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Temps, pouvoir et Droit en Argentine. Par Julieta Melendi, Avocate.
Parution : vendredi 9 juin 2023
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L’Argentine a été condamnée à quatre reprises par la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour avoir tardé à rendre une décision judiciaire dans un délai raisonnable et pour le déni de justice qui en a résulté. Cet essai analyse l’arrêt "Victorio Spoltore c. Argentine" du point de vue de la Théorie Égologique du Droit. Il s’agit de la dernière affaire dans laquelle l’Argentine est condamnée pour le retard excessif lors de la délivrance d’une sentence par l’organisation internationale susmentionnée.

Dans cet essai, nous analysons l’arrêt « Victorio Spoltore c. Argentine » de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme, du point de vue de la Théorie Egologique du Droit. Le choix est dû au fait que cette peine constitue le dernier cas dans lequel l’Argentine est condamnée pour le retard et le déni de justice qui en résulte par l’organisation internationale susmentionnée [1].

D’autre part, il est nécessaire de spécifier la théorie égologique comme un ensemble d’idées qui tente de répondre à diverses questions, notamment : Qu’est-ce que le droit ? Quel est l’intérêt de cette étude ? Quelle est l’interprétation du droit ? La justice est-elle une question de droit ou est-ce simplement une question de politique ? Quelles sont les règles ?

Cette théorie a été esquissée pour la première fois en 1944 par le juriste argentin Carlos Cossio. Pour lui, le droit serait composé de quatre dimensions, à savoir : l’ontologie juridique, la logique juridique formelle, la logique juridique transcendantale et l’axiologie juridique, à partir desquelles nous analyserons la sentence de la Cour interaméricaine.

Concernant les faits de l’affaire, Victorio Spoltore a travaillé pendant plus de vingt ans dans une entreprise privée. Le 14/05/1984, il a subi sa première crise cardiaque au cours de sa journée de travail, retournant au travail six mois plus tard. Le 05/11/1986, Spoltore a subi une autre crise cardiaque pour laquelle, sur la base de l’avis émis par le Conseil médical de la Caisse nationale de prévoyance de l’industrie, du commerce et des activités civiles, qui a fixé une invalidité de 70%, le salarié prend sa retraite à 50 ans, gagnant beaucoup moins que son salaire.

En juin 1988, Monsieur Spoltore engage une action en justice du travail contre l’employeur pour une indemnisation résultant d’une maladie professionnelle devant le Tribunal du Travail no. 3 de San Isidro. L’ancien salarié alléguait que sa maladie avait été causée ou motivée par les tâches qu’il accomplissait et que la détérioration de son état de santé avait entraîné un traitement hostile de la part de l’entreprise. Dès lors, il exigeait le paiement d’une indemnité d’invalidité et de préjudice moral.

Le Tribunal du Travail de San Isidro résout exactement neuf ans après le début du litige, une décision contre laquelle le demandeur a déposé des recours extraordinaires pour l’inapplicabilité de la loi et pour l’annulation, tous deux rejetés par la Cour supérieure de la province. De même, la victime a demandé l’ouverture d’un référé administratif pour analyser les actions dudit Tribunal du Travail.

Partant de la dimension de l’ontologie juridique, il convient de noter que le droit est considéré comme la culture, et parmi les objets culturels se trouvent les objets égologiques.

C’est-à-dire ceux qui se réfèrent au comportement humain. Par conséquent, le droit est considérée comme la vie humaine, la vie dans le concret. Bref, le droit est qualifié de conduite en ingérence intersubjective.

Il est intéressant de noter que l’arrêt Spoltore fait référence à l’importance que la conduite responsable des entreprises retrouve dans l’affaire analysée, une question réglementée par diverses organisations internationales telles que l’Organisation Internationale du Travail, le Haut-Commissariat aux Nations Unies pour les droits de l’homme et l’Organisation pour le développement économique dans trois instruments qui, bien que non contraignants, constituent de facto une condition nécessaire à l’accès des entreprises au marché international [2].

De même, les États doivent garantir que les entreprises respectent ces normes de conduite, ou tout au plus, fournir des canaux appropriés permettant aux individus de porter plainte contre de telles violations [3]. Tout cela est lié aux objectifs et aux buts intégrés dans l’Agenda 2030 pour le développement durable, adopté par l’Argentine en 2015.

En ce qui concerne la logique juridique formelle, il convient de noter que la Cour Interaméricaine, tenant compte du soi-disant corpus iuris international, mentionne que les différents traités internationaux protecteurs qui consacrent le droit à des conditions de travail justes et satisfaisantes qui garantissent la santé des les travailleurs sont applicables.

De plus, l’article 14 bis de la Constitution Nationale Argentine et l’article 39.1 de la Constitution de la province de Buenos Aires font leur affaire dans l’ordre interne.

Ainsi, la cour souligne dans l’Observation générale no. 18 et 23 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels où il est mentionné que le droit d’accès à la justice fait partie du droit au travail et à des conditions de travail qui garantissent la santé du salarié. En effet, lesdits droits ont un contenu qui détermine leur « opposabilité immédiate et leur caractère évolutif » [4]. En outre, il convient de noter que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantit le droit d’être jugé sans retard excessif.

Cependant, il convient de noter que la logique juridique formelle est inséparable de la logique transcendantale et avec elle, l’importance que la tâche d’interprétation judiciaire reprend dans la théorie égologique. De ce point de vue, la loi n’existe que dans la phrase ; la loi est donc en partie l’acte du juge. Ainsi, la science du droit est systématisée sur la base de la logique juridique formelle mais est interprétée sur la base de la logique juridique transcendantale. En effet, systématiser et interpréter sont deux tâches qui culminent dans le travail du juriste en tant que scientifique.

Suivant ce raisonnement, bien qu’en avril 1999 la Cour suprême de justice de la province de Buenos Aires ait rendu un arrêt dans lequel elle identifiait les deux anomalies alléguées par Spoltore en relation avec le retard dans le traitement du dossier, elle a rejeté la demande d’action corrective du tribunal, faisant allusion au fait que ledit organe avait un important arriéré de tâches, que sa secrétaire avait des problèmes de santé et que, n’ayant jamais fait l’objet d’une sanction disciplinaire, il ne le serait pas à ce moment-là.

Ces raisons n’éclairent pas la question en discussion et, en ce sens, nous sommes d’accord avec le critère établi par la Cour interaméricaine, concernant le fait qu’il n’est pas possible pour les autorités judiciaires des États d’alléguer des obstacles internes tels que le manque d’infrastructures ou de personnel pour éviter la responsabilité internationale [5].

Par la suite, la Cour Suprême de Justice de la province de Buenos Aires s’est limitée à adresser un avertissement au secrétariat de l’organe collégial unique. Il a également noté qu’une sanction disciplinaire ne serait pas un recours approprié avec un potentiel suffisant pour protéger la situation de Spoltore.

Cependant, nous croyons que la sanction susmentionnée peut empêcher d’autres retards injustifiés dans le traitement des différends, non seulement devant ledit tribunal, mais aussi dans d’autres instances juridictionnelles de la province qui la considèrent comme un précédent ayant un effet dissuasif. Par conséquent, tout cela conduirait à améliorer la qualité de vie des autres personnes qui traitent leur processus judiciaire.

Cependant, dans cet arrêt, la Cour Interaméricaine des droits de l’Homme n’a pas ouvert le débat sur la question de la durée excessive du processus d’indemnisation pour maladie professionnelle, considérant que l’État argentin reconnaissait la responsabilité internationale qui en découlait. Cependant, l’organisation internationale a souligné l’importance des cas impliquant des personnes vulnérables, comme c’est le cas de Spoltore qui avait un handicap. Ainsi, il a souligné la nécessité de résoudre plus rapidement les processus impliquant ces personnes.

En bref, la cour a déclaré que l’Argentine a violé les droits visés aux articles 8.1 et 25.1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, pour ne pas avoir résolu dans un délai raisonnable le processus judiciaire, au détriment de Victorio Spoltore. De même, il a déclaré la responsabilité internationale de l’Argentine pour avoir violé l’article 26 du Pacte de San José du Costa Rica, qui reconnaît le droit à des conditions de travail justes et satisfaisantes qui garantissent la santé du travailleur, en ce qui concerne l’accès à la justice, prévu dans articles 8.1 et 25.1.

Enfin, il convient de mentionner l’opinion concordante du juge L. Patricio Pazmiño Freire, dans laquelle il souligne que même dans des affaires comme celle-ci, où le fond de la décision judiciaire n’est pas contesté, le non-respect du délai raisonnable terme implique la violation de l’article 26 du Pacte de San José, Costa Rica.

D’autre part, il convient de noter que dans la dimension de la logique transcendantale de la théorie égologique du droit, émerge une notion de temps existentiel sur laquelle nous apportons quelques précisions. Bien que nous croyions que l’éternité est inhérente à l’être humain parce que Dieu, qui est Éternel et l’habite, l’a déposée en nous. La vie sur terre est loin de ressembler à la vie après la mort physique ; c’est dans cette existence terrestre que les autorités judiciaires doivent s’efforcer de faire valoir au plus vite les droits des personnes qui comparaissent devant leurs tribunaux.

Ainsi, ceux qui exercent la fonction juridictionnelle ont le pouvoir de garantir le respect des droits ou de les rendre inexistants en raison des retards dans l’administration de la justice. C’est précisément à ce point que nous trouvons une relation entre le temps, le pouvoir et le droit.

Le processus susmentionné a pris douze ans, un mois et seize jours dans l’ordre interne. En outre, il convient de noter que le 09/11/2000, Spoltore a déposé la requête initiale devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme, et que ce n’est que le 06/09/2020 que la Cour interaméricaine s’est prononcée. Par conséquent, le processus a pris près de vingt ans pour se dérouler au sein du système interaméricain des droits de l’homme. Dans l’arrêt, la cour s’est limitée à mentionner sa préoccupation concernant le temps qu’il a fallu au système dans lequel elle opère pour répondre.

Cette question est exacerbée compte tenu du fait que Spoltore est décédé alors que l’affaire était en cours d’examen devant ladite organisation internationale. Nous pensons que ce cas est l’exemple le plus plausible de la durée de vie existentielle terrestre que nous, les êtres sensibles, possédons. Temps qui s’est écoulé sans que le demandeur puisse obtenir une décision favorable ou non à sa demande.

De même, l’avis consultatif no. 16, effectuée par la Cour Interaméricaine [6]. Il y questionne le positivisme juridique, mentionnant que pour ce dernier, le temps n’est rien d’autre qu’un simple élément extérieur dont le contenu se limite au terme et aux conséquences juridiques qu’il entraîne.

En effet, l’organisme a établi sa position en affirmant que l’évolution de la jurisprudence dans le domaine des droits de l’homme aurait été irréalisable si elle était restée dans cette vision pour laquelle l’analyse du temps existentiel des personnes était indifférente. Cela n’implique pas que la cour s’inscrive dans une position égologique de droit, mais jette les bases quant à l’importance du temps de vie des êtres humains au moment de rendre une décision.

Enfin, en ce qui concerne la dimension de l’axiologie juridique, il convient de noter que toute valeur de conduite bilatérale y devient pertinente. Ainsi, on peut observer que dans le cas sous examen, en violant l’accès à la justice, la valeur maximale de justice a été affectée, considérée comme une valeur de totalité, déterminante des valeurs restantes [7]. De plus, ne pas prendre en compte le handicap de Spoltore dans le processus a également affecté négativement la solidarité, mais aussi la coopération.

Références bibliographiques.

Cossio, Carlos, La teoría Egológica del Derecho y el Concepto Jurídico de Libertad La théorie égologique du droit et le concept juridique de liberté, 2e édition, Buenos Aires, Abeledo-Perrot, 1964.

Julieta Melendi, Avocate, Cabinet d’Avocat Melendi (Bahía Blanca, Argentine). Doctorante en Droit (Université Nationale de Rosario, Argentine). Avocate et chercheuse (Université Nationale du Sud, Argentine). Diplôme en droit du travail individuel. Diplôme en droit collectif du travail et de la sécurité sociale (Université Nationale de Tres de Febrero, Argentine).

[1Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 06/09/2020, « Victorio Spoltore vs. Argentine », disponible sur : [https://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_404_esp.pdf

[2Ces instruments sont les suivants : « Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme », les « Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales » et la « Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT ».

[3Ces canaux de réclamation peuvent être des alternatives aux canaux judiciaires, par exemple, dans les "Lignes directrices de l’OCDE pour les entreprises multinationales", le point de contact national est incorporé, qui en Argentine est situé au ministère des Affaires étrangères, du Commerce international et du Culte.

[4Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 06/09/2020, « Victorio Spoltore vs. Argentine », considérant no. 97.

[5Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 27/04/2012, « Fornerón et sa fille c. Argentine », disponible sur : https://corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_242_esp.pdf

[6Cour Interaméricaine des droits de l’homme, « Le droit à l’information sur l’assistance consulaire dans le cadre des garanties d’une procédure régulière », avis consultatif OC-16/99 du 1er octobre 1999, série A, n° 16, disponible sur : https://www.corteidh.or.cr/docs/opiniones/seriea_16_esp.pdf

[7Cossio, Carlos, La teoría Egológica del Derecho y el Concepto Jurídico de Libertad. La théorie égologique du droit et le concept juridique de liberté.