Village de la Justice www.village-justice.com

Confirmation de la Cour de Cassation sur un cumul possible entre perte de gains professionnels futurs et incidence professionnelle. Par Sylvie Personnic, Avocat.
Parution : mercredi 1er avril 2020
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/droit-des-victimes-prejudice-corporel,34420.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Par une nouvelle décision en date du 6 février 2020, la 2ème Chambre Civile de Cour de Cassation confirme que peuvent être réparés au titre de l’incidence professionnelle, à la fois la dévalorisation sur le marché du travail et la pénibilité accrue subie par une victime dans le cadre de l’exercice de son activité professionnelle, préjudice distinct de celui réparé au titre de la perte de gains professionnels futurs [1].

La Cour de cassation a de nouveau été amenée à se prononcer sur la possibilité du cumul entre l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs et celle de l’incidence professionnelle.

Selon la nomenclature Dintilhac, il s’agit de deux postes de préjudice distincts.

La perte de gains professionnels futurs vise à indemniser la victime de la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l’incapacitée permanente, partielle ou totale, à laquelle elle est désormais confrontée dans la sphère professionnelle à la suite du dommage, à compter de la date de consolidation. Cette perte ou diminution des gains professionnels peut provenir soit de la perte de son emploi par la victime, soit de l’obligation pour celle-ci d’exercer un emploi à temps partiel à la suite du dommage consolidé.

Quant à l’incidence professionnelle, elle vise à indemniser le préjudice subi dans la sphère professionnelle comme notamment la perte d’une chance d’une progression professionnelle, l’absence d’évolution de carrière, le renoncement définitif à toute activité professionnelle, une pénibilité plus importante dans l’emploi exercé (par exemple lors d’un maintien en poste à mi-temps thérapeutique), la dévalorisation sur le marché du travail ou encore la perte de droits à la retraite.

C’est ce qu’a rappelé la deuxième chambre civile dans cet arrêt du 6 février 2020.

En l’espèce, M. F, a été victime, le 15 mars 1994, d’un accident de la circulation. Il a subi un traumatisme crânien du fait de cet accident.

M. F avait une formation d’architecte. Il a exercé cette activité pendant six ans avant d’obtenir un diplôme complémentaire en communication. Depuis l’accident, il n’avait exercé qu’une activité d’assistant de chef de projet durant 16 mois et une activité de dessinateur avec un contrat de travail auquel il a été mis fin.

Selon la Cour d’appel de Paris, son licenciement avait été motivé par des griefs en corrélation avec la nature des troubles cognitifs et comportementaux décrits par les médecins l’ayant examiné, qui sont des séquelles liées à l’accident.

La Cour d’appel a relevé que « selon les experts, M. F conservait des séquelles directement liées à l’accident gênant sa réinsertion professionnelle en raison notamment de troubles intellectuels avec difficulté de concentration et d’élaboration des idées, de troubles de la mémoire ainsi que des séquelles caractérielles et que, malgré un certain potentiel dans le domaine de l’architecture, ses séquelles neuropsychologiques constituaient un obstacle permanent dans les prises de poste dans son secteur de compétence, même s’il n’existait pas d’incapacité avérée à exercer une activité professionnelle génératrice de gains ».

La Cour d’appel a de ce fait, condamné l’assureur à verser à M. F une somme de 621 392,27 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, ainsi qu’une somme de 40 000 euros au titre de l’incidence professionnelle.

Un pourvoi a été formé à l’encontre de cette décision par l’assureur.

En premier lieu, l’assureur faisait valoir devant la Cour de Cassation que la réparation du préjudice doit être intégrale, sans perte ni profit pour la victime ; que la perte de gains professionnels futurs correspond à la perte ou à la diminution des revenus consécutive à l’incapacité permanente à laquelle la victime est confrontée du fait du dommage ; qu’en se bornant à affirmer, que la perte de gains subie par M. F... en raison de ce cursus professionnel discordant par rapport à sa qualification est en lien de causalité avec ses troubles cognitifs et comportementaux relevés par les experts, sans caractériser plus avant, tandis que les rapports d’expertise judiciaire produits avaient exclu toute impossibilité de reprendre un travail, dans quelle mesure le parcours professionnel de M. F... durant cette période pouvait intégralement trouver sa cause dans le fait dommageable, la cour d’appel privé sa décision de base légale au regard de l’article 3 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;

Sur ce premier moyen, la Cour de cassation se base sur l’appréciation souveraine de la Cour d’appel pour dire que « le cursus professionnel de M. F discordant par rapport à sa qualification, était en lien de causalité avec ses troubles cognitifs et comportementaux relevés par les experts et imputés au syndrome post-commotionnel consécutif à l’accident et que son licenciement était imputable à ces séquelles ».

D’autre part, l’assureur faisait valoir que la réparation de l’incidence professionnelle ne pouvait aboutir à la double indemnisation d’un préjudice déjà réparé au titre de la perte de gains professionnels futurs.

L’assureur estimait qu’en allouant à la fois une somme de 40 000 euros en réparation de l’incidence professionnelle en raison notamment d’une fatigabilité et une pénibilité accrues en raison des troubles cognitifs, appréciées au degré modéré, sur une période de 24 ans et une somme de 621 392,27 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs correspondant à une période non travaillée de plus de 20 ans jusqu’à l’âge de la retraite, la Cour d’appel a violé le principe de la réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit pour la victime.

C’est justement ce principe qu’invoque la Cour de Cassation pour rejeter le pourvoi :

« Ayant relevé que M. F avait subi d’une part une dévalorisation sur le marché du travail, compte tenu de son impossibilité d’avoir pu exercer une activité pérenne d’architecte conforme à son niveau de formation, et d’autre part une fatigabilité et une pénibilité accrues en raison des troubles cognitifs, c’est sans encourir le grief du moyen que la cour d’appel a réparé au titre de l’ incidence professionnelle, à la fois la dévalorisation sur le marché du travail et la pénibilité accrue subie par M. F... durant les périodes pendant lesquelles il a exercé une activité professionnelle, préjudices distincts de celui réparé au titre de la perte de gains professionnels futurs ».

La dévalorisation sur le marché du travail, la fatigabilité et la pénibilité accrues en raison des troubles cognitifs qui sont des séquelles de l’accident, doivent être indemnisées au titre de l’incidence professionnelle. La perte de salaire correspondant à une période non travaillée de plus de 20 ans jusqu’à l’âge de la retraite est, quant à elle, indemnisée au titre de la perte de gains professionnels futurs. Il s’agit bien de deux préjudices à indemniser de façon distincte.

L’incidence professionnelle complète ainsi l’indemnisation à laquelle peut prétendre la victime au titre de la perte de gains professionnels futurs.

Cet arrêt de la Cour de Cassation s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence vers une clarification nette de ces deux postes de préjudices dans le souci d’indemniser intégralement le préjudice des victimes, et vient confirmer l’arrêt rendu en ce sens le 23 mai 2019 par la deuxième Chambre civile [2] et l’arrêt du 17 décembre 2019 rendu par la Chambre criminelle [3].

Sylvie PERSONNIC, Avocat

[1Cass. Civ. 2ème 6 février 2020 n°19-12779

[2Cass. Civ. 2ème 23 mai 2019, F-P+B+I, n°18-17.560

[3Cass. Crim. 17 décembre 2019, n°18-86.063