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Santé au travail : la réparation du préjudice d’anxiété étendue à toutes les substances nocives ou toxiques. Par Laurence Dumure Lambert et Marie-Léonie Vergnerie, Avocates.
Parution : vendredi 6 mars 2020
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Le préjudice d’anxiété a été étendu par la chambre sociale de la Cour de cassation à toutes les substances nocives et toxiques par une série d’arrêts rendus le 11 septembre 2019 et le 20 novembre 2019.

Cette série de décisions [1] s’inscrit dans la lignée de l’extension du périmètre d’indemnisation du préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante déjà entamée par l’arrêt de revirement du 5 avril 2019 [2].

Pour mémoire, la reconnaissance du préjudice d’anxiété - défini comme l’inquiétude permanente de développer une maladie grave en raison d’une exposition à l’amiante - a été consacrée par la jurisprudence en 2010 [3].

Dans la droite ligne de cet arrêt, seuls les salariés ayant exercé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel (éligibles à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante ou « ACAATA ») pouvaient bénéficier de la préretraite amiante, c’est-à-dire d’un départ anticipé ayant pour but de compenser la perte d’espérance de vie des salariés particulièrement exposés à l’amiante et obtenir réparation de leur préjudice d’anxiété induit par cette exposition au moyen d’un régime de preuve dérogatoire [4] .

Par un arrêt du 5 avril 2019 [5], dans une volonté de mettre un terme à cette inégalité de traitement qui excluait de nombreux salariés, notamment les salariés des sous-traitants ayant travaillé dans les entreprises listées par arrêté, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a permis à tout salarié exposé à l’amiante, quel que soit l’établissement dans lequel il a exercé, d’obtenir réparation de son préjudice d’anxiété.

Un fondement légal basé sur le droit commun.

Longtemps rejetée par la jurisprudence, notamment par un arrêt du 26 avril 2017 [6].

Deux des arrêts du 11 septembre 2019 [7] ainsi qu’un arrêt du 20 novembre 2019 [8] admettent la recherche de la responsabilité de l’employeur sur la base de la violation de son obligation de sécurité pour ouvrir droit à indemnisation des salariés ayant été exposés à l’amiante mais n’étant pas éligibles au régime de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998.

Etendu à l’exposition à d’autres substances nocives ou toxiques.

Dans l’un des arrêts rendus le 11 septembre 2019 [9] concernant 730 mineurs de fond des Charbonnages de France du bassin de Lorraine, la chambre sociale de la Cour de cassation s’engage pour la première fois en dehors du terrain de l’exposition à l’amiante, reprenant le principe de responsabilité de droit commun dans les termes suivants : « le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité ».

Contrairement au régime de preuve dérogatoire instauré par la loi du 23 décembre 1998 dispensant les salariés exposés à l’amiante et éligibles à l’ACAATA de justifier à la fois de leur exposition à l’amiante, de la faute de l’employeur et de leur préjudice, la démonstration du préjudice d’anxiété est soumise à un régime de preuve extrêmement strict dont la charge est partagée entre le salarié et l’employeur.

Nécessitant que la preuve soit rapportée de la violation par l’employeur de l’obligation de sécurité.

Le salarié doit, comme pour la réparation de tout préjudice contractuel, apporter les éléments de droit commun de la responsabilité, c’est-à-dire un fait générateur et un préjudice.

Dans ce cadre, le salarié doit prouver la faute contractuelle de son employeur sur le fondement de son obligation de sécurité en apportant la double preuve de son exposition à l’amiante ou à une substance nocive ou toxique et du risque élevé de développer une pathologie grave généré par cette exposition. Le salarié devra aussi justifier d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant de l’exposition à la substance.

1- L’exposition à l’amiante ou à une substance nocive ou toxique.

S’agissant de la qualification d’« exposition à des substances nocives ou toxiques », il semblerait que tant l’exposition du salarié que le caractère nocif ou toxique des substances doivent être rapportés. Non définie en tant que telle dans le Code du travail, la jurisprudence devra bientôt statuer sur l’articulation de la notion de « substance nocive ou toxique » avec d’autres notions telles que celles d’agent chimique dangereux (les ACD visés à l’article R. 4412-3 du Code du travail) et de cancérogène, mutagène ou toxique pour la reproduction (les CMR visés à l’article R. 4412-60 du Code du travail) tels que la fumée de bitume, la silice ou certains solvants utilisés dans le BTP.

2- La notion de risque élevé et de pathologie grave.

Par ailleurs, l’évaluation du risque « élevé » de développer une pathologie grave pose également quelques interrogations s’agissant d’apprécier un risque qui est, par définition, une situation non avérée. Sur ce point, il semblerait que le caractère « élevé » soit apprécié à la fois eu égard à la fréquence du risque qu’à son intensité. Le risque en question devra être important, documenté et scientifiquement établi.

L’arrêt du 11 septembre 2019 [10] évoque bien des « pathologies graves ». Même s’il faut attendre l’interprétation de la jurisprudence sur cette notion, il semble qu’à l’image des conditions d’indemnisation pour congé de présence familiale ou de solidarité familiale, une pathologie grave est caractérisée dès lors que la personne est exposée au risque de souffrir d’une pathologie réellement grave qui engage, notamment, son pronostic vital (tel qu’un cancer ou une leucémie) à l’exclusion des épisodes aigus mais bénins (bronchiolite, fracture sans complication). Il semble donc que, dans le cadre du préjudice d’anxiété, les cas de cancer seraient pris en compte [11] mais que les troubles musculo-squelettiques (TMS), par exemple, ne seraient pas retenus.
De plus, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 5 avril 2019, fait expressément référence aux maladies mortelles et précise que l’indemnisation accordée au titre du préjudice d’anxiété répare l’ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d’existence. Un arrêt de la Cour d’appel de Caen du 5 décembre 2019 [12] qui reprend notamment les dispositions de l’arrêt du 5 avril 2019 fait référence à une « diminution de l’espérance de vie » et à un « lourd traitement » comme le placement sous oxygène [13] .
Reste à savoir comment cette notion s’articule avec celle de risque « faible » de l’article R4412-13 du Code du travail et de la circulaire DRT n°12 du 24 mai 2006 - qui ne vise en réalité que peu de situations et qui est caractérisé lorsque les quantités dans lesquelles un agent chimique dangereux est présent sur le lieu de travail ne présentent qu’un risque faible pour la santé et la sécurité des travailleurs et que des mesures de prévention suffisantes ont été prises par l’employeur - ou encore, si une pathologie « grave » doit être listée dans le tableau des maladies professionnelles. La question de la prise en compte de la durée d’exposition devra également être étudiée, notamment pour évaluer le montant de l’indemnisation du salarié et des précisions devront être apportées sur la méthodologie ou référentiel [14] utilisés pour apprécier cette durée. Il semble de plus que la durée minimale de traitement lié à cette pathologie constituera de facto un critère d’appréciation.

3- Le préjudice d’anxiété personnellement subi.

Enfin, en ce qui concerne les modes de preuves du préjudice d’anxiété - défini comme une « situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie » - il sera très probablement nécessaire, dès lors que le régime de présomption des salariés éligibles à l’ACAATA n’est pas applicable, d’apporter la preuve médicale d’un état pathologique, comme la prise d’anxiolytiques, appuyé par des expertises médicales ordonnées par les juges du fond. Il est évident que la simple affirmation d’une exposition à une substance ne suffit pas. La jurisprudence devra apporter des éclaircissements sur la recevabilité des certificats médicaux constatant un état anxieux et/ou des attestations.

Rapporter ces preuves ne sera pas simple et il incombera à chaque tribunal d’apprécier souverainement si l’exposition subie génère un « risque élevé de développer une pathologie grave » ou non. Les décisions des juges du fond à venir devraient permettre de répondre à ces interrogations.

Quelle prescription pour l’action en réparation ?

Conformément aux règles de prescription de droit commun des actions personnelles et immobilières de l’article 2224 du Code civil, l’action en réparation du préjudice d’anxiété se prescrit en principe par 5 ans à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant d’exercer ce droit. La Cour de cassation l’a récemment rappelé dans un arrêt du 29 janvier 2020 [15]. Dans le cas des salariés éligibles à l’ACAATA, les juges considèrent que le point de départ est la date de la publication de l’arrêté ministériel ayant inscrit leur établissement sur la liste, c’est-à-dire la date à laquelle le risque à l’origine de l’anxiété est porté à la connaissance des salariés. A ce sujet, la Cour a jugé dans ce même arrêt que c’est à compter de l’arrêté dont découle la mise en œuvre du dispositif légal de l’ACAATA pour les salariés concernés, que débute le délai de prescription, peu important qu’il soit ultérieurement modifié.
Cependant, lorsqu’il s’agit de salariés exposés à l’amiante dans un établissement ne rentrant pas dans le champ d’application de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 ou exposés à toute autre substance nocive ou toxique, il est possible que la prescription biennale de l’article L1471-1 du Code du travail, applicable aux actions portant sur l’exécution du contrat de travail, soit préférée à la prescription quinquennale de droit commun de l’article 2224 du Code civil. Des précisions jurisprudentielles seront, là encore, précieuses pour déterminer le point de départ de ce délai.

L’employeur doit quant à lui démontrer avoir pris les mesures de prévention et de protection nécessaires.

Pour écarter sa responsabilité, l’employeur doit démontrer avoir effectivement mis en œuvre les mesures nécessaires et suffisantes pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, telles que prévues aux articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail.

Il doit ainsi justifier avoir pris « toutes mesures nécessaires de protection, tant individuelles que collectives mais également d’information ». On observe qu’en l’espèce dans l’arrêt du 11 septembre 2019 [16], la Cour d’Appel avait considéré que cette démonstration était satisfaite au regard de l’augmentation constante des équipements collectifs et individuels de protection et de la prise en compte des recommandations de la médecine du travail. La Cour de Cassation considère quant à elle ces motifs comme insuffisants par référence aux articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail, les paragraphes 3 et 4 de ce dernier article imposant notamment à l’employeur de « combattre les risques à la source » et d’« adapter le travail à l’homme ». La lecture des moyens annexes apporte des éclaircissements complémentaires intéressants, rappelant qu’il incombe à l’employeur, et non au salarié, de rapporter la preuve que toutes les mesures nécessaires ont été prises, en particulier les mesures de prévention et de protection individuelle adaptées à chaque employé au regard de chaque poste qu’il aura successivement occupé.

Cette nouvelle jurisprudence incite incontestablement l’employeur à renforcer sa politique de prévention des risques, au moyen notamment du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUER). La vigilance reste toutefois de mise car les employeurs devront fondamentalement s’assurer de l’effectivité de ces mesures afin d’attester de la faiblesse du risque et de pouvoir invoquer l’article R4412-13 du Code du travail ainsi que la circulaire DRT n°12 du 24 mai 2006.

Laurence Dumure Lambert, associée en droit social et Marie-Léonie Vergnerie, associé en droit de l'environnement Fieldfisher www.fieldfisher.com

[4Le seul fait d’avoir exercé dans un établissement ACAATA fait présumer pour le salarié un préjudice d’anxiété sans pour autant avoir développé une maladie professionnelle liée à cette exposition. Il convient de noter que sept arrêtés du 7 janvier 2020 sont venus modifier les listes ACAATA (texte n°9 JORF du 14.01.20 ; texte n°16 JORF du 11.01.20 ; texte n°17 JORF du 11.01.20 ; texte n°18 JORF du 11.01.20 ; texte n°19 JORF du 11.01.20 ; texte n°20 JORF du 11.01.20 ; texte n°21 JORF du 11.01.20).

[6Cass. Soc. n°15-19.037], cette action en réparation peut dorénavant s’exercer sur le fondement non pas du droit spécial établissant une présomption dès lors que l’entreprise figure sur la liste de l’article 41, mais sur celui du droit commun régissant l’obligation générale de sécurité de l’employeur édictée à l’article L4121-1 du Code du travail. Notons que cette obligation de sécurité est une obligation de moyen renforcée depuis un arrêt de principe du 25 novembre 2015 [[ Cass. soc. 25 novembre 2015, « Air France », n°14-24.444

[7Pourvois n°17-18.311 ; pourvoi n°17-26.879 ; pourvoi n°17-26.879.

[9Cass. Soc. n°17-24.879

[10Cass. Soc. n°17-24.879

[11Dans l’arrêt [CA Metz, 7 juillet 2017, n°16/03302] cassé par la Cour de cassation le 5 avril 2017, le Ministère public, appelé en cause, considérait que « le refus d’indemniser un salarié exposé à un autre produit cancérigène que l’amiante est contraire au principe d’égalité de traitement et de non-discrimination ».

[12Cour d’appel, Caen, Ch. sociale, 2e section, 5 décembre 2019, n°19/02994

[13A noter que, de son côté, la Chambre criminelle de la Cour de cassation Cass. Crim. n°18-82.718 a récemment imposé, pour apprécier l’élément matériel du délit de risque causé à autrui de l’article 223-1 du Code pénal, de prendre en compte un « risque immédiat, de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ».

[14Par exemple, le référentiel VLEP (valeurs limites d’exposition professionnelles), dont la liste ne cesse de s’allonger, y compris sous l’impulsion européenne : voir le décret n° 2019-1487 du 27 décembre 2019, qui modifie, à compter du 1er juillet 2020, le tableau de l’article R.4412-149 du code du travail dans le cadre de la transposition de la Directive 2017/164 du 31 janvier 2017 établissant une quatrième liste de valeurs limites indicatives d’exposition professionnelle, et la Directive 2019/1831 du 24 octobre 2019 établissant une cinquième liste de valeurs limites indicatives d’exposition professionnelle, qui doit être transposée d’ici le 20 mai 2021.

[16Cass. Soc. n°17-24.879