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Un tsunami social : le contrat d’un chauffeur Uber est requalifié en contrat de travail. Par Judith Bouhana, Avocat.
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Parution : samedi 7 mars 2020
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C’est un tsunami social que la Cour de Cassation vient de déclencher avec l’arrêt du 4 mars 2020 qui requalifie en contrat de travail la relation contractuelle d’un chauffeur avec l’entreprise Uber.
Plus de 20.000 chauffeurs Uber répertoriés en 2018 vont pouvoir enclencher à leur tour une procédure judiciaire pour obtenir la requalification de leur relation contractuelle en contrat de travail.
L’URSSAF va pouvoir poursuite de son côté son redressement de cotisations sociales de près de 5 millions d’euros contre l’entreprise Uber (années 2012-2013, combien aujourd’hui ?).
Tous les indépendants travaillant avec des sociétés pratiquant "l’ubérisation" pourront demander à leur tour, si les conditions sont réunies, la requalification de leurs relations contractuelles en contrat de travail, avec à la clé des redressements consécutifs de l’URSSAF.
Evoquer un tsunami social n’est pas exagéré.
La requalification d’une relation contractuelle en contrat de travail entraîne l’application des règles d’ordre public dont ne bénéficie pas le travailleur indépendant [1]
Outre bien entendu le paiement de toutes les cotisations sociales par l’entreprise/employeur au lieu d’une simple facture avec TVA acquittée au travailleur indépendant qui devra lui-même régler ces cotisations sociales aux organismes sociaux.
De longue date les juges traquent les fraudes au salariat déguisé et requalifient en contrat de travail les situations contractuelles lorsqu’un lien de subordination juridique est établi entre le faux salarié et son co-contractant.
Le salarié peut alors exiger des rappels de salaires, le règlement des charges sociales, faire requalifier la rupture de la relation contractuelle en licenciement sans cause réelle ni sérieuse, obtenir le règlement d’heures supplémentaires, etc…
Régulièrement les juges prononcent des décisions de requalification dans de très nombreux secteurs : mandataires de sociétés, journalistes, enseignants, joueurs professionnels, assistants de cabinets d’expertises comptables, prestataires de service de toute sorte, etc...
Très récemment :
Cass. Soc. 9/10/2019 n° 17-26136, lorsqu’un salarié avait cumulé pendant 1 an les fonctions de salarié et gérant d’une société filiale d’une société mère ;
Cass. Soc. 25/09/2019 n° 17-31125 pour le cas d’un Directeur commercial gérant d’une société qui avait démissionné de ses fonctions de gérant. (En savoir plus : Salariés déguisés : obtenez la reconnaissance de votre contrat de travail. Par Judith Bouhana, Avocat..)
Pour déceler ces fraudes des faux indépendants, les Juges utilisent la méthode du faisceau d’indices, exactement comme ils l’ont fait pour le chauffeur à l’égard d’Uber. Dans cet arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, la Cour rappelle qu’un véritable travailleur indépendant doit pouvoir constituer sa clientèle propre, fixer ses tarifs librement ainsi que les conditions dans lesquelles il exerce ses prestations de services.
Pour caractériser un faux indépendant, la cour va rechercher si dans la relation entre l’indépendant et la société celle-ci a le pouvoir de donner des instructions, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le non-respect des instructions données.
Pour ce chauffeur, la cour de cassation confirme que :
Le chauffeur n’est pas libre de fixer ses tarifs ni les conditions dans lesquelles il exerce sa prestation de transport, que l’itinéraire est imposé par la société, la course n’est pas connue à l’avance par le chauffeur qui est sanctionné s’il ne respecte pas les conditions fixées, voir même déconnecté au-delà d’un certain seuil d’annulation de commande ou de critiques signalées par les clients.
C’est donc pour les juges la société Uber et non le chauffeur qui définit unilatéralement les conditions d’exercice de ses prestations, peu important que ce chauffeur puisse se déconnecter quand il le souhaite et donc travailler à sa guise.
Cette décision est conforme à toute la jurisprudence du contentieux de la requalification. Observer in concreto les conditions réelles dans lesquelles s’exerce l’activité du travailleur, sans s’arrêter à la dénomination donnée par les parties à leurs relations et rechercher un lien de subordination entre le travailleur et son co-contractant.
Les décisions les plus récentes relèvent des indices d’une subordination hiérarchique dans :
1/ Le pouvoir de donner des consignes (L’assistante de direction de son mari) [2] ;
2/ De travailler au sein d’une équipe et d’un service organisé (L’enseignant d’une école privé) [3] ;
3/ Le pouvoir de géolocaliser le salarié et de le sanctionner (L’Arrêt Take Eat Easy le 1er concernant un livreur à vélos travaillant pour cette plateforme) [4] ;
« L’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus… la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier… selon il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».
4. L’obligation de respecter des directives et un règlement interne (Un joueur professionnel) (28/11/2019 n°17-20036) ;
5/ Le respect d’objectifs et des directives de la société (Un professeur de golf) [5] ;
6/ La fourniture des moyens matériels et humains et la fixation des tarifs par la société (Un organisateur de saut en parachute) ;
7/ Le nom du travailleur sur les courriels, le papier à entête et les cartes de visites de la société et le pouvoir de contrôle de la société (Concernant un agent commercial) [6] ;
8/ L’accomplissement du même travail sans autonomie que la collègue salariée exerçant les mêmes fonctions (Une journaliste d’un magasine Mode) [7] ;
9/ La collaboration régulière et permanente en contrepartie d’une rémunération stable (Un journaliste pigiste) [8].
Nous n’en sommes qu’aux prémisses d’une véritable révolution judiciaire et sociale dont les sociétés "ubérisées" vont être les victimes directes et collatérales de cette jurisprudence Uber.
Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com[1] Application des règles sur le temps de travail, le salaire minimum, l’ancienneté, les congés payés, les procédures disciplinaires, les ruptures du contrat de travail, la mise en place d’un CSE etc..
[2] Cass. Soc. 27/03/2019 n° 18-10043.
[3] 09/01/2019 n° 17-24023.
[4] Arrêt du 28/11/2018 n°17-20079.
[5] 28/11/2018 n° 17/22670.
[6] 14/02/2018 n°16-16640.
[7] 17/05/2018 n°16-26103.
[8] 06/02/2019 n°16-19881.
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Cet arrêt de la Cour de cassation est particulièrement intéressant sous au moins trois aspects :
il confirme que les plus hautes instances du pays sont attachées à préserver les fondamentaux du droit du travail : juste avant cet arrêt de la Cour de cassation, rappelons que le Conseil constitutionnel est venu, dans sa décision du 21 décembre 2019, mettre le holà aux dérives ultralibérale de la loi mobilités à l’égard des travailleurs des plateformes ;
il faudra suivre la position et les initiatives de l’ACOSS qui devrait (normalement) afficher d’emblée son intérêt pour cette source importante de cotisations ;
la position individuelle des milliers de salariés potentiels employés par ces plateformes est finalement plus délicate : faudra-t-il que chaque travailleur se positionne et agisse individuellement si jamais les plateformes choisissent d’imposer le statut quo ? Il est bien dommage que l’action de groupe ne leur soit pas ouverte...elle aurait facilité l’arrivée du tsunami !
Bonjour,
Merci pour votre lecture attentive.
Rappelons aussi qu’avant même la décision du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation avait mis un frein via son arrêt Take eat easy du 28 novembre 2018 (17-20.079) à cette libéralisation insuffisamment encadrée du statut des salariés des plateformes. Dans son communiqué de presse, la Cour rappelait sous la forme d’une critique sous-jacente que : "Par la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, le législateur a esquissé une responsabilité sociétale des plate-formes numériques en insérant les articles L.7341-1 à L.7341-6 dans le code du travail prévoyant des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs. Il ne s’est toutefois pas prononcé sur leur statut juridique et n’a pas édicté de présomption de non-salariat".
Rien d’étonnant à ce que la Cour de cassation se penche de nouveau sur le sujet de la requalification du salariat déguisé qu’elle encadre déjà de longue date :
1/Avec un contrôle in concreto par les juges du salariat déguisé : "la seule volonté des parties étant impuissante à soustraire M. X... au statut social qui découlait nécessairement des conditions d’accomplissement de son travail " (Ass. plén., 4 mars 1983 n° 81-11.647 et 81-15.290).
Et :" l’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à la convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle (Cass. Soc., 17 avril 1991 n° 88-40.121)
2/ En définissant le salariat déguisé a contrario "Le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination, celui-ci étant caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (Cass. soc. 13 novembre 1996 n° 94-13.187).
Sur l’action de groupe, il est exact qu’initiée par la loi Hamon du 17 mars 2014 en droit de la consommation, la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du 20ème siècle n’étend l’action de groupe pour l’instant qu’en matière de discrimination au travail à l’égard des salariés, candidats à un emploi, à un stage, ou à une période de formation en entreprise, action réservée aux syndicats représentatifs et aux associations agréées, excluant donc une action de groupe en requalification en contrat de travail.
On peut espérer que ces règles puissent changer en cas d’encombrement excessif des juridictions prud’hommales débordées par des requêtes en requalification des salariés des plateformes.