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Télétravail et accident du travail : une frontière entre le domicile et le lieu de travail à définir. Par Marie Farce-Bliem, Juriste.
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Parution : vendredi 5 avril 2024
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La pandémie de covid-19 en 2020 a provoqué des bouleversements sans précédent dans nos sociétés, obligeant à une réévaluation des modes de vie et en particulier de notre façon de travailler.
Initialement envisagé comme une mesure d’urgence pour garantir la continuité des activités des entreprises et maintenir un semblant de dynamisme au milieu du chaos ambiant, le télétravail s’est aujourd’hui imposé comme une méthode de travail flexible pour les entreprises et un argument sérieux dans les négociations employeurs/salariés.
Cependant, toute innovation apporte son lot d’incertitudes et de risques. Le télétravail n’a pas fait exception, suscitant de nombreuses questions alimentant un contentieux entre les salariés et les employeurs (déjà pourtant bien fourni). Dernièrement, la jurisprudence a eu à répondre de la qualification des accidents survenus pendant le télétravail.
Certains ont soutenu que cette question, en apparence nouvelle, devrait être traitée conformément aux règles classiques du droit du travail, sans établir de régime distinct pour le télétravail, le considérant simplement comme une modalité d’organisation du travail pour les salariés. Cette position a été renforcée par le nouvel article L1222-9 du Code du travail, lequel prévoit une présomption du caractère professionnel de l’accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail et pendant l’exercice de l’activité professionnelle.
Cependant, la jurisprudence a précisé les limites de cette présomption en la reléguant au rang de présomption simple, ce qui signifie que les moyens de la renverser sont nombreux. Par exemple, dans un récent arrêt de la Cour d’appel d’Amiens [1] cette dernière a infirmé une décision du Tribunal judiciaire de Beauvais qui avait bien retenu la qualification en accident de travail. La cour d’appel a souligné que la particularité du télétravail empêchait l’application du régime extensif accordé au travail « classique » et que par conséquent, la qualification d’accident du travail devait être évaluée de manière plus restrictive.
Ainsi, les juges ont précisé que l’accident du travail ne pouvait être reconnu que pendant les périodes de travail effectives, qui devaient être prouvées matériellement par le salarié excluant ainsi les périodes de « déconnexion ». Cela peut être surprenant dès lors qu’on sait très bien que ces périodes-là sont prises sur le lieu même du télétravail. En réalité, si l’on suit la position des juges, il s’agit pour le salarié de prouver qu’il se trouvait en travail effectif autrement que par des paroles.
Dans une autre affaire [2], les juges ont statué qu’un accident survenu alors que le salarié avait quitté volontairement son domicile pour se rendre à l’extérieur ne pouvait être qualifié d’accident du travail. Ils ont justifié leur décision en expliquant que seule la résidence déclarée par le salarié à son employeur pour l’autorisation de télétravail était couverte par la législation professionnelle, contrairement au travail « classique » qui inclut le trajet domicile-travail.
Pour comprendre cette décision, il faut bien garder à l’esprit que lorsque le salarié se trouve à son domicile, il n’est pas dans les locaux de l’employeur. Ainsi, la frontière entre sa vie personnelle et professionnelle, notamment le moment où le lien de subordination prend fin, devient particulièrement ténue. Pour clarifier cette frontière, les juges se limitent donc jusqu’à présent à considérer uniquement l’espace intérieur du domicile excluant ainsi toute partie extérieure.
Quant à l’avenir, le sujet du télétravail reste en évolution. En l’absence d’une décision de la Cour de cassation qui pourrait clarifier les débats, il devrait demeurer dans un état d’incertitude. La conjoncture actuelle pourrait également inciter les juges à être plus prudents et à alléger la charge pour les employeurs et l’État, qui en subissent les conséquences.
Autre question en suspens, quid des cadres soumis au forfait jours ? Cette question reste floue en l’absence de précisions des tribunaux, ce qui pourrait entraîner des litiges futurs, notamment concernant les accidents survenus en dehors des horaires traditionnels.
Marie Farce-Bliem, Juriste AZ Globale Formation[1] Cour d’appel Amiens, 15 juin 2023, n°22-00474.
[2] Cour d’appel de La Réunion, 4 mai 2023, n°22-00884.
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