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Réflexion sur la « bonne foi stratégique » dans l’exécution du bail commercial. Par Quentin Maghia, Avocat.
Parution : lundi 6 mars 2023
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En application de l’ancien article 1134 du Code civil, selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites (et) doivent être exécutées de bonne foi », les juges ont donné à la bonne foi de plus en plus d’importance, en jurisprudence, au fil des années.
Le phénomène semble amener à se prolonger, s’agissant particulièrement des baux commerciaux, au vu des dernières réformes, certes, mais également des dernières décisions judiciaires.
Les arrêts rendus par la Cour de cassation les 30 juin et 23 novembre 2022 sont très intéressants à cet égard.

« N’y a-t-il pas plus solidarisé que le droit des baux commerciaux ? » [1].

L’obligation de bonne foi est la représentation même de la différence entre « équilibre par le contrat » et « équilibre économique ».

Avec la loi Pinel qui a réformé le droit des baux commerciaux en 2014, le législateur cherchait surtout à protéger l’équilibre par le contrat.

Mais dans la dernière réforme du droit des obligations (2016-2018), avec la mise en avant de la notion de bonne foi, c’est purement l’équilibre économique que l’on cherchait à maintenir.

Cette notion de « bonne foi » que Monsieur Mestre, la constatant « toujours plus intense et gagnant à présent le terrain de l’adaptation du contrat », considérait comme potentiellement fondement juridique « d’une obligation de négocier la révision du contrat en cas d’imprévision » [2], est à la fois source de sécurité juridique [3], et manifestation du besoin de collaboration des parties [4].

Elle permet de ne pas se référer uniquement aux critères stricts et légaux, en permettant l’analyse des comportements des parties et des éléments factuels « au cas par cas ».

En application de l’ancien article 1134 du Code civil, selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites (et) doivent être exécutées de bonne foi », les juges lui ont donné de plus en plus d’importance, en jurisprudence, au fil des années.

Le phénomène semble amener à se prolonger, s’agissant particulièrement des baux commerciaux, au vu des dernières réformes, certes, mais également des dernières décisions judiciaires.

Les arrêts rendus par la Cour de cassation les 30 juin et 23 novembre 2022 sont très intéressants à cet égard.

S’il fut une époque où limiter la liberté contractuelle était une façon de contrer la mauvaise foi du bailleur [5], il semble que, désormais, ce soit la bonne foi qui doive être utilisée pour contrer ce type de pratiques abusives.

Dans le droit des baux commerciaux, on considère la notion de bonne foi comme cousine de celle d’équité et elle y a toujours été appliquée, comme par exemple en matière de cession de bail commercial, de sous-location, de travaux, ou pour l’application de la clause résolutoire et du droit de résiliation triennale.

En effet, elle est, d’une part, un principe de droit positif qui n’est pas évincé par le droit spécial. D‘autre part, elle est également un principe qui trouve quelques similitudes avec la notion d’équité.

Si la bonne foi est à trouver précisément dans le comportement des cocontractants, et que l’équité semblait principalement à rechercher dans le contenu même du contrat de bail, elles ont, toutes les deux, vocation à encadrer les relations contractuelles en complétant les lacunes écrites et, en rappelant les parties à leurs devoirs respectifs.

Les parties ont conclu un contrat, se sont mises d’accord sur ses dispositions fondamentales, mais ne peuvent pas tout envisager au moment de conclure le contrat.

Celles-ci devront, pour maintenir l’équilibre du contrat, intervenir pour « résoudre de façon souple les difficultés éventuelles, par la renégociation ou par l’intervention d’un tiers, en tenant compte de leurs comportements respectifs » [6] : cela nécessite des « leviers conventionnels » pour mettre en œuvre cet équilibre. C’est d’ailleurs ce que semblait vouloir encourager la réforme du droit des obligations de 2016 en cherchant « l’équilibre contractuel » par « l’équilibre économique » [7].

Demogue, en son temps, partageait déjà cette vision relationnelle du contrat, mettant en lumière la nécessité de contrôler l’évolution du contrat par la solidarité [8]. Dans son traité des obligations, il insiste sur le rôle fonctionnel d’ « organisateur » de « l’interdépendance et de la coopération des parties » dans le contrat [9].

Cette forme de solidarisme est alors fondée en grande partie sur la notion de bonne foi présente dans l’ancien article 1134 du Code civil.

Le juge aménage les clauses du contrat, sans désormais faire référence à l’équité, certes, mais en le faisant exactement de la même manière grâce à la bonne foi.

La bonne foi permet la recherche de l’équilibre subjectif du contrat et, comme l’explique Monsieur Malfossis, « tout l’art de l’équité est de n’apparaître toujours que sous les habits d’une autre qu’elle (loi, coutume, principes généraux du droit) ou bien encore de se glisser dans les méthodes et raisonnements qui permettent de ne pas la nommer. Éminence grise du droit, elle est soumise à un principe de discrétion qui lui impose, pour jouer son rôle, de ne jamais prétendre à l’avant-scène » [10].

Dans la période « post-crise sanitaire » liée au Covid, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a rendu les 30 juin 2022 et 23 novembre 2022, un certain nombre d’arrêts qui ont déjà été très commentés.

Durant de nombreux mois, bon nombre de locataires commerciaux dans la difficulté fermaient boutique et, au vu de leur impossibilité d’exploiter leur commerce (et donc leur local commercial), cessaient de payer leur loyer.

De nombreux contentieux ont été formés ces dernières années. Les décisions qui en découlèrent, tant au référé qu’au fond, furent tant disparates qu’il était devenu pour la Cour de cassation, à l’été 2022, indispensable de se positionner.

Elle le fit, non sans susciter quelques critiques, mais eut le mérite de clarifier les choses : la fermeture des locaux ne constitue pas un manquement du bailleur, pas plus une perte de la chose louée, encore moins un cas de force majeure [11].

Toutes ces notions furent écartées.

Si bien qu’en définitive, les locataires durent se faire une raison : les loyers impayés (dont l’exigibilité pouvaient parfois être repoussée à la faveur de quelques dispositifs d’aides gouvernementaux) étaient bien dus et leurs bailleurs étaient en droit de les réclamer.

Position radicale qui fut à nouveau confirmée par de nouveaux arrêts rendus le 23 novembre 2022 [12].

Oui mais…

Une autre notion, bien moins commentée, remontrait le bout de son nez au sein du dispositif de la Cour de cassation :

« Ayant constaté que la bailleresse avait vainement proposé de différer le règlement du loyer d’avril 2020, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre la locataire dans le détail de son argumentation, en a souverainement déduit que la bailleresse avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi ».

Outre l’impossibilité de faire application des notions citées précédemment, quel autre fondement était ainsi mis en avant par la Cour de cassation ?

Bien entendu, il s’agit de la bonne foi.

En vérité, celle-ci avait déjà imprégné quelques décisions notables au fond et avaient permis, au juge, tantôt de rejeter la demande de paiement du bailleur lorsque le locataire justifiait par des échanges de courriers s’être rapproché de son bailleur pour essayer de trouver une solution amiable [13], tantôt d’y faire droit lorsque le bailleur avait fait des propositions d’aménagement du paiement des loyers alors que le locataire n’avait fait aucune démarche en retour [14].

Si le bailleur, encore, établissait avoir fait des propositions d’échelonnement ou de report du loyer, tandis que le locataire, restaurateur, ne justifiait pas avoir mis en œuvre des activités de livraison ou de retrait de commande pendant la période litigieuse, alors le tribunal pouvait également lui donner raison [15].

Si le preneur ne rapportait pas la preuve d’une exécution contractuelle de mauvaise foi du bailleur, ce dernier ayant été force de proposition pour adapter temporairement les modalités d’application du bail commercial (Par la mensualisation des échéances et la renonciation à la perception d’un mois de loyer -TJ de Paris, 22 juin 2022, n° 20/08161), alors le tribunal ne faisait pas plus d’exception.

De là à penser primordial, pour l’avenir, d’être toujours capable de démontrer sa bonne foi, tout au long de l’exécution du bail, il n’y a qu’un pas.

Cette bonne foi s’avère alors très stratégique, non seulement eu égard au paiement des loyers, mais aussi pour toutes les contestations relatives à l’exécution et à l’équilibre du bail commercial de manière générale.

A tous les lecteurs de bonne foi …

Quentin Maghia Avocat au Barreau de Toulouse http://maghia-avocat.fr/

[1Auque F., « Décret de 1953 : Une réforme est-elle souhaitable ? », RLDA n°66, 2003.

[2Mestre J., « Une bonne foi décidément très exigeante », RTD civ. 1992, 760.

[3Mazeaud D., « Le contrat, liberté contractuelle et sécurité juridique », Defrénois 1998, p. 1137.

[4Mestre J., « D’une exigence de bonne foi à un esprit de collaboration », RTD civ. 1986, p. 100.

[5Lardeux G., « Les limites de la liberté contractuelle comme rempart à la mauvaise foi des bailleurs », RDC n°1, 2009, p.156.

[6Gatti L. « La contractualisation, mode nouveau de protection de la personne », Thèse pour le doctorat en droit, Université de Poitiers, Collection de la faculté de droit et des sciences sociales, LGDJ, p. 220.

[7Chaoui H. « La négociation et la conclusion du bail commercial : incidence de la réforme du droit des contrats », Loyers et Copr. n° 10, Octobre 2016, dossier 10.

[8Demogue R., Traité des obligations en général, Tome 1.

[9Gatti L., ibidem.

[10Molfessis N., « L’équité n’est pas une source du droit », RTD civ. 1998, p. 221.

[11Cass, 3e civ. 30 juin 2022 Pourvois n° 21-19.889 - n° 21-20.127 et n° 21-20.190.

[12Cass, 3e civ. 23 novembre 2022 Pourvois n° 21-21.867 etn° 22-12.753.

[13TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 22/55901.

[14TJ Paris, 18e ch., 10 juill. 2020, n° 20/04516.

[15CA Paris, pôle 1 chambre 10, du 3 juin 2021 n° 21/01679.