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Le nouvel argument des annuaires sauvages face au RGPD : la liberté d’expression. Par Pierre de Roquefeuil, Avocat.
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Parution : jeudi 18 juillet 2019
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Les annuaires sauvages ou “ADN” pour Aspirateurs de Donnnées Nominatives sévissent sur internet depuis les années 2010, comme une pollution récurrente. Il s’agit d’annuaires en ligne collectant sans autorisation les données de professionnels divers, dentistes, médecins, antiquaires, boulangers, administrations, etc...y compris leurs données personnelles (nom et prénom pour l’essentiel). Ils sévissent toujours autant mais plus subtilement. Point de situation et pistes de réflexion.
Article mis à jour par son auteur en octobre 2022.
Les annuairistes collectent ainsi les données personnelles des professionnels exerçant sous leur nom propre sans l’autorisation des dits professionnels, et leur refait le portait en quelque sorte, en y associant, sur une plateforme en ligne, divers contenus que les dits professionnels n’ont jamais sollicités, y compris des publicités et des numéros de téléphones surtaxés qui n’aboutissent même pas sur le professionnel en question !
Les professionnels fichés malgré eux se heurtent parfois à un refus quand ils demandent à l’annuairiste de retirer la fiche les concernant.
L’argument usuel de l’annuairiste, aujourd’hui comme hier, consiste à dire que les données sont déjà publiées sur d’autres supports ou que, étant associées à une activité professionnelle, elles ne sont plus privées et sont donc publiables.
Pourtant les données des annuaires publics officiels telles celles des registres du commerce ne sont pas directement accessibles via les moteurs de recherche, il faut aller sur leur site voire s’y inscrire pour accéder aux données. Et puis ces registres sont obligatoires, imposés explicitement par les textes.
Les annuaires privés “non sauvages”, proposent des services payants et paramétrables par le professionnel qui s’y inscrit.
Les annuaires publics ou privés comportent donc des protections que les annuaires sauvages font précisément sauter.
L’annuairiste sauvage, lui, n’est habilité par aucun texte et n’est pas sollicité par le professionnel. Il propose pourtant la fiche du dit professionnel en accès immédiat à partir du moteur de recherche, facilitant peut être la recherche de l’internaute mais au mépris du consentement du professionnel et de son libre choix de communication professionnelle.
Et ces données, bien que professionnelles, sont pourtant bien des données personnelles, quand elles reprennent le nom et le prénom du professionnel concerné, et sont reconnues comme telles par une jurisprudence constante, celle des juridictions civiles et pénales, mais aussi par les décisions de la CNIL et les arrêts du Conseil d’État, les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme.
Le modèle économique de ces annuairistes est d’attirer des clics sur leur plateforme - lors d’une requête sur un moteur de recherche, par un internaute cherchant les services de tel ou tel professionnel (par exemple “dentiste à Grenoble”, "médecin à Carpentras", "docteur à Cherbourg", "avocat à Libourne").
Cet afflux de clics permet de valoriser l’espace publicitaire de l’annuairiste, un peu comme feu les annuairistes des pages jaunes papier qui pouvaient collecter des revenus en vendant des espaces publicitaires dans leurs pages, intercalés entre les noms et les coordonnées des professionnels.
Globalement, plus il ya de clics, plus l’espace publicitaire proposé par l’annuairiste en regard, ou à côté, de la fiche de tel ou tel professionnel prend de la valeur.
Le professionnel fiché, lui, est sommé de s’inscrire à l’annuaire pour modifier ou tenter de modifier son profil pré-créé.
Le professionnel se voit aussi proposer par la même occasion des services (de mise en relation, de promotion publicitaire, de notation, notamment) sur lesquels il est censé s’extasier.
La jurisprudence est dans l’ensemble favorable aux professionnels injustement fichés, mais paraît moins l’être depuis, paradoxalement, l’entrée en vigueur en 2018 du nouveau règlement de l’Union Européenne sur la protection des données personnelles, destiné à protéger davantage les données personnelles de chacun. Les annuairistes s’aguerrissent et veulent s’imposer au nom de l’open data.
Certains annuairistes mettent à l’écart le règlement sur la protection des données personnelles en arguant qu’ils ne poursuivent pas des fins de prospection commerciale et revendiquent leur liberté d’expression, confondant ainsi débat d’opinion et publicité commerciale.
Ils exigent alors que la personne fichée invoque une “situation particulière”, selon les termes de l’article 21 paragraphe 1 du règlement de l’Union, pour faire valoir un droit d’opposition.
Ils arguent aussi qu’ils défendent la liberté d’expression des internautes invités à s’épancher et à noter le professionnel qu’ils ont préalablement fiché. Ils agiraient comme un catalyseur du “bouche-à-oreille”, sauf que le vrai bouche-à-oreille est volatile et n’a pas d’écritoire public et définitif.
Ce mélange des genres est dangereux pour la liberté d’expression elle-même, me semble-t-il, qui, déjà très policée par le législateur et les lobbyes, voudrait s’assimiler désormais à un inoffensif et mercantile mécanisme de publicité commerciale.
Par ailleurs ces annuairistes privent finalement le professionnel fiché du libre choix de sa communication professionnelle.
Il y a là une forme de parasitisme des annuairistes qui captent le profil d’un professionnel sans son autorisation et dans le but de satisfaire leurs propres intérêts marchands, sans réel intérêt pour le débat public ou pour le professionnel fiché, ou même pour l’internaute, qui dispose déjà de l’information légale nécessaire, ou de celle publiée par le professionnel lui-même.
L’existence d’un nième annuaire n’est pas une garantie de fiabilité de l’information, au contraire. Le professionnel n’a pas l’obligation de vérifier les informations figurant sur l’annuaire sauvage, et en ce sens c’est donc la porte ouverte à tous les abus de la part de ces annuaires, qui devraient à minima préciser que le profil n’a pas été validé par le professionnel en question. Sans cette précision l’internaute serait fondé à croire à la fiabilité de l’information fournie, et à un lien entre l’annuaire et le professionnel, or il n’en est rien.
Car même si l’annuairiste sauvage ne tire pas directement de revenus publicitaires, ou si sa démarche ne procède pas exclusivement d’une volonté de prospection commerciale, il reste qu’il capte des données personnelles, l’image, la personnalité, sans le consentement des personnes concernées.
Il objectera qu’il n’y a pas d’atteinte à la vie privée, ou qu’une certaine jurisprudence Tele2 leur est favorable. Il n’empêche... il malmène le professionnel, et s’alimente de ses données personnelles.
La liberté d’entreprendre des professionnels fichés est aussi malmenée, puisque ces derniers se voient finalement privés du libre choix de la façon dont ils vont exercer leur communication professionnelle.
Le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), impose aux États membres, dans son article 85 paragraphe 1, de concilier par la “loi” le droit à la protection des données personnelles et la liberté d’expression, liberté fondamentale consacrée constitutionnellement et par les grands traités, garantie de la société démocratique.
Article 85 :
« Traitement et liberté d’expression et d’information
1. Les États membres concilient, par la loi, le droit à la protection des données à caractère personnel au titre du présent règlement et le droit à la liberté d’expression et d’information, y compris le traitement à des fins journalistiques et à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire.
2. Dans le cadre du traitement réalisé à des fins journalistiques ou à des fins d’expression universitaire, artistique ou littéraire, les États membres prévoient des exemptions ou des dérogations au chapitre II (principes), au chapitre III (droits de la personne concernée), au chapitre IV (responsable du traitement et sous-traitant), au chapitre V (transfert de données à caractère personnel vers des pays tiers ou à des organisations internationales), au chapitre VI (autorités de contrôle indépendantes), au chapitre VII (coopération et cohérence) et au chapitre IX (situations particulières de traitement) si celles-ci sont nécessaires pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information.
3. Chaque État membre notifie à la Commission les dispositions légales qu’il a adoptées en vertu du paragraphe 2 et, sans tarder, toute disposition légale modificative ultérieure ou toute modification ultérieure les concernant. »
Le considérant 153 précise :
« Lorsque ces exemptions ou dérogations diffèrent d’un État membre à l’autre, le droit de l’État membre dont relève le responsable du traitement devrait s’appliquer. Pour tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il y a lieu de retenir une interprétation large des notions liées à cette liberté, telles que le journalisme. »
Le règlement impose donc aux États membres de “concilier” par la “loi”, garante des libertés, et même à déroger au règlement sur la protection des données, quand des fins journalistiques ou universitaires, artistiques ou littéraires sont en jeu.
Selon ces termes le traitement journalistique, artistique ou universitaire doit primer la protection des données à caractère personnel.
La loi informatique et libertés, dans sa nouvelle mouture du 12 décembre 2018 qui suit l’entrée en vigueur du règlement précité, précise, dans son article 80, que le traitement journalistique justifie une dérogation à la liberté d’expression quand il est exercé à titre professionnel.
Article 80 :
« Modifié par Ordonnance n°2018-1125 du 12 décembre 2018 - art. 1.
A titre dérogatoire, les dispositions du 5° de l’article 4, celles des articles 6,46,48,49,50,53,118,119 et celles du chapitre V du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 ne s’appliquent pas, lorsqu’une telle dérogation est nécessaire pour concilier le droit à la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression et d’information, aux traitements mis en œuvre aux fins :
1° D’expression universitaire, artistique ou littéraire ;
2° D’exercice à titre professionnel, de l’activité de journaliste, dans le respect des règles déontologiques de cette profession.
Les dispositions des alinéas précédents ne font pas obstacle à l’application des dispositions du code civil, des lois relatives à la presse écrite ou audiovisuelle et du code pénal, qui prévoient les conditions d’exercice du droit de réponse et qui préviennent, limitent, réparent et, le cas échéant, répriment les atteintes à la vie privée et à la réputation des personnes.
NOTA : Conformément à l’article 29 de l’ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018, ces dispositions entrent en vigueur en même temps que le décret n° 2019-536 du 29 mai 2019 pris pour l’application de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés au 1er juin 2019. »
La liberté d’expression ne pourra pas être revendiquée pour n’importe quel type de communication.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Arrêt Delfi, du 16 juin 2015, Arrêt Satakunnan du 27 juin 2017, n°931/13), en référence à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme) permet de s’interroger à ce sujet.
Selon l’article 10 de la CEDH :
« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ».
« L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».Dans l’arrêt Satakunnan la Cour énonce entre autres que :
« la Cour a constamment rappelé que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, § 52, 18 octobre 2016). »
...
« 130. Outre qu’elle a jugé dans de nombreuses affaires que le droit à la vie privée consacré par l’article 8 protégeait l’intégrité physique et morale de la personne, la Cour a également précisé que la vie privée s’étendait aux activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B) ou au droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX (extraits)). »« 131. Par ailleurs, la Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83, et P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX). »
...
« À cet égard, elle souligne que le terme « vie privée » ne doit pas être interprété de façon restrictive. En particulier, le respect de la vie privée englobe le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables ; de surcroît, aucune raison de principe ne permet d’exclure les activités professionnelles ou commerciales de la notion de « vie privée » (arrêts Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, série A no 251-B, pp. 33-34, § 29, et Halford précité, pp. 1015‑1016, § 42). »
...« 134. Le fait que les informations en cause sont déjà dans le domaine public ne les soustrait pas nécessairement à la protection de l’article 8. Ainsi, dans l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, §§ 74-75 et 77, CEDH 2004‑VI), concernant la publication de photographies qui avaient été prises dans des lieux publics d’une personne connue n’exerçant aucune fonction officielle, la Cour a estimé que l’intérêt à publier ces informations devait être mis en balance avec des considérations liées à la vie privée, même si les apparitions en public de cette personne pouvaient être considérées comme des « informations publiques ». »
...
« 136. Il ressort de la jurisprudence établie que les considérations liées à la vie privée entrent en jeu dans les situations où des informations ont été recueillies sur une personne bien précise, où des données à caractère personnel ont été traitées ou utilisées et où les éléments en question avaient été rendus publics d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi les intéressés pouvaient raisonnablement s’attendre (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 44–46, CEDH 2010 (extraits) ; voir également Rotaru c. Roumanie, précité, §§ 43–44, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, § 57, Amann, précité, §§ 65–67, et M.N. et autres c. Saint-Marin, no 28005/12, §§ 52‑53, 7 juillet 2015). »« 137. La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article (S. et Marper, précité, § 103). L’article 8 de la Convention consacre donc le droit à une forme d’auto-détermination informationnelle, qui autorise les personnes à invoquer leur droit à la vie privée en ce qui concerne des données qui, bien que neutres, sont collectées, traitées et diffusées à la collectivité, selon des formes ou modalités telles que leurs droits au titre de l’article 8 peuvent être mis en jeu. »
Dans l’arrêt Niemitz :
« 29. La Cour ne juge ni possible ni nécessaire de chercher à définir de manière exhaustive la notion de "vie privée". Il serait toutefois trop restrictif de la limiter à un "cercle intime" où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables.
Il paraît, en outre, n’y avoir aucune raison de principe de considérer cette manière de comprendre la notion de "vie privée" comme excluant les activités professionnelles ou commerciales : après tout, c’est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur. Un fait, souligné par la Commission, le confirme : dans les occupations de quelqu’un, on ne peut pas toujours démêler ce qui relève du domaine professionnel de ce qui en sort. Spécialement, les tâches d’un membre d’une profession libérale peuvent constituer un élément de sa vie à un si haut degré que l’on ne saurait dire en quelle qualité il agit à un moment donné.
De plus, on risquerait d’aboutir à une inégalité de traitement si, comme le préconise le Gouvernement, on refusait le bénéfice de l’article 8 (art. 8) au motif que la mesure dénoncée concernait uniquement des activités professionnelles : la protection continuerait à jouer en faveur d’un individu dont les activités professionnelles et non professionnelles s’imbriqueraient à un point tel qu’il n’existerait aucun moyen de les dissocier. Jusqu’ici la Cour n’a du reste pas opéré pareille distinction : elle a constaté une ingérence dans la vie privée même quand des écoutes téléphoniques portaient aussi sur les communications commerciales (arrêt Huvig c. France du 24 avril 1990, série A no 176-B, p. 41, par. 8, et p. 52, par. 25) ; de ce qu’une perquisition visait uniquement des activités commerciales, elle n’a pas tiré argument pour estimer l’article 8 (art. 8) inapplicable au titre de la "vie privée" (arrêt Chappell c. Royaume-Uni du 30 mars 1989, série A no 152-A, pp. 12-13, par. 26, et pp. 21-22, par. 51). »La Cour de justice de L’Union européenne, dans l’arrêt Buivids du 14 février 2019 renvoie aux critères dégagés par la CEDH :
« aux fins d’effectuer la mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme a développé une série de critères pertinents qui doivent être pris en considération, notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, le mode et les circonstances dans lesquelles les informations ont été obtenues ainsi que leur véracité (…). De même, doit être prise en considération la possibilité pour le responsable du traitement d’adopter des mesures permettant d’atténuer l’ampleur de l’ingérence dans le droit à la vie privée. »
La CJUE a aussi précisé que le traitement effectué par l’exploitant d’un moteur de recherche ne peut être considéré « comme exercé aux seuls fins de journalisme » (V. CJUE 13 mai 2014, Google Spain, no C-131/12), et que
« Cette [personne] pouvant, eu égard à ses droits fondamentaux au titre des articles 7 et 8 de la Charte, demander que l’information en question ne soit plus mise à la disposition du grand public du fait de son inclusion dans une telle liste de résultats, ces droits prévalent, en principe, non seulement sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à accéder à ladite information lors d’une recherche portant sur le nom de cette personne. Cependant, tel ne serait pas le cas s’il apparaissait, pour des raisons particulières, telles que le rôle joué par ladite personne dans la vie publique, que l’ingérence dans ses droits fondamentaux est justifiée par l’intérêt prépondérant dudit public à avoir, du fait de cette inclusion, accès à l’information en question » (CJUE 13 mai 2014 : préc.). »
En droit national des décisions n’hésitent pas à limiter la liberté d’expression, voire pourraient laisser penser à un régime de faveur pour certaines catégories de professionnels, exemptes des feux de la liberté d’expression alors que d’autres ne le sont pas :
Une ordonnance de référé du TGI de Paris, du 3 mars 2008, confirmée par un arrêt de la cour d’appel de Paris, du 25 juin 2008, interdisait l’activité de notation d’enseignants au travers du site Note2b.com.
Le juge des référés estimait que « la liberté d’expression des élèves » peut légitimement « subir, sur le site litigieux, une limitation raisonnable en présence de droits et intérêts légitimes des enseignants » et concluait que, « pour y parvenir et prévenir un dommage imminent, seule la suspension de la mise en œuvre du traitement automatisé de données personnelles des enseignants représente la mesure appropriée ». En conséquence, il fit « injonction à la société Note2b.com de suspendre sur le site (…) l’utilisation de données nominatives d’enseignants aux fins de leur notation ». La cour d’appel considéra qu’il s’agissait de données nominatives à l’utilisation desquelles les intéressés n’avaient pas consenti et que l’activité commerciale poursuivie par le site ne lui conférait pas « la légitimité nécessaire » pour organiser un système de notation.
Avec les annuaires sauvages on est loin du “débat d’intérêt général” mais proche de l’activité d’une base de données brutes, sans analyse journalistique, qui fiche publiquement des personnes qui n’ont jamais demandé à y être et qui peuvent légitimement souhaiter que leur nom personnel ne soit pas associé publiquement à leur activité professionnelle, ou a une communication publique sur internet.
Dans un jugement du 15 septembre 2022, n° 19/01427, que nous saluons, le tribunal judiciaire de Chambéry revient sur la jurisprudence relative aux fiches Google My Business, cet annuaire sauvage qui fiche les professionnels.
Les fiches Google My business fichent les professionnels sans leur consentement et collectent les avis d’anonymes sans aucune vérification, au nom de la liberté d’expression et alors même que le but de Google est mercantile : attirer des clics sur son moteur, inciter les professionnels à utiliser ses services publicitaires.
Google ne justifie pas d’un intérêt légitime justifiant le traitement des données personnelles du professionnel sans son consentement ; le « droit à l’information du public » (la fameuse « liberté d’expression ») invoqué par Google, mis en balance avec la protection des données personnelles et de la vie privée, ne permet pas d’identifier un tel intérêt légitime, et alors que Google produit ses fiches et collecte des avis afin d’inciter fortement (si ce n’est obliger : ne serait-ce que pour permettre aux professionnels de répondre aux avis négatifs ou d’améliorer sa fiche) les personnes fichées à utiliser ses services ; en outre, le droit à l’information du public est déjà satisfait par la diffusion des renseignements sur le professionnel via d’autres supports ; de plus, le droit à l’information implique un droit à la fiabilité de l’information et Google ne satisfait pas ce droit en collectant des avis invérifiables d’anonymes – et alors qu’aujourd’hui que la levée d’anonymat n’est plus possible dans le cadre d’actions civiles et que Google refuse de supprimer les avis en vertu de ses propres obligation de confidentialité – il existe ainsi un « déséquilibre patent entre le professionnel et l’utilisateur [l’auteur anonyme de l’avis négatif] et l’incidence pour le professionnel concerné peut être importante ».
Ce qui est intéressant dans cette décision, au-delà des questions de vie privée et de protection des données personnelles qu’elle traite, c’est qu’elle se penche sur la liberté d’expression, le droit à l’information du public et le devoir d’information.
La liberté d’expression, le droit à l’information, s’appuient globalement sur l’indépendance et l’impartialité, la bonne foi de l’éditeur de l’information. Cette bonne foi s’accommode mal d’intérêts mercantiles, ou d’absences de garanties quant à la fiabilité des sources.
On voit là une possibilité réelle de freinage contre l’expansion de l’anonymat des avis publics, anonymat si difficile à lever aujourd’hui en raison des obligations de confidentialité auxquelles sont tenues les opérateurs.
Non aux annuaires sauvages qui tondent les professionnels.
Pierre de Roquefeuil, Avocat, Paris, titulaire des mentions de spécialisation droit du numérique, de la communication et de la propriété intellectuelle - https://roquefeuil.avocat.fr
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