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Les marchés de substitution : droits et devoirs du titulaire défaillant. Par Laurent Frölich, Avocat et Marie Rogeau, Etudiante.
Parution : jeudi 1er juin 2023
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Le Conseil d’Etat s’est prononcé le 5 avril 2023 sur l’étendue du droit de suivi du titulaire initial d’un marché de substitution et notamment les obligations qui pèsent sur celui-ci. Les conditions dans lesquelles le titulaire défaillant peut contester la facture finale d’un marché de substitution ont ainsi été éclaircies.

En l’espèce, une société défaillante a vu son marché résilié par l’acheteur public à ses frais et risques. L’acheteur public a donc conclu un marché de substitution avec un tiers. Toutefois, la société prétendait qu’elle n’avait pas eu la possibilité de suivre l’exécution du marché de substitution, conformément au droit de suivi dont elle dispose, en raison de l’absence de communication des pièces justificatives des sommes versées au titre du marché de substitution. Elle souhaitait alors être dispensée de supporter les surcoûts liés au marché de substitution.
Le Conseil d’Etat n’a pas statué en ce sens puisqu’il a décidé que l’acheteur public n’était pas obligé de communiquer les pièces justificatives au titulaire initial en l’absence de demande en ce sens de ce dernier.

Cet arrêt rappelle d’abord l’étendue du recours au marché de substitution (I), avant d’évoquer le droit de suivi du titulaire défaillant (II) et les obligations qu’il implique (III).

I./L’étendue du recours aux marchés de substitution.

La conclusion d’un marché de substitution a pour objectif de :

« surmonter l’inertie, les manquements ou la mauvaise foi du cocontractant lorsqu’ils entravent l’exécution d’un marché » [1].

Face à ces défaillances, l’acheteur public, après avoir vainement mis en demeure le titulaire initial de respecter ses engagements, peut confier à un tiers la réalisation des prestations non exécutées et/ ou mal exécuté aux frais et risques de ce titulaire initial [2].

L’acheteur public peut avoir recours au marché de substitution même en l’absence de toute stipulation au contrat le prévoyant et sans résiliation nécessaire préalable puisqu’il s’agit d’une règle d’ordre public à laquelle on ne peut déroger :

« la règle selon laquelle, même dans le silence du contrat, le maître d’ouvrage peut toujours faire procéder aux travaux publics objet du contrat aux frais et risques de son cocontractant revêt le caractère d’une règle d’ordre public ; que, par suite, les personnes publiques ne peuvent légalement y renoncer » [3].

Par ailleurs, depuis l’arrêt du Conseil d’Etat Société Constructions Bâtiments Immobiliers du 27 avril 2021 (n°437148), les marchés de substitution peuvent comprendre des prestations tendant à la reprise de malfaçons sur des parties du marché déjà exécutées par le titulaire initial :

« Si les contrats passés par le maître d’ouvrage avec d’autres entrepreneurs pour la seule reprise de malfaçons auxquelles le titulaire du marché n’a pas remédié ne constituent pas, en principe, des marchés de substitution soumis aux règles énoncées au point précédent et, en particulier, au droit de suivi de leur exécution, il est loisible au maître d’ouvrage qui, après avoir mis en régie le marché, confie la poursuite de l’exécution du contrat à un autre entrepreneur, d’inclure dans ce marché de substitution des prestations tendant à la reprise de malfaçons sur des parties du marché déjà exécutées ».

Toutefois, la seule reprise de malfaçons auxquelles le titulaire initial n’a pas remédié, en n’incluant pas l’achèvement des prestations ne constitue pas un marché de substitution et ne pourrait donc pas être suivi par le titulaire défaillant [4].

Le décompte général demeure différé jusqu’au règlement définitif du marché de substitution de manière à connaître le montant final définitif à imputer sur le décompte général du titulaire initial. En cas de solde négatif, un titre exécutoire peut être établi [5].

II./Le titulaire défaillant qui a vu son marché résilié a-t-il encore des droits ?

Par un arrêt du Conseil d’Etat du 9 juin 2017, il a été jugé :

« il résulte des stipulations […] du CCAG Travaux que l’entrepreneur dont le marché est résilié à ses frais et risques doit être mis à même d’user du droit de suivre les opérations exécutées par un nouvel entrepreneur dans le cadre d’un marché de substitution ; que ce droit de suivi est destiné à lui permettre de veiller à la sauvegarde de ses intérêts, les montants découlant des surcoûts supportés par le maître d’ouvrage en raison de l’achèvement des travaux par un nouvel entrepreneur étant à sa charge ».

Ainsi, un droit de suivi du marché de substitution pour le titulaire défaillant est consacré pour lui permettre de veiller à ses intérêts puisqu’il est celui qui assume les coûts et surcoûts de ce marché né de la relation entre l’acheteur public et le nouveau prestataire [6].
Ce droit de suivi est consacré à l’article 52.5 du CCAG Travaux qui dispose que :

« Le titulaire, dont les travaux font l’objet des stipulations des articles 52.2 et 52.3, est autorisé à en suivre l’exécution [du marché de travaux] sans pouvoir entraver les ordres du maître d’œuvre et de ses représentants ».

Cela lui permet alors de pouvoir contester toute dépense qui serait indument mise à sa charge.
Toutefois, le droit de suivi n’est pas consacré dans d’autres CCAG, tels que le CCAG Maîtrise d’œuvre, le CCAG Fournitures courantes et service ou encore le CCAG Prestations intellectuelles qui disposent que le titulaire défaillant « du marché résilié n’est pas admis à prendre part, ni directement ni indirectement, à l’exécution des prestations effectuées à ses frais et risques ». Cependant ces CCAG indiquent quand même que le « marché de substitution est transmis pour information au titulaire défaillant ».

Le droit de suivi du titulaire défaillant débute avec la notification du marché de substitution au titulaire défaillant conformément à l’article 52.4 du CCAG Travaux qui dispose que :

« Ce marché de substitution est transmis pour information au titulaire défaillant » [7].

En l’occurrence, « le marché de substitution n’a pas été notifié aux entreprises membres du groupement avant le commencement des travaux ; qu’ainsi, le groupement PTI-SEEE n’a pas été mis à même d’user du droit qu’il avait de suivre, en vue de sauvegarder ses intérêts, les opérations exécutées à ses risques et périls par le nouvel entrepreneur ; qu’ainsi, celui-ci ne saurait être tenu de supporter les conséquences onéreuses qui en seraient résultées ». Par ailleurs, si cette notification n’est pas réalisée, le titulaire défaillant n’aura pas à en supporter les surcoûts [8].

S’agissant des dépenses supplémentaires résultant du marché de substitution, « le titulaire n’est tenu que de supporter les dépenses supplémentaires à la charge du maître d’ouvrage qui résultent de la passation du marché de substitution », et non des dépenses conduisant à la réalisation de l’ouvrage dans des conditions non conformes à l’ouvrage initial [9] ou des suppléments de dépenses découlant de la passation d’un marché de substitution comportant des prestations étrangères au marché résilié :

« Considérant qu’il résulte de ces stipulations que l’entrepreneur défaillant est tenu envers l’administration cocontractante de couvrir la différence résultant, au détriment de cette dernière, des conditions financières du marché de substitution et de celles du marché initial y compris, s’il y a lieu, l’actualisation des prix, dès lors que la passation et l’exécution du nouveau marché ne font pas apparaître des retards ou des anomalies imputables à une faute lourde de l’administration, notamment dans le cas où le montant du marché présenterait un caractère anormal  ; qu’également, le titulaire du marché résilié à ses frais et risques ne saurait être tenu de supporter les suppléments de dépenses découlant de la passation d’un marché de substitution comportant des prestations étrangères au marché résilié  ; » [10].

Conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat :

« Le droit de suivi du titulaire initial du marché s’exerce sur l’ensemble des prestations du marché de substitution, sans qu’il y ait lieu de distinguer celles de ces prestations qui auraient pu faire l’objet de contrats conclus sans mise en régie préalable » [11].

De plus, la personne publique qui recourt à un marché de substitution, sans avoir préalablement permis au titulaire défaillant de faire valoir ses observations, ne pourra pas mettre à la charge de ce dernier les conséquences financières du marché de substitution :

« Faute de l’avoir informée préalablement de son intention de recourir aux services du précédent titulaire du marché, la régie ne pouvait régulièrement mettre à la charge de la société les surcoûts en résultant » [12].

Par ailleurs, le titulaire défaillant dispose d’un intérêt à agir en la qualité de tiers au marché de substitution pour contester la validité de ce nouveau contrat [13].
Le Conseil d’Etat fait ici une application littérale de la jurisprudence « Tarn-et-Garonne » et précise que, pour que son action soit recevable, le tiers dont le marché a été résilié doit démontrer qu’il est susceptible d’avoir été lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du marché public de substitution ou ses clauses [14].

III./Des droits qui ne sauraient exister sans l’accomplissement de devoirs.

« Si l’administration doit dans tous les cas notifier le marché de substitution au titulaire du marché résilié, elle n’est tenue de lui communiquer les pièces justifiant de la réalité des prestations effectuées en exécution du nouveau contrat qu’à la condition d’être saisie d’une demande en ce sens » [15].

La Cour Administrative d’Appel avait estimé que le titulaire défaillant n’avait pas été mis à même de suivre l’exécution du marché de substitution en raison de l’absence de communication des pièces justificatives de la part de l’acheteur public. Le Conseil d’Etat a, au contraire, jugé que pour maintenir son intérêt, le titulaire défaillant devra, de sa propre initiative et pour preuve de bonne foi, demander les pièces justificatives relatives justifiant la réalité des prestations ou des montants alloués. Sans cela, il subira la facture finale, incluant d’éventuels surcoûts, sans pouvoir la contester puisque l’administration n’a pas l’obligation de communiquer spontanément ces pièces au co-contractant évincé.

Le Conseil d’Etat suit les recommandations du rapporteur public qui énonçait :

« qu’il serait préférable de juger que l’acheteur doit seulement communiquer spontanément à son co-contractant défaillant le marché de substitution, et que c’est ensuite à ce dernier, en retour, qu’il revient de solliciter des éléments supplémentaires s’il estime ne pas disposer d’une information suffisamment précise pour veiller à la sauvegarde de ses intérêts ».

Le titulaire défaillant n’avait :

« pas saisi l’acheteur d’une demande tendant à la production de pièces démontrant la réalité des prestations effectuées par le titulaire du marché de substitution ».

Le Conseil d’Etat en a déduit que c’est à tort que le titulaire défaillant a soutenu qu’il n’était pas à même de suivre l’exécution du marché de substitution, l’acheteur public, ne lui ayant pas fourni les pièces justificatives des prestations.

Ainsi, « la société Iveco France ne saurait utilement soutenir […] que ce marché aurait été attribué en méconnaissance du principe d’égalité de traitement entre les candidats à un contrat de la commande publique ».

Finalement, non seulement le titulaire initial doit supporter les frais du marché de substitution mais il doit, en outre, l’étudier avec un grand soin pour potentiellement contester les prestations réalisées ou les surcoûts avant qu’il ne soit trop tard.

Laurent Frölich, Avocat, Barreau de Paris et Marie Rogeau, Etudiante en M2, Cabinet Laurent Frölich www.clfavocats.fr

[1Conseil d’Etat, 18 décembre 2020, Société Treuils et Grues Labor, n°433386.

[2Conseil d’Etat, 18 décembre 2020, Société Treuils et Grues Labor, n°433386.

[3Conseil d’Etat, 9 novembre 2016, Société Fosmax, n°388806.

[4CAA Nancy, 22 mars 2022, Société Soprema Entreprises, n°19NC01635.

[5CAA Bordeaux, 13 octobre 2009, Syndicat médocain intercommunal pour la collecte et le traitement des ordures ménagères en Médoc, n°08BX1805.

[6Conseil d’Etat, 9 juin 2017 ; Société Entreprise Morillon Corvol Courbot, n°399382.

[7Conseil d’Etat, 7 mars 2005, Société d’études et entreprise d’équipements, n°241666.

[8CAA Lyon, 30 janvier 2014, n°13LY00760.

[9Cour administrative d’appel de Marseille, 30 octobre 2012, n° 12MA02116).

[10Cour Administrative d’Appel de Marseille, 6ème chambre - formation à 3, 7 novembre 2011, 09MA03294.

[11Conseil d’Etat, 27 avril 2021, Société Constructions Bâtiments Immobiliers, n°437148.

[12CAA Marseille, 20 mars 2023, Société Lombricorse, n°21MA3334.

[13CAA Nancy, 4e ch., 23 juillet 2019, n°18NC1517.

[14Conseil d’Etat, 4 avril 2014, n°358994.

[15Conseil d’Etat 5 avril 2023, Ministre des armées c/ Sté Iveco France, n°463554.