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Consécration de l’autonomie des préjudices « d’angoisse de mort imminente » et « d’attente et d’inquiétude ». Par Sylvie Personnic, Avocat.
Parution : mardi 12 avril 2022
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Par deux arrêts rendus le 25 mars 2022 en chambre mixte, la Cour de Cassation reconnaît l’autonomie de ces deux postes de préjudice qui doivent donc être indemnisés de manière distincte, par rapport aux postes définis dans la nomenclature Dintilhac.

La Cour de cassation vient ainsi enrichir les postes de préjudices indemnisables et permet ce faisant aux victimes une réparation plus ciblée de leurs préjudices, conformément au principe de la réparation intégrale.

Cette nomenclature recense les différents postes de préjudice corporel.

Ainsi que le rappelait cependant le rapport Dintilhac dans son introduction, la nomenclature « ne doit pas être appréhendée par les victimes et les praticiens comme un carcan rigide et intangible conduisant à exclure systématiquement tout nouveau chef de préjudice sollicité dans l’avenir par les victimes, mais plutôt comme une liste indicative - une sorte de guide - susceptible au besoin de s’enrichir de nouveaux postes de préjudice qui viendraient alors s’agréger à la trame initiale » [1].

Ainsi, il est apparu que cette nomenclature ne prenait pas suffisamment en compte la spécificité du dommage résultant de catastrophes collectives ou d’actes de terrorisme, ce qui a conduit les praticiens et la jurisprudence à devoir définir et se prononcer sur de nouveaux postes.

L’accident collectif, à l’instar de l’attentat, est par nature un évènement traumatique collectif définissable comme « un évènement funeste, brutal, instantané et ponctuel, à l’origine d’une destruction humaine ou matérielle concernant un certain nombre de victimes dans un même temps et un même lieu et nécessitant par son ampleur ou son impact la mise en œuvre de moyens spécifiques » [2]. La victime « va brusquement quitter une réalité banale, pour se retrouver plongée dans un univers apocalyptique, évocateur de véritables « scènes de guerre », sans avoir, à aucun moment imaginé la réalisation de ce risque » [3].

La nomenclature Dintilhac n’avait donc pas défini le préjudice d’angoisse des victimes confrontées à un tel évènement traumatique.

Les catastrophes collectives ont cependant donné lieu à une définition détaillée du préjudice d’angoisse des victimes directes [4] définissant le préjudice d’angoisse de mort imminente « comme la souffrance morale et psychologique liée à la conscience d’une mort imminente ; il suppose un état de conscience et pendant un temps suffisant pour envisager sa propre fin ».

La Cour de Cassation a elle aussi peu à peu reconnu l’existence de situations spécifiques et admis l’indemnisation des préjudices d’angoisse des victimes, mais en hésitant sur leur qualification et leur autonomie.

Cette reconnaissance de la Cour de Cassation était donc attendue par les praticiens et notamment les avocats des victimes du Bataclan, qui, après les attentats du 13 novembre 2015, se sont regroupés pour faire reconnaître un dommage atypique :
- d’une part, le préjudice « d’angoisse de mort imminente » des victimes directes ;
- d’autre part, le préjudice « d’attente et d’inquiétude » subi par leurs proches.

En novembre 2016, un livre blanc des avocats sur les préjudices subis lors d’attentats, était remis à Madame Meadel, Secrétaire d’Etat chargée de l’aide aux victimes, laquelle confiait à un groupe de travail, présidé par le professeur Porchy-Simon, la question de cette indemnisation spécifique des victimes d’attentats.

Le rapport se prononçait sur l’opportunité de créer deux postes autonomes de préjudices distincts du PESVT (préjudice exceptionnel spécifique des victimes de terrorisme), lequel était indemnisé par le Fonds de garantie par une majoration des indemnités versées aux victimes au titre de l’AIPP (Atteinte à l’intégrité physique ou psychique) ou du DFP (déficit fonctionnel permanent), dans des conditions cependant très restreintes, en excluant notamment l’indemnisation propre des proches des victimes décédées.

Le rapport Porchy-Simon (L’indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches), concluait donc à la création de deux préjudices distincts :
- le préjudice situationnel d’angoisse (PSA) des victimes directes, défini comme « le préjudice autonome lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant d’un acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez la victime, pendant le cours de l’évènement, une très grande détresse et une angoisse dues à la conscience d’être confronté à la mort ».
- Le préjudice situationnel d’angoisse des proches (PSAP) défini comme le « préjudice autonome lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant d’un acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez le proche, du fait de la proximité affective avec la victime principale, une très grande détresse et une angoisse jusqu’à la fin de l’incertitude sur le sort de celui-ci ».

Le Fonds de Garantie réunissait le 8 mars 2017 une commission ad hoc pour tirer les enseignements de ce rapport, mais finalement son conseil d’administration ne suivait pas intégralement les recommandations du rapport Porchy-Simon.

Le Fonds de garantie établissait une fourchette d’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente des victimes blessées, fixée entre 2 000 euros et 5 000 euros imposant toutefois une évaluation dans le cadre d’une expertise médicale.

Cette décision était critiquable en raison des montants alloués ridiculement faibles, mais également en raison de leur plafonnement, contraire au principe de l’indemnisation intégrale et in concreto des préjudices. Ensuite, le recours systématique à une expertise médicale pour évaluer le préjudice d’angoisse de mort imminente était contraire aux conclusions du rapport.

Pour les victimes décédées, le préjudice d’angoisse de mort imminente était présumé, mais toujours enfermé dans une fourchette comprise entre 5 000 et 30 000 euros en fonction de la situation de la victime.

Enfin, concernant le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches des victimes décédées, l’indemnisation était :
- conditionnée à une cohabitation ou à une communauté de vie,
- et incluse, soit dans le cadre des souffrances endurées déterminées par une expertise médicale, soit dans une majoration du préjudice d’agrément.

Les proches des victimes ayant survécu étaient par ailleurs exclus de l’indemnisation alors qu’ils ont pu également vivre l’angoisse de l’attente et l’inquiétude pendant plusieurs heures.

Aucun consensus n’avait donc abouti concernant l’articulation des deux chefs de préjudices spécifiques que sont le PESVT et le préjudice d’angoisse, et les victimes directes ou indirectes étaient par ailleurs confrontées à des jurisprudences divergentes des chambres civiles et de la chambre criminelle de la Cour de Cassation :
- La chambre criminelle reconnaissait depuis 2012 l’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente des victimes directes [5] ;
- Tandis que les chambres civiles de la Cour de Cassation considéraient que « l’angoisse d’une mort imminente éprouvée par la victime ne peut justifier une indemnisation distincte qu’à la condition d’avoir été exclue de ce poste », et rattachaient donc ce préjudice d’angoisse au poste « souffrances endurées » [6].

Par ces deux arrêts du 25 mars 2022, la chambre mixte met donc fin à cette divergence et reconnaît l’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente ressentie par la victime directe avant sa mort, lequel ne fait donc plus partie des souffrances endurées et devra être indemnisé de manière distincte.

S’agissant du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches de la victime directe, la Cour de Cassation reconnaît également expressément l’autonomie de ce poste, et le distingue du préjudice d’affection des victimes par ricochet.

Dans le premier arrêt (pourvoi n°20-15.624), le Fonds de garantie contestait l’indemnisation allouée aux ayants droit de la victime décédée au titre de la « souffrance morale liée à la conscience de la mort imminente entre le moment de son agression et son décès, après avoir déjà alloué à l’indivision successorale une indemnisation au titre des souffrances endurées avant son décès ». Le Fonds soutenait que ce dernier poste incluait le préjudice moral de mort imminente consistant pour la victime décédée à être demeurée, entre la survenance du dommage et sa mort, suffisamment consciente pour avoir envisagé sa propre fin.

Le pourvoi du Fonds est rejeté et la chambre mixte de la Cour de cassation confirme l’arrêt de la Cour d’Appel ayant indemnisé distinctement le préjudice d’angoisse de mort imminente :

« L’arrêt, par motifs adoptés, après avoir constaté que les lésions consécutives à la multiplicité des plaies par arme blanche présentes sur le corps de la victime lui avaient causé une souffrance importante, énonce qu’il convient d’évaluer à 1 500 000 FCP l’indemnisation de l’indivision successorale au titre des souffrances endurées par la victime entre son agression et son décès.
Il précise que, pour caractériser l’existence d’un préjudice distinct « d’angoisse de mort imminente », il est nécessaire de démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès.

Il retient que la nature et l’importance des blessures, rapportées au temps de survie de la victime, âgée de seulement vingt-sept ans, dont l’état de conscience a conduit sa famille à juger possible son transport en voiture légère jusqu’à l’hôpital, démontrent que la victime a souffert d’un préjudice spécifique lié à la conscience de sa mort imminente, du fait de la dégradation progressive et inéluctable de ses fonctions vitales causée par une hémorragie interne et externe massive, et que le premier juge a procédé à sa juste évaluation.

C’est, dès lors, sans indemniser deux fois le même préjudice que la Cour d’appel, tenue d’assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime, a réparé, d’une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente ».

Dans le second arrêt (pourvoi n° 20-17.072), il était question de l’indemnisation des proches parents de la victime décédée lors d’un attentat. Le Fonds de garantie avait formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris ayant alloué respectivement à la mère de la victime la somme de 20 000 euros et à chacune de ses filles la somme de 5 000 euros, en réparation de leur préjudice d’attente et d’inquiétude. Le Fonds soutenait que la Cour avait ainsi indemnisé deux fois le même préjudice en allouant également aux proches de la victime une indemnité au titre de leur préjudice d’affection.

Le pourvoi du Fonds est rejeté et la chambre mixte de la Cour de cassation reconnaît clairement l’autonomie du préjudice d’attente et d’inquiétude des proches :

« Les proches d’une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s’est trouvée exposée, à l’occasion d’un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l’incertitude pesant sur son sort »

La souffrance, qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude, est en soi constitutive d’un préjudice directement lié aux circonstances contemporaines de l’événement.

Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement.

Il résulte de ce qui précède que le préjudice d’attente et d’inquiétude que subissent les victimes par ricochet ne se confond pas, ainsi que le retient exactement la Cour d’appel, avec le préjudice d’affection, et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome.

Il s’ensuit que c’est sans indemniser deux fois le même préjudice que la Cour d’appel a accueilli les demandes présentées au titre de ce préjudice spécifique d’attente et d’inquiétude.

Il s’agit d’une avancée majeure pour le droit des victimes.

Le président Dintilhac avait eu l’occasion de dire que le principe de la réparation intégrale du dommage corporel était une « utopie constructive ». Nombreuses sont les victimes qui ne recouvreront jamais plus leur pleine capacité et qui resteront marquées à vie par une souffrance indélébile. Et aucun régime d’indemnisation, le plus idéal soit-il, ne permettra d’y remédier.

Mais à force de volonté, la construction d’un régime d’indemnisation plus juste, grâce à la détermination des praticiens et à l’évolution de la jurisprudence, nous permet de nous rapprocher, autant que faire se peut et avec lucidité, du principe d’une réparation intégrale du préjudice des victimes, si ce n’est dans leur quantum, au moins dans le principe d’une reconnaissance de leurs préjudices spécifiques.

Sylvie Personnic, Avocat Barreau du Val de Marne http://www.sylvie-personnic-avocat.com/

[1Rapport Dintilhac, introduction, page 4.

[2Tribunal Correctionnel de Thonon les Bains, 26 juin 2013.

[3La Gazette du Palais - Edition spécialisée du 23 au 25 février 2014 Me Lienhard et Me Bibal.

[4Affaire dite du Queen Mary II - Tribunal correctionnel de Saint-Nazaire, 11 février 2008, confirmé par CA Rennes du 2 juillet 2009 ; affaire de la catastrophe d’Allinges - Tribunal Correctionnel de Thonon Les Bains, 26 juin 2013 ; Affaire du crash du Yemenia Airways, CA Aix en Provence, 16 juin 2016.

[5Cass. Crim. 23 octobre 2012, pourvoi n° 11-83.770 ; Cass. Crim. 11 juillet 2017, pourvoi n°16-86.796.

[6Cass. Civ. 2ème 18 avril 2013, pourvoi n° 12-18.199 ; Cass. Civ. 2ème 20 octobre 2016, pourvoi n° 14-28.866 ; Cass. Civ. 2ème 2 février 2017, pourvoi n° 16-11.411 ; Cass. Civ. 1ère 26 septembre 2019, pourvoi n°18-20.294.