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L’abus de droit fiscal, ou comment détruire la sécurité juridique en voulant l’améliorer. Par Laurent Simonnet, Ingénieur patrimonial.
Parution : mardi 19 novembre 2019
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Abus de droit fiscal et sécurité juridique font-ils bon ménage ? Rien n’est moins sûr. Il sera démontré que le concept d’abus de droit fiscal par fraude à la loi ne peut que générer de l’insécurité juridique de manière exponentielle.

Les dispositions de l’article L 64 du Livre des procédures fiscales (LPF) ne sont plus à présenter pour les professionnels du droit et de la fiscalité. Afin d’en restituer le véritable caractère, l’administration fiscale est en droit d’écarter comme ne lui étant pas opposables les actes constitutifs d’un abus de droit :
- « soit que ces actes ont un caractère fictif ». On parle d’abus de droit par simulation ;
- « soit que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ». On parle alors d’abus de droit par fraude à la loi.

Sur le fondement de l’article L 64, l’Administration fiscale peut rectifier la situation d’un contribuable et lui appliquer une pénalité pouvant aller jusqu’à 80% des droits mis à sa charge. Lors de son adoption par la loi de finances rectificative pour 2008, le consensus était que cette disposition, dont la rédaction a été largement inspirée par l’arrêt « Janfin » [1] et le rapport « Fouquet », était un progrès dans la mesure où « une définition claire et précise de l’abus de droit contribuerait fortement à une amélioration de la sécurité juridique en France et à l’égard des investissements étrangers » [2].

Douze ans plus tard, force est de constater que c’est très exactement l’inverse qui s’est produit : l’insécurité juridique n’a jamais été aussi criante [3]. Il est vrai que le contexte politique n’a pas aidé. Certains hommes politiques n’hésitant plus à assimiler l’optimisation à la fraude fiscale [4], il est de bon ton pour les parlementaires de provoquer une surenchère pour obtenir une visibilité médiatique et un certificat de moralité. C’est dans un tel environnement peu propice à une réflexion saine que l’article L 64 A du LPF, qualifié affectueusement de « mini-abus de droit » [5], a été instauré par la loi de finances pour 2019. Contrairement à l’article L 64, dont les dispositions relatives à l’abus de droit par fraude à la loi visent les schémas ayant un but « exclusivement fiscal », ce texte vise les schémas ayant un but « principalement fiscal ».

Ainsi, les articles L 64 et L 64 A, dont les dispositions sont presque identiques, ont en commun de définir l’abus de droit par fraude à la loi selon deux critères : un but exclusivement ou principalement fiscal (élément subjectif) et une application littérale des textes à l’encontre des objectifs de leur auteur (élément objectif). Selon les travaux parlementaires, l’article L 64 A aurait pour objectif, par le recours au mot « principalement », « d’assouplir l’abus de droit dans la branche de fraude à la loi (…) » [6]. Toutefois, il ne reprend pas les dispositions relatives à l’abus de droit par simulation, notion qui ne sera pas examinée dans cet article.

L’adoption de l’article L 64 A, dont les dispositions s’appliqueront aux opérations réalisées à compter du 1er janvier 2020 et pour l’ensemble des impôts, a fait couler beaucoup d’encre et installé un climat anxiogène au sein de la communauté des praticiens. La situation actuelle n’a jamais été aussi instable et confuse, au point que Laurent Olléon, rapporteur public dans l’affaire Janfin, a pu la qualifier « d’océan d’incertitudes » [7].

De nombreux conseils renoncent à la réalisation de schémas d’optimisation privant par la même occasion leurs clients de droits que leur accorde la loi. Dès qu’un schéma permet de réaliser des économies d’impôt, la messe est presque toujours dite : « c’est peut-être abusif ; on ne prend pas le risque ». De fait, les réformes de 2008 et 2019 ont transformé la fonction du conseiller. Celle-ci est moins d’optimiser que d’éviter à son client (et à lui-même ! [8]) une condamnation. En somme, le conseiller ne serait qu’un « inspecteur du fisc bis » dont le rôle se limiterait à placer sagement son client sur la voie la plus imposée. L’affirmation du Conseil d’Etat selon laquelle « entre deux voies, le contribuable n’est jamais tenu de choisir celle qui est fiscalement la moins avantageuse [9] » est-elle toujours d’actualité ?

L’état dans lequel sont placés les professionnels du droit et de la fiscalité n’est pourtant pas surprenant au regard du caractère névrotique inhérent à la nature même du concept d’abus de droit. En effet, l’abus de droit par fraude à la loi consiste à agir à l’intérieur de son droit, mais de manière contestable. En somme, tout comme le chat de Schrödinger qui peut être à la fois mort et vivant dans sa boite [10], un contribuable pourrait être à la fois dans la légalité et dans l’illégalité [11]. Planiol, au début du vingtième siècle, avait déjà remarqué qu’un tel concept était un non-sens : «  il ne peut y avoir usage abusif d’un droit quelconque, par la raison irréfutable qu’un seul et même acte ne peut pas être tout à la fois conforme au droit et contraire au droit  [12] » .

Quelle est la fonction de l’abus de droit ? Notre époque l’a démontré : l’autocensure est bien plus efficace que la censure. Ainsi, l’abus de droit est à la fiscalité ce que le politiquement correct est à la libre pensée : un puissant dispositif inhibiteur permettant de tuer dans l’œuf la conception et la réalisation de schémas d’optimisation que les autorités réprouvent sans pouvoir (pour des raisons constitutionnelles) ou vouloir (pour des raisons politiques) traduire cette réprobation dans la loi.

Simple, la recette de l’abus de droit fiscal par fraude à la loi ne réunit que quelques ingrédients : deux critères flous qui ne permettent pas de déterminer précisément ce qui est abusif et ce qui ne l’est pas ; une lourde pénalité appliquée en fonction desdits critères ; une procédure longue et coûteuse à l’issue incertaine. Le citoyen informé que l’exercice d’un droit peut l’exposer à une lourde sanction n’aura pas d’autre choix, s’il souhaite retrouver un peu de tranquillité, que de renoncer au bénéfice dudit droit. Le but est donc moins de punir que de faire peur en brouillant la frontière entre légalité et illégalité [13].

Tel n’est pas, en principe, l’objet d’un système démocratique. Bien au contraire, la délimitation par la loi de ce qui légal et de ce qui ne l’est pas est la condition nécessaire pour établir une société démocratique ordonnée et respectueuse du principe de sécurité juridique : « comment mettre de l’ordre dans le chaos ? (…) En traçant une ligne. En séparant un dedans d’un dehors. L’autorisé de l’interdit. » [14].

L’objectif de cet article est de montrer, au travers de l’analyse du critère subjectif (I) et du critère objectif (II) de l’abus de droit par fraude à la loi, que ce concept ne peut que générer de l’insécurité juridique de manière exponentielle. Et qu’en définitive, des lois bien rédigées constituent un moyen bien plus efficace et démocratique que l’abus de droit pour encadrer ou neutraliser les schémas d’optimisation (III).

I. D’un but exclusivement à principalement fiscal : le glissement était prévisible dès l’origine.

Passer d’un but « exclusivement fiscal » à un but « principalement fiscal » est-il réellement une révolution ? Comme l’a affirmé avec justesse Olivier Fouquet, il existe un « abîme entre les deux notions [15] ». Or, s’il existe une nette différence entre la notion « d’exclusivement fiscal » et celle de « principalement fiscal », la jurisprudence rendue sous l’article L 64 a pourtant toujours semblé appliquer la seconde. Ainsi, il peut être soutenu que le passage au but « principalement fiscal » est (presque) un non-évènement. Pour le démontrer, il faut procéder par étapes.

Un but principal est un but premier par rapport à un ou plusieurs autres buts [16]. Qualifier le caractère principal d’un but implique donc nécessairement deux choses : reconnaître l’existence de plusieurs buts et comparer ces différents buts pour déterminer lequel est le plus important. Ainsi, le recours au mot « principalement » entraîne la réalisation d’une pesée : un but est principal car d’autres sont accessoires.
A l’inverse, un but exclusif, par son caractère absolu [17], nie l’existence même d’autres buts. En conséquence, s’il n’existe qu’un seul but, alors toute pesée avec d’autres buts pour déterminer lequel est principal est sans objet. Il est important d’insister sur ce point : l’idée de pesée est totalement étrangère à la notion d’exclusivité. Et c’est justement parce que cette dernière épargne le juge de toute pesée périlleuse et arbitraire entre les buts fiscaux et non fiscaux qu’elle peut être porteuse de sécurité juridique.

Sous cet angle, la recherche d’un but « exclusivement fiscal » dans le cadre de l’article L64 enjoint au juge de déterminer si le but du contribuable était uniquement fiscal. La simple constatation de l’existence de plusieurs buts, dont certains non fiscaux, conduit à écarter tout abus de droit ; le travail du juge s’arrête là. Si les mots ont un sens, l’article L64 devait conduire à reconnaître à l’abus de droit par fraude à la loi un caractère exceptionnel, à l’application restreinte et réservée aux schémas les plus grossiers.

L’administration fiscale et le juge pouvaient-ils se satisfaire de cet outil particulièrement restrictif ? Certainement pas. Pour l’administration, c’était réduire le nombre de condamnations et de pénalités encaissées ; c’était surtout se priver d’un outil de dissuasion à l’optimisation particulièrement efficace. Pour le juge, c’était accepter de se cantonner à un rôle somme toute très modeste. Pour faire de l’abus de droit par fraude à la loi une arme de dissuasion massive, il fallait introduire une pesée, c’est-à-dire une bonne dose d’incertitude, d’aléa judiciaire, et d’arbitraire ; et donc glisser discrètement d’un but exclusivement fiscal vers un but principalement fiscal, en contradiction avec les termes clairs de l’article L 64.

Olivier Fouquet synthétise parfaitement ce glissement dans l’appréciation de l’élément subjectif : « Que fait aujourd’hui (NDA : article écrit en 2013) le Conseil d’Etat pour apprécier si le seul motif d’une opération est fiscal ? Il compare l’avantage économique et l’avantage fiscal retirés respectivement par le contribuable de l’opération critiquée. Si l’avantage fiscal est prépondérant par rapport à l’avantage économique (réel), il considère que le contribuable a été inspiré par un motif exclusivement fiscal. Dès lors, pour ceux qui connaissent la jurisprudence, il ne paraîtrait pas invraisemblable que le Conseil d’Etat, en cas de réforme, ne change rien de son raisonnement, puisqu’en somme il fait déjà ce que les parlementaires ou un ministre voudraient qu’il fasse [18] ».

Le raisonnement est limpide et prend la forme d’un aveu : au regard de la jurisprudence rendue sous l’article L 64, le Conseil d’Etat a toujours statué au regard d’un motif principalement fiscal. C’est la raison pour laquelle l’article L 64 A risque de ne (presque) rien changer. Dans le cadre du L 64 A et comme auparavant dans celui du L 64, les praticiens devront justifier, avec toutes les difficultés que cela comporte, que des buts fiscaux (de nature quantitatifs, donc évaluables en argent) ne sont pas prépondérants par rapport à des buts non fiscaux (de nature qualitatifs, difficilement estimables en termes monétaires). Par exemple, quel est le poids du recours à la société civile pour éviter les inconvénients de l’indivision ou d’un changement de régime matrimonial pour protéger le conjoint survivant par rapport à des économies d’impôt parfaitement chiffrables ? Il va de soi qu’une telle opération revient à comparer des choux et des carottes et laisse la place libre à un fort aléa judiciaire.

C’est justement sur ce dernier point que la réforme de 2019 pourrait, hélas, faire bouger les lignes. En effet, l’appréciation du caractère « principalement fiscal », notion factuelle, relèverait de l’appréciation souveraine des juges du fond [19]. Un même schéma pourrait alors être abusif pour les juges marseillais, mais légal pour les juges bordelais. Le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation n’auraient alors plus les moyens de remplir leur fonction régulatrice d’unification du droit. Plaisante justice qu’un ressort de cour d’appel borne ? La balkanisation de l’abus de droit est en marche.

II. La recherche des objectifs de l’auteur de la norme dans les travaux préparatoires : l’idée erronée que l’esprit doit prévaloir sur la lettre.

L’idée semble faire l’unanimité : l’esprit d’un texte de loi doit prévaloir sur sa lettre et doit être recherché dans les travaux préparatoires. Après tout, Montesquieu, n’a-t-il pas écrit un livre intitulé « De l’esprit des lois » ? S’arrêter à la lecture du titre d’un livre pour prétendre en connaître le contenu est assurément imprudent. Cela l’est d’autant plus si l’on s’attarde un peu sur ce qu’a écrit son auteur : « Dans les Etats monarchiques, il y a une loi : et là où elle est précise, le juge la suit ; là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi . [20] ». Cesare Beccaria est encore plus précis : « Rien n’est plus dangereux que l’axiome commun selon lequel il faut consulter l’esprit de la loi. C’est dresser une digue bientôt rompue par le torrent des opinions [21] ».

La leçon des pères fondateurs de la démocratie moderne est claire. Premièrement, l’esprit d’un texte ne doit jamais prévaloir sur sa lettre. Deuxièmement, l’esprit doit être extrait des seuls mots du texte. Troisièmement, les mots signifient ce qu’ils évoquent pour une personne raisonnable au moment où ils sont écrits [22]. Ainsi, aucune règle ne doit obliger le juge à faire primer la volonté prétendument « véritable » du législateur sur la lettre du texte. Au moins trois raisons permettent de l’affirmer.

La première est qu’il n’y pas plus manipulable que l’esprit d’un texte pour faire dire à ce dernier ce que l’on veut : quand l’esprit est roi, le texte ne l’est plus, et le juge cesse de devenir la bouche de la loi pour devenir corédacteur de celle-ci. D’un point de vue constitutionnel, cette dérive est problématique : « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de constitution [23]. ».

La dérive consiste à privilégier l’intention du législateur telle qu’elle serait supposée apparaître dans les travaux préparatoires (qui n’ont fait l’objet d’aucun consentement démocratique) sur le texte de loi (qui a fait l’objet d’un consentement démocratique). Partant de ce principe, le Conseil d’Etat ne se prive donc plus de faire primer la première sur le second [24].

Mais pour ce faire, encore faut-il que l’intention du législateur puisse apparaître clairement dans les travaux préparatoires. Comme c’est rarement le cas, que ces derniers soient silencieux ou « inexploitables [25] », la jurisprudence administrative a pris l’habitude de présumer que les auteurs d’un texte fiscal ne peuvent jamais avoir eu pour intention d’en faire bénéficier un montage artificiel et/ou dépourvu de substance économique [26].

Pure fiction idéologique très utile, puisque la qualification d’un schéma comme étant dépourvu de substance économique et/ou artificiel, dispense le juge de caractériser l’élément objectif [27]. En effet, selon le Conseil d’Etat, une telle qualification [28] emporte nécessairement la satisfaction des critères subjectifs et objectifs permettant de caractériser un abus de droit par fraude à la loi. Dispensée de prouver la contrariété aux objectifs de l’auteur de la norme, la tâche de l’administration fiscale est d’autant plus facilitée que les notions de substance économique [29] et de montage artificiel [30], ne faisant l’objet d’aucune définition précise et opérationnelle, relèvent plus de l’art divinatoire que de l’analyse juridique. En effet, peut-on réellement distinguer, au stade de l’appréciation des faits, entre d’une part un montage dépourvu de substance et/ou artificiel et d’autre part un montage « seulement » exclusivement ou principalement fiscal ? Le recours à des notions non définies génère nécessairement des solutions qui affectent la lisibilité et la prévisibilité de la norme.

La solution consisterait-elle à encourager le législateur à faire apparaître clairement son intention dans les travaux préparatoires ? Rien ne serait plus dangereux. D’une part, certains parlementaires, sous la pression de lobbies, pourraient être tentés de manipuler sciemment les travaux parlementaires en faisait telle ou telle déclaration en séance, ou telle ou telle mention dans un rapport de travail. Paradoxalement, le recours par le juge aux travaux préparatoires pour connaître l’intention du législateur pourrait donc contribuer à en altérer la sincérité. D’autre part, à supposer que législateur soit en mesure d’exprimer ses objectifs clairement, autant qu’il le fasse directement dans le texte de loi, seul objet d’un consentement démocratique.

La deuxième raison est que la recherche de l’intention du législateur est en pratique irréalisable pour la plupart des contribuables. Un dirigeant de PME dispose-t-il des moyens financiers nécessaires pour recourir aux services d’un conseil ayant suffisamment de moyens pour réaliser un long et fastidieux travail d’archéologie juridique (rechercher, par exemple, quel était le but du législateur de 1925 lors de l’adoption du régime mère-fille) ? Le conseiller devra également savoir manier la boule de cristal, puisque les articles L 64 et L 64 A, selon la Cour d’Appel Administrative de Paris [31], permettent à l’administration fiscale de soutenir qu’un contribuable commet un abus de droit en appliquant une instruction illégale en contrariété avec les intentions de son auteur (c’est-à-dire elle-même !) alors même que ses propres documents internes ne sont pas accessibles au public. Autrement dit, c’est une partie au procès, l’administration fiscale, qui fixe les règles du jeu. De plus, cela revient à dire qu’un automobiliste qui grille un feu rouge sur ordre d’un agent de la force publique commet néanmoins une infraction. Vivement contesté par la majorité des commentateurs [32], le raisonnement de l’arrêt découle pourtant de l’application logique des dispositions de l’abus de droit par fraude à la loi.

La troisième raison est qu’une assemblée n’a pas d’esprit ou d’intention. L’intention du législateur, que l’on pourrait soit disant retrouver dans les travaux préparatoires (travaux des commissions et débats en assemblée), est une pure fiction dans la mesure où chaque parlementaire a son propre avis sur le texte de loi qu’il vote. Agréger une somme d’opinions souvent contradictoires n’aurait aucun sens, car le tout ne peut pas être la somme des parties.

En outre, la plupart des lois sont en pratique rédigées ou amendées par quelques dizaines de parlementaires tout au plus. Peut-on raisonnablement prétendre que l’opinion de ce petit nombre de députés et sénateurs représente l’avis d’une majorité, voire de l’ensemble du Parlement ? La réalité est que le seul objet de l’accord des membres du Parlement est le texte de loi présenté au vote. Le consentement démocratique ne porte que sur lui, et rien d’autre. Car en définitive, et c’est heureux, nous ne sommes pas gouvernés par les intentions du législateur mais par les lois qu’il adopte en notre nom. Jérôme Turot a pu affirmer que « la doctrine [de l’administration fiscale] n’a pas d’esprit [33] ». On peut aller encore plus loin : le législateur n’en a pas non plus.

III. Un législateur réactif doté d’une plume claire et précise : une réponse démocratique aux enjeux posés par l’optimisation fiscale.

Supprimer l’abus de droit pourrait être considéré comme une idée saugrenue. Selon ses partisans, ce serait laisser la porte ouverte à toutes les dérives. Cette objection, caractéristique des années 2000, a pourtant fait l’objet d’une réponse claire et précise en 1764 : « Les inconvénients qui proviennent de l’observation rigoureuse de la loi pénale ne sauraient être mis en balance avec les désordres que provoque son interprétation. Ces inconvénients, tout momentanés, entraineront une modification facile autant que nécessaire des termes de la loi qui sont une cause d’incertitude ; du moins empêcheront-ils les déplorables abus de raisonnement d’où naissent des controverses arbitraires et vénales. [34] ». Les observations de Cesare Beccaria conservent toute leur pertinence pour la loi fiscale et pour toute loi de manière générale. Adaptées à notre monde dans lequel tout va très vite, elles pourraient traduire l’idée que la loi doit non seulement être claire et précise, mais que le législateur doit être particulièrement attentif aux évolutions de la pratique et réagir promptement pour encadrer les schémas d’optimisation qu’il n’approuve pas.

En effet, revenons aux principes démocratiques fondamentaux : « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas [35] ». La loi permet-elle de réaliser des schémas d’optimisation que la collectivité réprouve ? Rien de plus simple pour obtenir une solution satisfaisante : il suffit de modifier la loi en supprimant ou encadrant les dispositions qui permettent l’optimisation. C’est d’ailleurs ce point précis qui permet de distinguer entre optimisation et fraude fiscale. Pour supprimer l’optimisation fiscale, il suffit de changer la loi qui la permet. En revanche, toutes les lois du monde ne suffiront pas pour supprimer la fraude fiscale car les fraudeurs fiscaux se moquent éperdument de leur respect.

Ainsi, l’article 32 de la loi de finances rectificative pour 2016, taxant à l’impôt de plus-value la soulte stipulée dans une opération d’apport de titres, a-t-il permis de neutraliser le schéma d’optimisation réalisé antérieurement sous un régime fiscal plus favorable ? La réponse est absolument positive : dans la plupart des cas, aucun conseiller fiscal ne préconise désormais un tel montage. En revanche, l’article 1741 du CGI réprimant la fraude fiscale a-t-il eu pour effet d’empêcher certains contribuables de ne pas déclarer tout ou partie de leur patrimoine et de leurs revenus ? Certainement pas. Demandez à Jérôme Cahuzac.

En définitive, les errements générés par le concept d’abus de droit par fraude à la loi mettent en lumière une question essentielle de la démocratie moderne. Sur qui pèse le risque de malfaçon législative : le contribuable ou la collectivité ?

Choisir le premier, c’est rendre nos représentants irresponsables des normes qu’ils édictent. A quoi bon soigner la rédaction des lois si un « repêchage » peut être effectué par le juge au titre de l’abus de droit ? En pareil cas, on peut déduire assez facilement le degré de confiance qu’un citoyen peut accorder aux institutions. Irresponsable, le législateur deviendrait également fainéant : les praticiens attendent toujours par exemple une définition précise donnant un mode d’emploi pragmatique de la notion de holding animatrice [36]. Si l’on tient compte du fait que ni la notion de salaire [37], ni la notion de revenu [38] ne font l’objet d’une définition légale précise en matière de fiscalité, il est probable qu’ils devront prendre leur mal en patience.

Choisir la seconde, c’est responsabiliser nos représentants. Car si la loi permet un schéma d’optimisation que la collectivité réprouve, c’est sur les épaules du législateur que pèse la charge de rendre notre droit en adéquation avec les souhaits de celle-ci. Il n’en sera que plus prompt et efficace dans sa tâche.

Laurent Simonnet Ingénieur patrimonial

[1CE, 27.09.2006, n°260050

[2Rapport « Fouquet », juin 2008, page 43.

[3TUROT, Revue de droit fiscal, n° 11, 14.03.2019, 206

[5FOUQUET, Revue de droit fiscal, n°49, 06.12.2018, 519

[7OLLEON, CHAHID-NOURAI, Revue de droit fiscal, n° 5, 31.01.2019

[8Article 1740 A bis du CGI

[9Concl. CORTOT BOUCHER, CE, 3e/8e ss-sect., 11 févr. 2011, n° 314950

[10Pour ceux qui s’intéressent à la physique quantique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chat_de_Schrödinger

[11L’abus de droit ne pourrait valablement s’insérer que dans un système de droit régi par certains principes de la mécanique quantique : principe de superposition (un schéma peut être à la fois légal et illégal) et indéterminisme fondamental (un même schéma peut générer des résultats différents en fonction du juge et du vérificateur) notamment. Notre droit, à l’évidence, ne présente pas (ne devrait pas présenter ?) ces caractéristiques.

[12PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, T. II, n° 871

[13Les juristes américains parlent de « chilling effect »

[14DEBRAY Régis, « Eloge des frontières », Gallimard, 2010, page 25.

[15FOUQUET, Revue de droit fiscal, n°39, 24.09.2009

[16Le mot « principalement » est dérivé du latin « principalis » qui signifie « qui est le plus important ».

[17Définition du Petit Larousse Grand Format : « (…)3. Qui exclut toute autre chose comme incompatible (…) 4. De parti pris, absolu ».

[18FOUQUET, FR 39/13, 27/09/13

[19CE, 15.12.2010, n°309678 et n°322963, cité dans l’article ci-dessus : FOUQUET, FR 39/13, 27/09/13

[20MONTESQUIEU, « De l’esprit des lois », Gallimard, Editions la Pléiade, page 311.

[21BECCARIA, « Des délits et des peines », Flammarion, 1991, pages 67 et 68.

[22SCALIA, GARNER, « Reading Law : the interpretation of legal texts », Thomson West

[23Article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

[24CE, 21.01.2016, n° 388989 ; DUCHANGE, JCPE, n°16-17, 21.04.2016

[25TUROT, Revue de droit fiscal, n° 11. 14.03.2019

[26Voir les conclusions de L. Olléon sous CE, 8e et 3e ss-sect., 24 avr. 2012, n° 343709, Abbey National Treasury Services ; également DEBAT, MESLIN, Revue fiscale du patrimoine n° 4, Avril 2016, 7

[27« Mais il vous est également arrivé de constater que le critère objectif était rempli sans caractériser précisément l’intention des auteurs de la norme, et en constatant seulement l’artificialité, l’absence de substance ou le caractère de « montage » des opérations réalisées par le contribuable » Conclusions E. Cortot Boucher, CE, 19.07.2017, n° 408227, Sté Ingram Micro ; CE, 03.12.2018 n°40661.

[28La distinction et les liens entre « substance économique » et « montage artificiel » ne sont pas très clairs. FOUQUET, Revue de droit fiscal, n°44-45, 03.11.2005, 39 : « La qualification « dépourvue de toute substance » employée par le Conseil d’Etat pour caractériser la société luxembourgeoise (…) désigne un caractère artificiel, une absence de réalité économique ». PERIN-DUREAU, RTDCOM 2019, page 522 : « En ce sens, il est possible de considérer que les montages juridiques dénués de toute substance (…) sont nécessairement contraires aux intentions du législateur fiscal. (…). Ces critères (…) ne sauraient être considérés comme satisfaits lorsque l’opération est artificielle, c’est-à-dire dénuée de toute substance économique. ». GOULARD, Revue de droit fiscal, n° 44-45, 3 Novembre 2005, 39 « La qualification « dépourvue de toute substance » employée par le Conseil d’État pour caractériser la société luxembourgeoise créée par les protagonistes des affaires Pléiade et Sagal désigne un caractère artificiel, une absence de réalité économique. ». DE LA MARDIERE, Revue de droit fiscal, n° 29, 18 Juillet 2019, 330 : "Il est plus facile d’identifier la fraude à la loi lorsque le schéma litigieux utilise une société dépourvue de substance ; dans une telle situation, en effet, le montage n’obéit à aucune logique économique. Quoique, il est également plus délicat de savoir si l’abus repose sur la simulation ou la fraude à la loi. « C’est donc en creux, par opposition à la notion de montage artificiel, que prend corps celle de substance ». Tel est le cas lorsqu’une société est créée, de préférence à l’étranger, pour les besoins de la cause et qu’elle n’a aucune activité. Le montage purement artificiel est alors nécessairement « dépourvu de réalité économique »."

[29TASOCAK, Revue de Droit fiscal n° 30-35, 27 Juillet 2017

[30DE LA MARDIERE, Revue de droit fiscal, n° 29, 18 Juillet 2019, 330 : « La jurisprudence française ne définit pas le montage artificiel »

[31CAA Paris, 20 déc. 2018, n° 17PA00747

[32OLLEON, CHAHID-NOURAI, Revue de droit fiscal, n° 5, 31.01.2019 ; TUROT, Revue de droit fiscal, n° 11. 14.03.2019

[33TUROT, RJF 2/92, n°232.

[34BECCARIA, « Des délits et des peines », Flammarion, 1991, pages 68 et 69.

[35Déclaration universelle des droits de l’homme, article 5.

[36SAINT CHAFFRAY, LAUMIERE, FR 18/19, 11/04/19

[37GUTMANN, Revue de droit fiscal, n° 9, 03.03.2016 : « La diversification des figures du salarié est un trait majeur de la société contemporaine. Il n’est donc pas étonnant que le droit fiscal en porte la marque. Elle brouille cependant le concept de salaire, et c’est comme toujours lorsque le législateur est silencieux que le manque d’une théorie générale du salaire en matière fiscale apparaît cruellement (…).La sécurité juridique serait gagnante si la notion fiscale de salaire sortait enfin du flou dans lequel elle baigne. »

[38Mémento Fiscal, EFL, n°725, 2019