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« Le Traducteur ! Le Traducteur ! » : la question de la traduction et du droit d’auteur. Par Jérôme Tassi, Avocat.
Parution : jeudi 8 juillet 2021
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Dans son roman « Author, Author », David Lodge dévoile, à travers la vie captivante d’Henry James, les rêves des gens de plume. Ce titre a été traduit en français par « L’Auteur ! L’Auteur ! » traduction évidente qui ne révèle, en tant que telle, aucune originalité, sésame de la protection par le droit d’auteur. Le titre de l’article est un clin d’œil à l’illustre auteur anglais, et permet de s’intéresser à la protection des traductions par le droit d’auteur.

Sur le plan littéraire, la traduction peut être perçue à la fois comme un art et comme une trahison.

Serge Quadruppani qui a traduit l’œuvre d’Andrea Camilleri (et notamment les aventures du commissaire Montalbano), en français explique le délicat équilibre à respecter entre fidélité et créativité : « il ne suffit certes pas d’être excellent italianiste, même estampillé par l’université, pour faire une bonne traduction : dans cette activité, une part de création littéraire est indispensable, et cela ne s’apprend pas à la fac. Mais d’un autre côté, le traducteur doit impérativement éviter de disputer son rôle à l’auteur » [1].

Serge Quadruppani a su faire preuve d’un grand talent pour retranscrire l’utilisation du dialecte sicilien utilisé par le commissaire Montalbano, intraduisible littéralement, en s’inspirant du parler provençal. Il s’agit ici de vrais choix artistiques et personnels qui s’inscrivent dans le respect de l’écriture de l’auteur de l’œuvre originale.

Dans un article s’interrogant sur la devise « traduire, c’est trahir », Sabine Mehnert explique que « les choix de traduction sont subjectifs mais non pas arbitraires parce qu’ils sont explicables » [2]. Dans l’impossibilité de respecter fidèlement l’original mais sans travestir la pensée initiale, elle conclut qu’

« une conception de la traduction qui partirait de l’idée que celle-ci peut apporter un gain à l’œuvre par la créativité avec laquelle elle l’interprète et la recontextualise apparaît certainement plus riche que la rhétorique moralisatrice ».

1. La protection des traductions par le droit d’auteur.

Ces analyses font écho aux notions d’originalité et d’œuvre dérivée, bien connues des juristes français spécialisés en droit d’auteur. L’article L112-3 du Code de la propriété intellectuelle prévoit en effet que « les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements des œuvres de l’esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale ». L’article 2 (3) de la Convention de Berne contient une disposition similaire :

« Sont protégés comme des œuvres originales, sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale, les traductions, adaptations, arrangements de musique et autres transformations d’une œuvre littéraire ou artistique ».

Ces articles précisent à la fois le caractère d’œuvres protégeables des traductions et l’articulation entre les droits de l’auteur d’une traduction et ceux de l’auteur de l’œuvre original. Il s’agit bien d’une œuvre dérivée qui s’inscrit dans la dépendance de l’œuvre première. Malgré l’utilisation du terme « jouissent » dans le Code de la propriété intellectuelle au lieu de « peuvent jouir », l’article L112-3 ne doit évidemment pas être interprété comme conférant systématiquement à une traduction le statut d’œuvre originale, sans débat sur la notion d’originalité [3] .

En application de l’article L112-3, la traduction, en tant qu’œuvre dérivée, doit faire l’objet d’une autorisation de l’auteur de l’œuvre initiale si les droits patrimoniaux sont encore en vigueur. Il est en effet admis depuis longtemps que la traduction d’une œuvre sans le consentement de l’auteur de l’œuvre traduite est une contrefaçon [4]. La traduction est d’ailleurs expressément visée comme un acte de contrefaçon à défaut d’autorisation par l’article L122-4 du Code de la propriété intellectuelle.

La traduction est également susceptible de porter atteinte au droit moral de l’auteur de l’œuvre initiale, par exemple si la traduction est de mauvaise qualité ou dénature l’œuvre originale.

Comme tout type d’œuvre protégeable, la traduction doit respecter la condition d’originalité, c’est-à-dire « porter la marque de l’apport intellectuel et personnel de leur auteur notamment par le choix des mots et la construction des phrases utilisées pour exprimer en français le sens des textes étudiés » [5]. Plus récemment, la Cour d’appel a considéré, dans une conception très littéraire, que pour bénéficier du droit d’auteur, « la traduction, tout en restant fidèle à l’œuvre première, doit révéler l’existence d’un dialogue intime avec celle-ci dans lequel se révèle la personnalité et l’activité créative du traducteur » [6]. Le critère d’originalité permet d’exclure de la protection les traductions automatiques de même que les simples traductions littérales.

La jurisprudence française a longtemps été favorable aux traductions en les protégeant par le droit d’auteur sous réserve de leur originalité. Les traductions d’œuvres littéraires ont régulièrement été protégées mais cela a également été le cas pour des articles de journaux comme « Souriez, c’est bon pour la santé » ou « Vivre sans gluten » [7].

2. Les traductions et le seuil élevé de l’originalité.

Cependant, les traductions n’échappent pas à l’évolution jurisprudentielle ayant relevé le seuil de l’originalité.

Ainsi dans une décision récente concernant la traduction française de l’ouvrage de Leo Spitzer « Classical and christian ideas of world harmony », la Cour d’appel de Paris a examiné en détail l’originalité de la traduction. Le Tribunal avait refusé la protection au titre du droit d’auteur en relevant que le traducteur s’était contenté de propos généraux pour considérer que sa traduction n’était pas le fruit d’une traduction uniquement littérale. En appel, le traducteur a invoqué de nombreux choix et notamment : (i) une cohérence stylistique, (ii) la récurrence de choix de traduction qui n’appartiennent qu’à lui (il s’agit souvent de mots ou tournures rares comme « ’au vrai’ », « ’faire fond’ », « ’être au principe’ », ou « ’se déprendre’ ») et permettant de l’identifier à coup sûr en tant que traducteur ayant un style propre qui fait de lui un auteur, (iii) des choix de locutions adverbiales, (iv) des choix de locutions prépositives, (v) des choix de locutions conjonctives, (vi) des choix lexicaux. Il a également mis en avant des différences entre sa traduction et une précédente traduction de l’œuvre originale.

La Cour d’appel rappelle tout d’abord que « la traduction d’une œuvre complexe, comme celle en cause, impose au traducteur une particulière fidélité à la pensée de l’auteur de l’œuvre d’origine ». A la lumière de ce principe, elle confirme le refus de la protection du droit d’auteur et ne décèle aucune originalité dans les choix réalisés, malgré le savoir-faire et l’érudition du traducteur :

« S’il apparaît, en l’espèce, que M. B. a procédé, dans son travail de traduction, à de multiples choix lexicaux, grammaticaux, documentaires et stylistiques, ce qui est attendu de tout traducteur, les choix qu’il revendique relèvent d’un savoir-faire (ainsi, typiquement, les ’choix lexicaux ponctuels singuliers’ décrits supra) et témoignent de son érudition (’prise en compte de l’histoire littéraire’) et de sa parfaite connaissance du sujet traité, sans pour autant être le signe d’un effort créatif ou d’une démarche subjective qui seraient révélateurs de l’empreinte de sa personnalité ».

Les différences par rapport à une précédente traduction ne sont pas davantage prises en compte par la Cour puisqu’elles ne permettent pas de conclure que « ces différences feraient de la traduction de M. X une œuvre originale ».

Les contentieux en matière de traduction ne sont pas si fréquents mais il est probable que les décisions à venir soient tout aussi exigeantes pour reconnaître la protection des traductions par le droit d’auteur. La démonstration des contours de l’originalité est, en pratique, difficile à établir pour des traductions de plusieurs centaines de pages.

La difficulté à revendiquer des droits d’auteurs pourrait avoir des impacts significatifs sur les pratiques économiques du secteur. En effet, les traducteurs sont aujourd’hui souvent payés en droits d’auteur. Le code des usages pour la traduction d’une œuvre de littérature générale se réfère à la rémunération proportionnelle prévue à l’article L131-4 du Code de la propriété intellectuelle [8]. Or, si la traduction ne remplit pas la condition d’originalité, le paiement en droits d’auteur pourrait être remis en cause comme cela avait été le cas pour les directeurs de collection à l’initiative de l’AGESSA [9].

Jérôme Tassi, Avocat au Barreau de Paris Spécialiste en propriété intellectuelle www.agilit.law [->jerome.tassi@agilit.law]

[2S. Mehnert, « Traduire, c’est trahir » ? Pour une mise en question des notions de vérité, de fidélité et d’identité à partir de la traduction, Trajectoires, 9 | 2015 : https://journals.openedition.org/trajectoires/1649

[3TGI Paris 15 janvier 2015, RG 13/12974

[4T. civ. Seine, 27 mai 1914 : Ann. propr. ind. 1915-1919, 2, p. 9

[5CA Paris, 6 février 2002, RG 2001/17352

[6CA Paris, 7 juin 2016, RG 15/03475

[7TGI Paris, 16 septembre 2016, RG 14/03877.

[9CE, 21 octobre 2019, n° 424779.