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Arrêt Conversant : vers une interprétation évolutive des conventions fiscales bilatérales ? Par François Ouairy, Fiscaliste.
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Parution : vendredi 19 février 2021
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Dans un arrêt d’assemblée plénière du 11 décembre 2020 (CE ; 11/12/2020 ; n° 420174, Conversant International Ltd), le Conseil d’Etat modifie son interprétation de la notion d’établissement stable évoquée dans la convention fiscale franco-irlandaise.
Pour ce faire, les juges se sont explicitement référé aux commentaires de la Convention modèle OCDE pourtant postérieurs à la ratification de la convention en cause. Si un tel procédé constitue une première, doit-on pour autant en tirer des conséquences sur la méthode d’interprétation des conventions fiscales par le Conseil d’Etat ?
Dans l’affaire Conversant, une société irlandaise utilisait les services d’une société sœur française, lesquels consistaient notamment à prospecter sa clientèle ou rendre des missions d’assistance administrative.
Concernant la répartition du droit d’imposer entre la France et l’Irlande, la convention fiscale franco-irlandaise [1] ratifiée le 24 octobre 1969 prévoit que l’imposition effective, c’est à dire après élimination de la double imposition, a lieu dans le pays où l’entreprise dispose d’un établissement stable [2]. Un établissement stable peut notamment être une personne dépendante agissant dans un Etat contractant pour le compte d’une entreprise de l’autre Etat contractant, si celle-ci dispose dans cet Etat de pouvoirs qu’elle y exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l’entreprise [3]. Pour caractériser un pouvoir de conclure des contrats, la jurisprudence du Conseil d’Etat considérait notamment que le commissionnaire n’est en principe pas un agent dépendant du commettant car celui-ci n’a pas, en droit, de pouvoir de d’engager ce dernier [4].
Estimant, que la société irlandaise disposait d’un établissement stable en France par l’intermédiaire d’un agent dépendant, à savoir la société française, l’Administration a procédé à des rappels d’impôt sur les sociétés (IS). Par un arrêt infirmatif du 1er mars 2018, la Cour administrative d’appel de Paris a prononcé la décharge des impositions d’IS. Le ministre de l’action et des comptes publics se pourvoit en cassation.
Pour considérer la société française comme un agent dépendant et caractériser en France un établissement stable de la société irlandaise, la haute Cour argue que même si elle ne conclut pas formellement de contrats au nom de la société irlandaise, la société française décide de manière habituelle de transactions que la société irlandaise se borne à entériner. Les juges estiment par conséquent que ce rôle constitue un pouvoir de conclure des contrats au nom de l’entreprise irlandaise, tel que stipulé dans la convention franco-irlandaise.
Cette évolution jurisprudentielle constitue pour l’Administration une nouvelle arme pour appréhender les montages fiscaux utilisés notamment par les géants du numérique [5] mais également une source d’insécurité juridique pour les entités étrangères faisant appel à un agent ayant des prérogatives étendues dans la négociation des contrats.
L’autre évolution majeure se trouve dans la justification du changement d’interprétation des stipulations conventionnelles par les juges, à savoir le fait d’invoquer les commentaires des conventions modèles du comité des affaires fiscales de l’OCDE publiés postérieurement à la signature de la convention bilatérale en question. En effet, les commentaires invoqués ont été publiés respectivement le 28 janvier 2003 et le 15 juillet 2005, tandis que la convention a été signée le 21 mars 1968.
Il convient en premier lieu de rappeler que ces commentaires n’ont pas de portée normative. Le Conseil d’Etat avait cependant admis que ces derniers pouvaient servir à déterminer l’intention des Etats parties, lorsque ces derniers sont antérieurs à la signature de la convention. A contrario, l’arrêt Andritz [6] avait clairement rejeté leur utilisation à cette fin en cas de publication postérieure.
Cette position faisait directement écho à la méthode d’interprétation de bonne foi des traités internationaux consacrée par la convention de Vienne du 23 mai 1969 portant sur le droit des traités. Bien que celle-ci ne soit pas ratifiée par la France, les articles 31 et 32 de cette convention sont une codification de la coutume internationale appliquée par le Conseil d’Etat, notamment en matière fiscale [7]. L’article 31 de la convention de Vienne prévoit qu’un
« traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ».
Il y a donc deux étapes pour interpréter une expression non définie. La première consiste à appréhender la définition première des termes, soit leur sens littéral. La seconde invite à replacer ces termes dans le contexte prévalent au moment de la signature du traité en s’appuyant sur son objectif. Pour appliquer la seconde étape, un problème pratique se pose car les travaux préparatoires des conventions bilatérales ne sont pas accessibles, d’où l’utilisation des commentaires OCDE.
Malgré l’existence de ces principes coutumiers, la signification des termes du traité n’a pas vocation à rester figée, en particulier lorsque l’environnement économique ou normatif a été boulversé [8]. Tel est le cas du contexte en droit fiscal avec l’avènement de l’économie numérique et le développement d’une législation internationale conséquente afin de lutter contre les schémas d’optimisation. L’instrument multilatéral (MLI) signé par 94 pays au 15 juin 2020, prévoit notamment dans son article 12 de considérer comme agent dépendant la personne qui joue le rôle principal dans la conclusion du contrat.
Il convient cependant de concilier cette pratique avec le respect de la volonté initiale des parties, en l’occurrence avec la position de l’Irlande. Pour ce faire, il est généralement admis que ce principe est respecté lorsque les Etats parties édictent de nouvelles normes conventionnelles justifiant une ré-interprétation de ses anciens traités. Or, sur ce point l’Irlande a d’une part émis une réserve sur l’article 12 du MLI et d’autre part, a conservé dans ses nouvelles conventions une définition quasi similaire de l’agent dépendant [9].
Il apparait donc que le Conseil d’Etat ait pris une position interprétative audacieuse, en s’appuyant sur des positions admises largement à l’international mais n’étant pas adoptées par l’Etat partie à la convention. Bien que cette méthode avait déjà été initiée par M. le commissaire du Gouvernement Stéphane Austry [10], cela pourrait peut-être constituer un tournant dans les méthodes d’interprétation des conventions fiscales.
François Ouairy, Avocat fiscaliste https://www.bensaid-avocats.fr/francois-ouairy/[1] https://www.impots.gouv.fr/portail/files/media/10_conventions/irlande/irlande_convention-avec-l-irlande_fd_1806.pdf
[2] Article 4.1 de la convention fiscale franco-irlandaise.
[3] Article 2, 9.c de la convention fiscale franco-irlandaise.
[4] CE, 10e et 9e ss-sect., 31 mars 2010, n°304715 et 308525, Sté Zimmer.
[5] V. sur ce point la décision Google Ireland limited http://paris.cour-administrative-appel.fr/content/download/160501/1624555/version/1/file/17PA03069.pdf
[6] CE ; 30/12/2003 ; n°233894 ; SA Andritz.
[7] CE ; 21 avril 2000 ; n°206902.
[8] V. sur ce point l’arrêt de la Cour internationale de justice du 25/09/1997 ; Projet de Gabicikovo-Nagymaros.
[9] Convention between Ireland and the Kingdom of the Netherlands, done the 13th of June 2019.
[10] V. conclusions rendues dans l’arrêt Interhome, CE, sect. ; 20 juin 2003 ; n° 224407.
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