Village de la Justice www.village-justice.com |
L’admission de la preuve obtenue de manière déloyale. Par Eric Alligné, Avocat.
|
Parution : mercredi 24 avril 2024
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/admission-preuve-obtenue-maniere-deloyale,49587.html Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. |
L’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge du fond pouvant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte ou pas au caractère équitable de la procédure.
En droit civil la charge de la preuve incombe toujours au demandeur. Trois éléments composent la responsabilité civile, à savoir un dommage, une faute et un lien de causalité entre la faute et le dommage. La tâche probatoire de cette responsabilité civile est ainsi énoncée à l’article 1353 du Code civil.
La notion de causalité n’étant pas définie par le Code Civil, le droit utilisera pour ce lien de causalité des notions telles que le fait générateur, l’équivalence des conditions ou encore les présomptions du fait de l’homme lorsque le Juge, pour former sa conviction, tient son raisonnement par induction ou déduction.
Ainsi sera qualifié de cause tout événement sans lequel le dommage ne se serait pas produit.
Tous les événements ayant possiblement concouru à la réalisation du dommage sont donc placés par le droit sur un pied d’égalité. Ils sont tous des causes juridiques.
Il en est de même pour la présomption légale qui tire d’un fait établi un autre fait dont la preuve ne peut pas être rapportée.
La présomption que la loi attache à des faits en les tenant pour certains dispense celui au profit duquel elle existe d’en rapporter la preuve.
En effet ce n’est pas aller au-delà de la lettre et de l’esprit de la loi que de former sa conviction pour une décision sur des faits précis et concordants, si ceux-ci paraissent indubitablement de nature à établir la preuve nécessaire de l’implication de l’intimé.
La Cour de cassation rappelle à ce sujet que si des indices factuels rendent vraisemblable et logique le lien entre le fait générateur et le préjudice, le lien de causalité est ainsi légalement établi.
En présence de présomptions précises et concordantes, l’imputabilité du dommage au fait générateur sera donc prouvée (Cass., 1ère Ch. civile, no 02-16.648, 24 janvier 2006, publié au bulletin).
La Cour de cassation estime dans une jurisprudence constante que même si la preuve est impossible, les juges du fond peuvent se contenter, pour établir l’existence d’un lien juridique de causalité, de présomptions et indices factuels précis et concordants (Cass., 1ère Ch. civile, no 06-10.967, 22 mai 2008, publié au bulletin).
Pour la Cour de cassation :
“(...) si l’action en responsabilité ... exige la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité entre le défaut et le dommage, une telle preuve peut résulter de présomptions, pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes (...) ".
Rappelons enfin que l’article 1382 du Code civil énonce que :
“les présomptions qui ne sont pas établies par la loi, sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen”.
Rappelons à titre liminaire que la Cour de cassation pose le principe qu’aucune disposition légale ne permet au juge d’écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu’ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale (Cass. Crim. du 6 avril 1993 ; Cass. Crim. du 6 avril 1994 ; ou Cass. Crim. du 31 janvier 2012, pourvoi n° 11-85464 détaillé ci-après, ou Cass. Crim. du 11 Juin 2002).
Mais si la Chambre criminelle et la Chambre sociale de la Cour de cassation reconnaissent régulièrement depuis quelques années la recevabilité d’une preuve obtenue de manière déloyale, ces deux Chambres ont néanmoins posé des critères précis quant à la recevabilité de cette preuve.
La Cour de cassation par un arrêt du 25 novembre 2020 (Cass., Chambre sociale, 25 novembre 2020, 17-19.523, publié au bulletin) a reconnu la recevabilité d’un enregistrement effectué durant une conversation à l’insu de l’interlocuteur. Avec cet arrêt, la jurisprudence a intégré dans le contrôle de loyauté de la preuve le critère de proportionnalité.
Cet arrêt énonce en effet que :
“L’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble”.
Toujours pour la Cour de cassation dans un arrêt du 30 septembre 2020 (Ch. Soc, 19-12.058, publié au bulletin) :
“Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi”.
Quant à la Cour d’appel de Paris (Pôle 6 - Chambre 10, arrêt du 18 janvier 2023, No RG 21/04506), elle rappelle que :
“L’illicéité d’un moyen de preuve, au regard du principe de loyauté du salarié et de respect de la vie privée des autres salariés, n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier l’utilisation de cette preuve en mettant en balance le principe de loyauté et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments obtenus en méconnaissance du principe de loyauté à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi”.
Ces décisions s’inspirent d’une évolution notable de la jurisprudence qui indique que la Haute juridiction limite la protection à la vie privée devant des circonstances particulières, indispensables à l’exercice du droit de la preuve et proportionnées au but poursuivi et surtout si aucun élément de la vie privée de la personne visée par cette preuve déloyale n’est produit au débat judiciaire.
La Cour de Cassation et les Cour d’appel ont donc admis à de nombreuses reprises la recevabilité de ce type de pièce compte tenu des faits de l’espèce (Cass., Civ. 1ère, 13 avril 2022 n° 20-22.596 ; Cass., Civ. 1ère, 31 mars 2021, n° 19-19-186 ; Cour d’appel de REIMS, civ. 1ère, 1er juin 2021, no 20/00382) (Pièce no 27).
Citons la Cour de cassation qui énonce :
“qu’en rejetant pour le tout cet élément de preuve motif pris que la conversation téléphonique avait été enregistrée à l’insu de Mme O... et seulement Mme O..., la Cour d’appel a statué par un motif impropre à l’écarter des débats .... privant ainsi son arrêt de base légale au regard des articles 9 du Code civil et 6.1 de la Convention européenne des droits de l’Homme” (Cass., Civ. 1ère, 31 mars 2021 n° 19-19-186).
Citons également que la Cour de cassation rappelle que si des enregistrements vocaux obtenus illicitement présentent :
“tous éléments utiles de nature à contribuer à emporter la conviction de la Cour sans qu’il soit porté une atteinte injustifiée aux droits des parties ... la cour d’appel .... a privé sa décision de base légale au regard des 6.1 de la Convention européenne des droits de l’Homme et 9 du code de procédure civile” (Cass., Civ. 1ère, 31 mars 2021, n° 19-19-186, précitée).
Pour la Cour de cassation : “le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi” (Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 8 mars 2023, 21-12.492).
En résumé, le juge du fond devra apprécier l’utilisation de la preuve déloyale en mettant en balance le principe de loyauté et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments obtenus en méconnaissance du principe de loyauté à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Mais force est de constater que la plupart de ces décisions et jurisprudences concernent généralement des décisions prud’homales ou pénales mais beaucoup plus rarement des dossiers de responsabilité civile se rapportant dans le cadre d’une application des articles 1240 et 1241 du Code civil concernant un dommage causé à autrui par fait, négligence ou encore imprudence.
Néanmoins élargissant ainsi le débat, par un arrêt de la Première chambre civile de la Cour d’appel d’Amiens du 18 avril 2024 (No RG 22/05340) a admis une preuve obtenue de manière déloyale dans un dossier de responsabilité civile selon les critères énoncés par la Cour de cassation dans ses jurisprudences précitées sociales et pénales.
La Première chambre civile de la Cour d’appel d’Amiens rappelle en premier lieu sur le fondement de l’article 9 code de procédure civile, qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.
La même Cour d’appel rappelle que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même est inapplicable à la preuve des faits juridiques, étant rappelé que la valeur probante des preuves produites au débat judiciaire relève de l’appréciation du juge.
Si, pour la Cour d’Amiens, l’article 9 du code civil énonce que chacun a droit au respect de sa vie privée, lorsque le droit à la preuve tel que garanti par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales entre en conflit avec le droit au respect de la vie privée, il appartient au juge du fond de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence. Il en résulte que, dans un procès civil également, lorsque la valeur probatoire de la pièce présentée obtenue de manière illicite ou déloyale est questionnée, le juge du fond garde sa liberté d’appréciation lorsque cette production est indispensable à la démonstration des faits allégués et que l’atteinte à la vie privée est strictement proportionnée au but poursuivi.
C’est pourquoi dans le cadre d’une action en responsabilité civile comme dans le cadre d’une action prud’homale ou pénale, la collecte par une des parties d’une preuve relevant d’un procédé déloyal ou illicite et portant atteinte au respect dû à la vie privée pourra être admise au débat judiciaire si ladite preuve déloyale ou illicite apparaît indispensable et proportionnée à la solution du litige et de ce fait à l’examen des faits invoqués par les parties devant le juge.
Reprenant la jurisprudence maintenant bien établie de la Cour de cassation pour les dossiers prud’homaux et pénaux, la Cour d’appel d’Amiens rappelle donc, par cette décision du 18 avril 2024 obtenue par notre Cabinet, que l’admission d’une preuve obtenue de manière déloyale ou illicite est aussi possible en matière de responsabilité civile si la preuve présentée s’avère indispensable à l’exercice du droit revendiqué objet du litige et que l’atteinte au principe de la loyauté de la preuve reste strictement proportionnée au but poursuivi.
Eric Alligné, Avocat au Barreau de ParisCet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion, plus d'infos dans nos mentions légales ( https://www.village-justice.com/articles/Mentions-legales,16300.html#droits ).