehors du territoire français à la différence du prestataire de service d’investissement (PSI). Les statuts d’IFP et de CIP étant une pure création juridique française, ils ne bénéficient d’aucune assiste textuelle européenne. Dans le même sens, une plateforme installée dans un autre pays européen ne pourrait développer ses activités en France qu’à la condition d’adopter l’un de ces deux statuts par la création d’une filiale sur le territoire français si elle ne bénéficie pas du passeport européen dans son Etat d’origine.

Enfin, les directives Prospectus I et Prospectus II relatives à la réglementation européenne de l’Offre Publique de Titres Financiers (OPTF) impose de déposer un prospectus visé pour les opérations de plus de 5 millions d’euros.

En conséquence, le cadre européen actuel ne permet pas un développement efficace du financement participatif et une harmonisation devrait intervenir prochainement sous l’impulsion des praticiens. En effet, l’European Crowdfunding Network (ECN), Réseau européen des opérateurs du financement participatif, qui regroupe des professionnels du secteur a fait du lobbying auprès des autorités européennes pour faire évoluer le cadre réglementaire applicable aux plateformes de financement participatif en Europe. C’est dans ces conditions que l’ECN a élaboré un code de bonne conduite qui fournit un cadre d’auto-régulation à ses membres [3]. Ce code, fondé sur la soft law, n’a pas de valeur contraignante mais constitue les prémices d’une réglementation harmonisée et offre à ses membres des règles à suivre dans le cadre de leurs activités.

Au sein du code l’on peut notamment retrouver les principes d’intégrité et d’honnêteté des opérateurs envers leurs clients, la nécessité de prévenir les situations de conflits d’intérêts liées aux activités financières, le fait de favoriser la transparence informationnelle et de préserver la confidentialité des données collectées.

Les prémices d’un régime européen unique.

En 2015, l’European Banking Authority (EBA) a relevé que l’absence de cadre réglementé harmonisé pouvait entraîner des risques d’arbitrage [4] Sous l’impulsion des praticiens et à la vue des risques (insécurité juridique et accroissement du risque de fragmentation progressive du marché intérieur) liés au vide juridique, la Commission européenne a annoncé le 30 octobre 2017 qu’elle réfléchissait à une proposition de régulation du financement participatif en Europe [5] : la disparité des législations ne devant pas aboutir à des distorsions de concurrence et les incertitudes juridiques ne permettant pas une protection efficace des investisseurs.

Différents rapports ont été rendus : celui du European Crowdfunding Network, celui de l’EBA et celui de l’autorité de régulation financière européenne (European Securities and Markets Authority) [6]. Les autorités européennes mettent en exergue deux difficultés : la dimension nationale des plateformes de financement participatif d’une part et le risque de défaillance des acteurs d’autre part [7].
C’est pourquoi, la réglementation européenne devrait envisager de permettre aux plateformes nationales de proposer des services transfrontaliers à l’image du passeport européen dont peuvent bénéficier les PSI et de renforcer les règles de contrôle pour éviter la fraude.

La Commission européenne a donc publié le 8 mars dernier une proposition de règlement relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entreprises (la « Proposition ») [8] visant à déterminer une notion européenne de services de financement participatif (1) et établir un régime (2).

1. La notion européenne de services de financement participatif.

L’article 2 de la Proposition crée un agrément « European Crowdfunding Services Provider » (ECSP) que les plateformes devront demander si elles souhaitent s’étendre hors de leur marché national. La Proposition vise exclusivement les activités de crowdequity et de crowdlending sans prendre en compte les plateformes de dons et de prêts. Sont également exclus les prestataires disposant déjà d’un agrément prévu par les textes européens, tels que les entreprises d’investissement qui disposent d’un passeport européen pour exercer leurs activités.

Surtout, la particularité du statut européen est qu’il est optionnel. Autrement dit, la plateforme doit choisir d’opter soit pour son statut national soit pour le statut européen ; exclusifs l’un de l’autre. Toutefois, la Commission européenne, prudente dans sa démarche, propose dans un premier temps une superposition des statuts. Seul l’avenir nous permettra de constater l’efficacité d’une telle réglementation, optionnelle.

Alors qu’en droit français une distinction a été opérée entre le statut d’IFP pour les plateformes de crowdlending contrôlées par l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR) et le statut de CIP pour les plateformes de crowdequity contrôlées par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), la Commission a opté pour une uniformisation de la réglementation entre ces plateformes. La conséquence principale est que les personnes physiques ou morales pourront investir sans limite de montant. Or, en droit français cette possibilité n’était offerte que pour la souscription d’instruments financiers sur les plateformes CIP puisque pour les prêts rémunérés sur les plateformes IFP seules les personnes physiques dans la limite de 2.000 euros par prêteur pouvaient investir. Cet élargissement pourrait aboutir à une augmentation de la part financée par les prêteurs particuliers.

Par ailleurs, les plateformes de "crowdequity" pourront effectuer des « placements sans engagement ferme au sens de [MIF II] de valeurs mobilières et de réception-transmission d’ordres pour le compte de tiers » alors que ces services étaient exclus du champ de l’agrément.

Enfin, la notion de projet de financement participatif étant défini plus largement comme étant « l’activité ou les activités, commerciale(s) qu’un porteur de projet finance ou cherche à financer au moyen d’une offre de financement participatif » cela va permettre de satisfaire d’autres besoins de financement important pour les PME puisque le Code monétaire et financier restreint la définition au « financement de l’achat d’un ensemble de biens et de services ayant une affectation et un calendrier déterminé » (C. mon. fin., art. L. 548-1).

Toutefois, deux dispositions pourraient venir limiter l’attractivité du statut européen.
D’une part, la proposition de règlement fixe un plafond à 1 million d’euros sur 12 mois pour les offres de financement participatifs proposées sur ces plateformes alors que le plafond français est fixé à 2,5 millions d’euros depuis 2016.
D’autre part, les plateformes européennes ne seraient pas en mesure de gérer les flux transitant par leur plateforme sauf à obtenir un agrément de prestataire de services de paiement. Or, l’obtention d’un tel agrément nécessite de respecter des contraintes prudentielles. Ces plateformes devraient alors, soit obtenir l’agrément, soit se tourner vers un tiers agréé pour gérer leurs flux financiers, ce qui représente un coût certain.

Force est de constater que le processus législatif devra, nécessairement, corriger certaines propositions afin d’assurer une pleine efficacité du mécanisme européen.

2. Le régime européen du financement participatif.

A l’échelle de l’Union, le règlement propose de confier la régulation de l’activité de ces plateformes à l’Autorité Européenne des Marchés Financiers (AEMF). La délivrance de l’agrément par une autorité européenne présente un avantage, il est opposable immédiatement à tous les pays de l’UE et ne nécessite pas de passer par un quelconque passeport.

La procédure d’agrément apparaît simplifiée puisque l’AEMF devra procéder à la vérification du caractère complet ou non du dossier dans un délai de 21 jours et se prononcer dans un délai de 2 mois à compter de l’acceptation du dossier. Les conditions d’agrément présentent par ailleurs des similitudes avec l’agrément français des CIP. En effet, le candidat à l’agrément devra être une personne morale établie sur le territoire de l’UE, rapporter la preuve qu’il est en mesure d’assurer les services de financement participatif envisagés et les services de paiement, qu’il est doté de processus de gouvernance et de contrôle interne pour prévenir les risques, des moyens humains et techniques suffisants pour satisfaire à ces activités et d’un plan de continuité. L’absence de distinction entre les statuts de CIP et IFP à l’instar du droit français aboutit néanmoins à une hausse des conditions exigées pour les IFP français.

Aussi, le règlement propose que l’AEMF tienne un registre des plateformes européennes et dispose d’un pouvoir de retrait de l’agrément sur demande ou de sa propre initiative en cas d’utilisation irrégulière ou lorsque la plateforme ne satisfait plus aux conditions exigées pour son obtention. La Commission tient compte de l’importance d’assurer la protection des investisseurs et ne distingue pas selon que l’investisseur est profane ou averti pour faire appliquer les règles de bonne conduite.

Dans une optique de prévention des conflits d’intérêt, le règlement propose d’interdire aux plateformes de recevoir ou verser des commissions à des tiers en lien avec les offres présentées. Une telle proposition ne tient en réalité pas compte du fonctionnement de ces plateformes qui reposent, pour la plupart, sur un réseau d’apporteurs d’affaires et de clients investisseurs. Le règlement envisage également un sourcing des investisseurs en offrant l’accès aux offres du site qu’après avoir recueilli des informations personnelles et procédé à une évaluation de l’investisseur. La Commission envisage donc de faire peser sur les plateformes européennes un devoir de mise en garde et non de conseil comme c’est le cas pour les CIP en France à l’égard des investisseurs. La plateforme se trouvant dans l’obligation d’informer l’investisseur sur le caractère inapproprié du service et des risques encourus en fonction de son profil.

Par ailleurs, il convient de préciser que le porteur du projet d’opération de financement participatif devra réaliser un prospectus allégé et standardisé de six pages au maximum que le prestataire devra examiner. L’objectif d’un tel prospectus est de recueillir des informations sur les porteurs du projet et leurs activités d’une part et l’opération en elle-même d’autre part et les risques afférents.

Enfin, si le règlement ne définit pas juridiquement la relation entre les porteurs de projet et la plateforme ainsi qu’entre les investisseurs et la plateforme (mandat ou courtage), il serait néanmoins souhaitable que le législateur européen définisse précisément un régime de responsabilité. Pour cause, le développement de cet outil de financement devrait faire émerger de nouveaux contentieux, principalement à l’initiative des investisseurs contre les plateformes ou contre les porteurs de projet. Il faudrait alors savoir sur quel fondement et selon quelle procédure, un investisseur pourrait engager la responsabilité d’une plateforme ou d’un investisseur en cas de préjudice.

En tout état de cause, la Proposition a le mérite de définir un cadre juridique pour le crowdfunding européen et de participer, de facto, à son développement.

English version below :

English version of "Le "crowdfunding" européen : quel cadre juridique ?"
Julien Dhermand, Chargé d'enseignement.

[1Commission européenne, Communication au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Libérer le potentiel du financement participatif dans l’Union européenne »

[2OICV, International Organization of Securities Commissions, « Crowd-funding : An Infant Industry Growing Fast – Staff Working Paper of the IOSCO Research Department »

[3It is part of the ECN’s objectives to provide an adequate self-regulatory framework to its members.

[4EBA, « Opinion of the European Banking Authority on lending-based crowdfunding », 26 février 2015, EBA/Op/2015/03.

[5« Libérer le potentiel du financement participatif dans l’Union européenne », Communication du 27 mars 2014, Communication européenne.

[6ESMA, Opinion on investment-based crowdfunding, 18 déc. 2014, ESMA/2014/1378.

[7Crowdfunding in the EU – Exploring the added value of potential EU action, 25 juin 2014.

[8Prop. Règl. n° 2018/0048 (COD) du PE et du Cons., 8 mars 2018, relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entreprises.